19 avril 1992
En nous excusant pour le retard que nous avons pris, nous répondons ici à votre lettre en date du 19.02.92.
Avant tout, nous nous devons et nous vous devons de rectifier ici la malheureuse initiative de l'envoi de notre première lettre qui comporte d'importantes erreurs et contre-sens. L'envoi de cette lettre, dont nous acceptons d'endosser l'entière responsabilité (et c'est aussi le pourquoi de cette mise au point), est du à l'initiative précipitée d'un de nos camarades, et ceci en contradiction avec une déjà vieille décision du groupe qui veut que les contacts avec les autres groupes ou correspondants soient pris en charge par une structure centrale du groupe, ou sous son contrôle, et ceci pour des raisons évidentes de besoins de centralisation et d'homogénéisation.
Nous voulons donc ici critiquer les insuffisances et erreurs de notre propre première lettre, et nous utiliserons cette occasion pour approfondir notre critique de vos affirmations, sur base de votre lettre et de vos bulletins.
1. Contrairement à ce que la formulation "nous avons apprécié ce travail de recherche (du Bulletin n°3) et d'analyse surtout celui sur les insurrections en Iraq" peut laisser entendre, notre intérêt (en général et vis à vis de vos contributions) ne se limite évidemment pas aux luttes qui se déroulent en Iraq. Nous apprécions à sa juste valeur votre travail de recherche et d'analyse sur les insurrections en Iraq, mais nous sommes par dessus tout intéressé et nous apprécions tout travail de recherche et d'analyse (radical) sur tous les mouvements prolétariens où qu'ils aient lieu. Comme nous avons fait des contributions (recherche, analyse, leçons, diffusion et tentative de contacts) sur les mouvements récents en Birmanie, Algérie, Chine, Roumanie, ... ainsi que sur les importants mouvements du passé (Makhno, Russie, Kronstadt, Hongrie, Espagne, Patagonie, ...), nous sommes solidaires (ce qui pour nous inclut obligatoirement la critique comme moment de renforcement) de tous les apports autres qui mettent en lumière également les aspects communistes de ces mêmes et/ou d'autres luttes. C'est donc sur base de l'internationalisme communiste que nous avons apprécié vos textes d'analyse sur la Somalie, l'Afrique du Sud et sur l'Irak.
En Afrique du Sud, il nous semble que le rôle qu'y joue l'Inkatha (ce qui est entièrement lié à la situation dans le Natal où ce mouvement possède "son" homeland) découle de l'incapacité (ou la capacité insuffisante) de l'ANC à encadrer et à défaire les importantes luttes prolétariennes qui s'y déroulent. La continuation et l'intensification des luttes après la libération de Mandela et après la légalisation de l'ANC indique que la terreur, assumé ouvertement par l'Inkatha, et plus sournoisement par l'ANC (pour les besoin de la cause de sa crédibilisation), est ici encore une fois le volet indispensable du règne de l'après-apartheid, patroné par l'ensemble des nations. La violence "noire" dans les townships, qualifiée par la presse aux ordres de violence chaotique et ethnique, semble avoir - sur le plan plus immédiat - deux origines: la lutte contre l'Etat et toutes ses concrétisations, particulièrement les représentants noirs de cet Etat au sein des townships (notables, flics, collabos de tout espèce), et d'autre part les massacres "aveugles" qu'y perpétuent les bandes aux ordres de l'Inkatha, comme expression particulière de la terreur étatique. Ce dernier élément nous semble être si prépondérant qu'il a comme effet premier d'entraver sérieusement les capacités de lutte des prolétaires, surtout en recrédibilisant ainsi l'appareil de l'ANC qui apparaît dans cette situation de violence "aveugle" comme élément modérateur, responsable. Dans cette situation, le proletariat se trouve désarmé, non seulement sur le plan physique, mais avant tout politiquement (dans le sens où il n'identifie plus clairement son ennemi comme étant l'Etat et toutes ses composantes, mais en est presque réduit à se soumettre à un front uni). L'Inkatha est nécessaire à Mandela et à De Klerk pour imposer la paix sociale et les réformes.
2. Nous affirmions (dans notre lettre): "vous vous référez à la presse bourgeoise (que vous semblez pourtant haïr) comme si ces sources ("objectives") étaient un gage de véracité."
a. il n'a jamais été dans notre intention de contre-argumenter sur les chiffres (d'ailleurs, dans notre article sur la Roumanie, nous citons le chiffre de 10 000 ou 20 000 prolétaires morts dans les luttes - du 15 décembre jusqu'à la fin de l'année - ce qui à l'évidence se réfère à des estimations tout à fait subjectives). Personne de notre camp ne peut assumer une telle comptabilité macabre (y aurait-il seulement un quelconque intérêt?) tellement est devenu ordinaire aujourd'hui le niveau généralisé de mort que propage quotidiennement le capital comme gage de sa survie!
b. nous avons bien compris votre souci d'analyser les chiffres donnés par les média (à la façon dont le médecin se sert du thermomètre) et par ailleurs nous sommes bien contraints nous-mêmes d'utiliser la presse bourgeoise pour déchiffrer le sens caché des informations que les média transmettent. Nous avons bien noté que vous avez, par rapport à l'Iraq, mis en lumière cet aspect pour dénoncer le niveau incroyable d'occultation qui y est à l'oeuvre et qui est révélateur de l'importance des luttes qui se sont déroulées du nord au sud de ce pays.
c. là où nous avons un désaccord fondamental avec vous, c'est quand vous affirmez explicitement et cela pas uniquement en ce qui concerne le nombre des morts, mais aussi par exemple pour ce qui est des raisons mêmes des émeutes - que vous préférez de loin les informations transmises par les média aux témoignages directs des participants, car ces premières étant facilement décodables alors que les récits de camarades sur place sont trop facilement acceptés de façon a-critique. Ici vous êtes victimes de votre propre subjectivité qui vous amène à proclamer en quelques pages que les émeutes constituent le moment par exellence, privilégié, voire le seul moment où les "pauvres modernes" expriment leur refus de la soumission à l'ordre marchand, d'une part, et d'autre part que les média ("occidentaux") émergent comme force autonome, indépendante (de qui?), n'obéissant donc plus qu'à ses propres lois, suite à l'effondrement de l'idéologie marxiste. Dans la mesure où nous critiquerons plus loin ces deux axiomes rénovateurs, nous ne le ferons pas ici, nous contentant seulement de souligner pour l'instant que votre démarche de comptabiliser statistiquement les émeutes, avec nombre de morts et durée (nombre de jours), sur base des informations paru dans la presse, comme des données fondamentales pour la compréhension de l'époque actuelle et afin d'agir sur elle ("créer les conditions qui permettront le débat sur la fin de l'humanité"), constitue et est révélateur d'une rupture - sur le fond - avec le mouvement communiste dans l'histoire.
Il est clair pour nous que plutôt que de comptabiliser les morts et de se servir de ces chiffres "comme un indicateur préalable à l'analyse, qui permet de tirer les premières conclusions"), il est bien plus indispensable d'évaluer l'importance des ruptures de classe vis-à-vis du nationalisme, par exemple, les capacités du mouvement de désertion à s'organiser et devenir une affirmation claire du défaitisme révolutionnaire, ... le niveau d'organisation du mouvement en dehors et contre toutes les structures de l'Etat, comme nous l'écrivions - correctement - dans notre première lettre, et nous rajoutons ici que, afin de pouvoir faire cela, il est indispensable d'affirmer programmatiquement qu'à l'échelle du monde entier, le proletariat lutte pour les mêmes intérêts, se retrouve partout confronté aux mêmes obstacles et aux mêmes ennemis, et que cette communauté mondiale d'intérêts, de moyens et de but dans la lutte conditionne pratiquement les activités que les communistes peuvent et doivent y assumer sous peine de se nier comme vecteur du communisme et de devenir les agents de la conservation du vieux monde. L'assumation d'une pratique communiste, c'est-à-dire de défense partout des intérêts historiques du proletariat (abolition du travail salarié, dictature du proletariat, destruction de l'Etat, internationalisme, ...) s'effectue aussi à travers les leçons que les communistes tirent de toutes les luttes qui se sont déroulées dans l'histoire et qui s'y déroulent, partout dans le monde. Dans nos prises de position sur ces luttes, nous mettons à chaque fois en avant les leçons valables historiquement, pour le proletariat mondial (en opposition directe avec des prétendus tâches "spécifiques" dans tel ou tel aire) et ainsi notre intervention est déjà directement centralisatrice, dirigiste! Nos analyses, nos discussions, nos publications, ... tout ceci est donc inséparable de notre implication pleine et entière au sein des luttes (ce que nous ne comprenons pas évidemment à la manière démocratique, statiquement "les ouvriers en lutte" d'une part et "notre intervention" d'autre part, mais bien dans sa dynamique dialectiquement, comme moments d'affrontement entre forces antagoniques qui s'expriment au sein même des luttes, affrontements entre forces antagoniques qui s'expriment évidemment aussi au sein des émeutes, réalité que vous évacuez dans votre précipitation à déclarer l'émeute moderne comme nouveauté dans l'histoire) et ceci conditionne par conséquent l'importance vitale, incontournable du contact et de la centralisation directe avec les prolétaires en lutte, l'approfondissement de la communauté de lutte qui nous unit de fait aux camarades sur place qui se situent sur le même terrain d'affrontement à l'Etat capitaliste mondial.
Nous aimerions connaître votre approche pratique par rapport à ce que nous venons de développer ici, tant il est vrai que votre affirmation sur "la fin de l'humanité", "oeuvrer à la création des conditions qui permettent le débat sur la fin de l'humanité", nous reste vague et inaccessible! Quand vous écrivez "quant au débat, il nous semble devoir appartenir à ces révolutionnaires qui vont faire cette révolution, les "pauvres", et parmi ces "pauvres" ceux qui n'ont rien à perdre, rien à conserver", cela ne nous permet pas et ne vous permet pas d'avancer d'un seul pouce, cela ne nous permet pas de comprendre comment se situer par rapport à cette révolution, quelles activités assumer aujourd'hui, comment, avec qui, ...?
3. Nous écrivions: "Quand vous dites que "Les causes directes de la révolte sont inconnues" ... "C'est visiblement la liberté qui est le premier objet de la révolte. Sy ajoute ... l'honneur..." (p. 24). Là, nous ne sommes pas d'accord."
En relisant attentivement ce que vous écrivez p. 24 et suivantes, nous ne voyons pas les raisons immédiates à l'affirmation catégorique d'un tel désaccord.
Par contre, dans votre réponse vous écrivez: "Le principal point de notre désaccord avec votre position concerne les causes de la révolte, parce qu'elles contiennent nos conceptions respectives les plus générales." C'est donc à partir de ce paragraphe que nous argumenterons.
Nous voulons d'abord souligner que nous sommes choqués que vous parlez d'émeute et/ou de révolte, mais apparemment sans jamais parler de lutte et d'organisation. Pour notre part, nous affirmons qu'il n'y a pas d'émeute sans certains niveaux d'organisation (sauf dans la tête des idéologues qui dans un réflexe compréhensible d'auto-justification tentent d'imposer leur vision d'une masse spontanée, homogène, sans volonté ni but propre) - voire, en ce qui concerne les "émeutes en Iraq", les informations que nous avons rapportés dans "Communisme" n° 34 p. 5 et suivantes - et que par ailleurs, l'émeute ne constitue qu'un moment, un aspect de la lutte qui pour nous englobe tous les aspects (organisationnel, militaire, propagande, militance, réappropriation, ...) de l'affrontement historique qui oppose le proletariat à l'Etat capitaliste mondial.
Ne mettre en avant que l'émeute signifie en réalité vouloir cantonner toutes les expressions de la lutte, toutes les expressions de l'antagonisme entre communisme et capitalisme, à ce seul domaine d'un surgissement violent et massif, souvent relativement instantané, presque toujours marqué par son caractère trop peu organisé, trop peu centralisé (ce qui se révèle par exemple par le choix des cibles souvent peu efficaces vis-à-vis des capacités répressives de l'Etat, d'où souvent un nombre de morts dans notre camp sans commune mesure avec les pertes que nous arrivons à infliger à notre ennemi, comme si nous étions condamnés à rester toujours impuissant face à la force centralisée de la contre-révolution), avec trop peu de continuité. Ayant déclaré que l'émeute constitue le nec plus ultra de la radicalité subversive contemporaine, vous vous prosternez devant celle-ci de façon a-critique, sans examiner à l'intérieur de l'émeute qui et quoi agit pour approfondir encore l'antagonisme avec l'Etat, et surtout, pour assumer révolutionnairement cet approfondissement (ce qui suppose la prise en charge d'une militance communiste, centralisation, continuité, internationalisme, ...). Vous dénoncez les ennemis des émeutes qui se trouvent toujours à l'extérieur des émeutes, niant ainsi implicitement que les contradictions de classe se situent et se perpétuent à l'intérieur même des luttes. Le nationalisme n'existe pas seulement à travers des appareils structurés au sein de l'Etat, à l'extérieur des luttes, mais il existe et s'exprime, comme force matérielle, à travers les faits, actes et individus qui agissent, y compris à l'intérieur des luttes, dans le cadre de la société existante et de la reproduction de la survie quotidienne, contre lesquelles les luttes constituent des moments contradictoires de rupture.
Les sept critères discriminatoires que vous semblez retenir pour rejeter des "émeutes" en tant que véritables émeutes "modernes" (BdE II p. 14 et suivantes) nous semblent discriminatoires par rapport non pas au contenu des émeutes, mais plutôt par rapport au contenu des informations rapportées par les média au sujet de ces émeutes. Et votre approche par rapport à la "bonne émeute" et la "mauvaise émeute", sous prétexte que c'est l'émeute en soi qui constitue une "nouveauté", et avec le souci de la BdE de mettre en avant cette "nouveauté" de façon objective, nous paraît absurde et indifférentiste vis-à-vis des camarades qui se battent contre les tentatives de l'Etat pour liquider les "bonnes émeutes" en les transformant en affrontements interethniques, raciales, religieuses, ... en polarisations inter-bourgeoises.
Vous parlez de "nouveauté" au sujet des émeutes? Nous ne comprenons pas sur quoi vous vous basez pour déclarer cette nouveauté! D'où vient cette nouveauté? Nouveau en quoi? Pourquoi? Nous nous méfions et nous sommes instinctivement très rechignant vis-à-vis de toute prétention à révéler "la nouveauté du monde", car historiquement les prétendues "nouveautés" ont toujours justement servi à mieux occulter ce qu'il y avait de confirmé, d'acquis dans le mouvement communiste. Le "Marxisme" même, comme oeuvre de falsification de l'histoire de la lutte communiste, n'a pu accomplir cette besogne qu'en plaidant sans arrêt en faveur de l'existence de "nouvelles données", et pour ainsi, sournoisement, insidieusement travestir, déformer ce que le proletariat révolutionnaire avait durement acquis comme leçons de ses luttes (par exemple sur le parlementarisme, le syndicalisme, le réformisme, la terreur révolutionnaire, ...). L'histoire de la 2ème Internationale, de la 3ème Internationale, du Stalinisme, du Marxisme-Leninisme, s'est bâtie sur les cadavres des prolétaires au nom de la "nouveauté", du "cours nouveau". Plus près de nous, on ne compte plus les brochures aussi éphémères que peu fondées et qui échafaudent des nouvelles théories à partir d'un prétendu "nouveau mouvement ouvrier", opposé à un prétendu "ancien" mouvement ouvrier. D'où notre méfiance "instinctive" vis-à-vis de toute prétendue "nouveauté". Notre propos n'est sûrement pas de rejeter les nouveaux apports qui sont nécessaires, les nouvelles analyses qui permettent de mieux concrétiser encore le programme communiste, mais notre propos est certainement de rejeter principiellement les prétendus apports qui se fondent non pas sur la critique du passé, non pas sur l'expérience du passé, mais qui se fondent en faisant table rase du passé, en rejetant notre propre passé, le passé de lutte de notre classe.
Nous trouvons votre propre argumentation en faveur de cette "nouveauté" très faible et peu claire. Pouvez-vous nous apporter d'autres éléments sur ce sujet, et notamment en relation avec ce qui est prétendument "ancien", par exemple, par rapport aux mouvements révolutionnaires qui ont secoués le monde capitaliste durant la vague de lutte consécutive à la première guerre mondiale (1917-1923)?
Nous avions écrit: "Pour nous, la révolution suit un développement conjoint à celui de la contrerévolution, l'un et l'autre se conditionnant, se renforçant, s'entre-croisant. Les causes ne sont donc pas comme vous les présentez, la "liberté" ou "lhonneur" perdu des "Irakiens". Non, la cause de toute révolution c'est la misère grandissante jusqu'à devenir insupportable, ce sont les privations, les sacrifices pour une guerre étrangère à nos intérêts, etc."
Vous nous répondez: "Remarquez, s'il vous plaît, que lorsque nous parlons de liberté et d'honneur, il s'agit précisément de "misère grandissante jusqu'à devenir insupportable". Mais nous avons bien l'impression, par ce que vous ajoutez, que c'est davantage d'une misère alimentaire, vestimentaire, immobiliaire, etc. dont vous parlez."
Dans notre lettre nous ne précisons pas ces aspects particuliers de la misère, qui à l'évidence en font partie: comment parler d'honneur ou de liberté quand on est physiquement diminué par la malnutrition ou quand son enfant meurt de froid comme prix à payer pour la perpétuation d'un rapport social d'exploitation.
Vous mêmes, dans votre article sur l'occultation des insurrections en Irak, vous soulignez qu'"il faut aussi garder à l'esprit que tout le mouvement se déroule sous l'empreinte visible de la nécessité. Bassora, qui en est le berceau, après avoir été bombardée pendant huit ans par les iraniens, a été pilonnée tous les jours, du 17 janvier au 28 février 1991, par l'aviation américano-onusienne. L'eau, la nourriture et les médicaments y manquent dès avant le début de l'insurrection, l'air y est presque aussi irrespirable qu'au Koweit voisin, les troupes d'élite de Saddam Hussein, y ayant leur quartier général, y accaparent en priorité tout approvisionnement. L'ennui n'est pas la misère que critique cette révolte, mais n'est pas non plus celle qui l'habite."
Vous soulignez donc vous mêmes le fait que la misère alimentaire, vestimentaire, le dénuement physique, le manque d'air respirable ... constituent des besoins, des nécessités qui incitent à la révolte. Nous sommes bien d'accord. Nous sommes également d'accord pour souligner que la peur et la peur de la mort cessent d'être les pires des peurs dans les conditions des combats insurrectionnels. Et l'amour et le courage dans ces luttes, l'audace, la communauté, les liens de communauté retrouvés, renoués durant ces combats, la haine de ce qui détruit cette communauté, l'exaltation, l'ingéniosité ... constituent la passion qui est le véritable moteur de la révolte, du mouvement révolutionnaire. Quand vous évoquez l'urgence et le fait d'agir sous la contrainte de l'urgence, nous ne doutons pas un seul instant que parmi les insurgés, il y a une fraction qui sait tirer les leçons de telles situations d'urgence, et que ces camarades employeront leur ingéniosité, leur passion, leur expérience, pour préparer les combats à venir, afin de ne pas toujours recommencer les mêmes erreurs que l'on commet effectivement plus facilement sous l'emprise de l'urgence, en agissant de façon précipitée. Mais c'est ici justement que vous semblez introduire une séparation, une opposition (entre l'amour, le courage et les folles joies d'une part, et le fait de lutter pour satisfaire les besoins de nourriture, d'habits, d'air à respirer, ... d'autre part). Pour nous il est clair que l'existence d'une communauté de lutte signifie la prise en charge communiste, communautaire, des besoins des membres de la communauté, et ces besoins comprennent évidemment les nécessités pour assurer la survie et la reproduction physique de la communauté/espèce (et encore une fois, c'est le sens même de la lutte). C'est cette réalité qui s'affirme à travers les luttes quand les prolétaires s'insurgent contre le dénuement de plus en plus mortelle que le capital leur impose. Ces luttes expriment le mouvement historique du communisme comme lutte pour la réappropriation par le proletariat de ces conditions de vie ce qui est antagonique avec le rapport social capitaliste où ces conditions de vie sont sans cesse niées (p.e. de façon éclatante quand la boucherie généralisée (guerre) devient une nécessité vitale de survie pour le capital!). Ici aussi nous affirmons l'invariance dans l'histoire de notre classe qui hier comme aujourd'hui était poussée dans la lutte, malgré lui, par la négation violente de ses conditions de survie par le capital.
Mais une telle réappropriation ne pourra évidemment admettre que les liens communautaires entre les membres de cette communauté de lutte soient séparés des conditions de reproduction de la vie, comme c'est le cas dans les "communautés" capitalistes (nation, peuple, armée, syndicats, ...).
Ce que vous écrivez dans votre lettre au sujet de l'économie, nous semble être une confusion néfaste de votre part. Vous vous référez formellement à Marx en écrivant que "l'économie est une religion, au sens que Marx donne à ce terme". Vous savez sans doute que Marx n'a jamais critiqué ou ne s'est jamais proposé d'attaquer la religion du point de vue de la religion. Bien au contraire, pour Marx il s'agit de détruire la religion comme le produit d'une activité humaine, de la même façon qu'il critique la philosophie comme activité humaine. Ce n'est donc pas en tant que philosophe, ou en tant que laïque que l'homme pourra en finir avec la religion ou avec la philosophie, mais c'est uniquement à travers une activité humaine, une praxis révolutionnaire. "Feuerbach réduit l'essence de la religion à l'essence humaine. Mais l'essence humaine n'est point chose abstraite, inhérente à l'individu isolé. Elle est, dans sa réalité, l'ensemble des relations sociales." (Thèses sur Feuerbach - Marx). Ceci est autant vrai en ce qui concerne la critique de l'économie politique. Cette critique ne se place pas du point de vue de l'économie politique, elle se place du point de vue de la nécessaire destruction de l'économie politique, elle est non pas la biologie du capital (comme l'est l'économie politique), mais sa nécrologie. Et c'est une déviation idéaliste que de considérer que l'on puisse critiquer, détruire la religion sans s'attaquer à "l'ensemble des relations sociales"; c'est une déviation idéaliste de prétendre critiquer, détruire la philosophie sans s'attaquer là encore à la réalité matérielle qui engendre la philosophie; c'est encore une déviation idéaliste de prétendre effectuer une critique de l'économie politique qui ne soit une critique de l'économie, comme si l'économie politique pouvait être séparé "des relations sociales" qui la fondent. Prétendre le contraire reviendrait tout simplement à supposer que l'économie politique ne constitue pas - comme c'est le cas en réalité - une représentation idéologique, l'expression théorique des rapports de production, de la réalité matérielle, vivante, meurtrière qui jour après jour nous détruit, et qui ainsi (en tant qu'expression idéologique de la classe dominante) est un facteur puissant de renforcement de la domination bourgeoise, facteur de division au sein du proletariat entravant sa constitution en force. Cela reviendrait à considérer que l'économie politique n'appartiendrait pas au monde réel dans (contre) lequel nous nous battons en permanence, mais appartiendrait au monde des chimères. C'est une illusion!
Nous ne sommes pas pour une société qui soit organisée autour du besoin alimentaire, mais nous contestons fermement que la société capitaliste soit une société qui serait organisée autour de ce besoin, comme vous le laissez entendre ("L'économie est la religion de la survie, du besoin alimentaire. Il n'est pas contestable que le besoin alimentaire existe, mais il est parfaitement contestable que la société soit organisée autour de ce besoin alimentaire.") Comme nous l'avons déjà affirmé plus haut, le capital et sa survie sont synonymes de la mort du proletariat, comme un regard critique sur l'état du monde et de l'humanité permet facilement à quiconque de le constater (même les bourgeois le constatent de plus en plus, mais ils ont évidemment quelques scrupules à énoncer les choses aussi crûment!). La logique de la société capitaliste, sa loi universelle, c'est la valorisation (inséparable de la dévalorisation permanente dans la mesure où au centre du processus de production se trouve ... l'homme), et cette loi de la valeur est antagonique avec les besoins mêmes les plus élémentaires du proletariat (se reproduire, par exemple).
Non, l'économie n'est pas l'organisation de la société autour du besoin alimentaire, tout au plus cela a-t-il été le cas dans les fables que les économistes ont raconté aux prolétaires dans l'espoir d'obtenir ainsi leur adhésion aux mesures toujours plus féroces qu'ils se proposent de prendre pour augmenter partout et toujours le taux d'exploitation.
Nous ne possédons aucun élément qui nous permet de comprendre pourquoi vous pensez que nous voulons organiser le monde autour du besoin. Mais il est évident que pour l'humanité de s'affranchir du besoin alimentaire par exemple, cela suppose qu'il soit en mesure d'assumer ce besoin, d'y répondre dans l'abondance. Vos commentaires sur le sens des révoltes semblent nier cette réalité : "Si les pauvres d'Irak avaient voulu mieux manger, mieux s'habiller, mieux se loger, en un mot, mieux survivre, il était évident, même pour eux, que l'insurrection était la pire solution." "Les insurgés d'Irak semblent être la preuve vivante que pour que les pauvres du monde du besoin, de la survie, se révoltent, ils doivent commencer par mépriser le besoin, la survie."
C'est tout simplement délirant! C'est la négation grotesque de la condition naturelle de l'espèce humaine, et votre délire rejoint le discours des hommes d'Etat qui demandent plus de sacrifices à leurs citoyens. Ceci nous semble être tellement en contradiction avec le reste de vos affirmations, avec votre internationalisme, avec votre anti-démocratisme, que nous pensons mal comprendre ou mal interpréter ce que vous voulez exprimer. Est-ce le cas? Là encore, donnez-nous plus d'éléments pour nous permettre de saisir le sens de vos analyses.
4. Nous ne rejoignons pas votre analyse des média, contrairement à ce que nous écrivions dans notre première lettre. Nous écrivions: "les média, supports des différentes constellations bourgeoises mais aussi tendant à s'autonomiser et devenir un support essentiel de l'Etat mondial, toutes tendance confondues." Cette formulation est faible, voire erronée: les média ne tendent pas à devenir un support essentiel de l'Etat mondial, dans la mesure où elles l'ont toujours été! Il est évident que même en étant un support spécifique de tel ou tel constellation bourgeoise, les média sont néanmoins une fraction de l'Etat capitaliste mondial, une fraction de l'organisation en force de la société pour la défense et la préservation de ses intérêts (ce qui n'implique pas que chaque fraction devienne nécessairement ou obligatoirement l'exécutant direct des orientations politiques dominantes centralement à l'échelle mondiale). Exactement de la même façon que chaque fraction bourgeoise, tout en étant mortellement opposée aux autres fractions, constitue un rouage essentiel de l'Etat capitaliste mondial, et contient en germe la potentialité de devenir une expression, une concrétisation dominante de la politique de conservation du vieux monde (en se trouvant cooptée, au cours de l'affrontement entre révolution et contre-révolution (qui se renforcent antagoniquement et dialectiquement) par cette dernière en tant qu'expression appropriée, la plus à même à affronter la révolution).
Pensez-vous que l'Etat capitaliste puisse, ne fût-ce qu'un bref instant, donner la parole à l'expression des intérêts de son ennemi historique? Aussitôt que l'Etat se fait le porte-parole (formellement) de tel ou tel aspect partiel des intérêts du combat révolutionnaire, c'est pour en dénaturer le sens et pour mieux défaire la totalité de cette lutte. Depuis des siècles, que de mensonges et de calomnies répandus sur nos luttes, que de falsifications et de manipulations perpétrées à l'encontre de notre classe. C'est en permanence que l'Etat exprime sa haine du communisme en déversant des tonnes de boue sur tous les hauts faits de notre mouvement dans une tentative désespérée d'ensevelir ainsi à tout jamais le spectre de la société sans classe, sans Etat, sans salariat, sans argent. Les occultations ne datent donc pas d'aujourd'hui, et ne sont pas, n'ont jamais été l'oeuvre exclusive des média. L'Etat paie (grassement) des dizaines de milliers de larbins (à l'échelle d'un seul pays), sociologues, chercheurs, économistes, journalistes, commentateurs, spécialistes, enquêteurs, ... pour mener à bien le travail permanent de falsification.
Nous ne voyons pas en quoi il y aurait aujourd'hui un changement de qualité dans cette politique, par rapport à il y a par exemple 20, 50 ou 100 ans! Certes, l'antagonisme historique entre capitalisme et communisme ne reste pas statiquement immuable, mais se creuse et s'approfondit en permanence, les deux pôles se nourrissant contradictoirement de l'exploitation et des luttes des générations passées. Mais il n'y a pas lieu d'introduire ici "des nouveautés" dans la mesure où c'est toujours ce même antagonisme historique qui s'exprime, et qui s'est ouvertement révélé il y a déjà plusieurs siècles, avec la domination d'emblée internationale de la valeur sur la société - facteur d'unification mondiale des conditions de lutte du proletariat, tout en maintenant formellement les aspects précapitalistes (p.e. l'existence aujourd'hui de l'esclavage, qui, malgré la forme "ancienne" du mode de production esclavagiste, s'intègre pleinement au sein du système du salariat, du fait du marché mondial qui détermine à l'échelle du monde la valeur de la marchandise "force de travail").
Si nous pouvons analyser nous-mêmes comment par exemple la démocratisation (atomisation) investit de plus en plus totalitairement tous les aspects de la vie sociale, c'est pour mettre encore davantage en valeur l'identité d'intérêts et des conditions de lutte qui lient les générations contemporaines de prolétaires aux générations qui les ont précédées (vous mettez ainsi vous même en avant - à juste titre qu'une proportion de plus en plus importante des prolétaires aujourd'hui sont des jeunes, mais en quoi cela impliquerait-il un changement qualitatif dans les conditions de lutte du proletariat aujourd'hui). Quant aux média qui se seraient émancipées de la tutelle des partis, des fractions bourgeoises, ce n'est que pour encore mieux s'intégrer à l'Etat, pour encore mieux servir leur maître dans la contre-révolution.
5. Un dernier point que nous trouvons important de rectifier (mais qui découle des clarifications précédentes): "Emeutiers de tous les pays, unissons-nous!!". Ce slogan, que vous revendiquez, nous l'avons nous-même fait figurer dans notre première lettre. Vu ce que nous avons développé ci-dessus par rapport aux émeutes étant un aspect partiel, particulier de l'affrontement global, social, historique qui oppose le proletariat à la bourgeoisie, et vu aussi nos critiques par rapport aux "nouveautés" et le rôle révisionniste qui y est attaché le plus souvent, vous comprenez facilement que nous ne donnerons jamais à ce mot d'ordre une validité générale.
Un tel mot d'ordre traduit plus pour nous les concessions à l'immédiatisme, et fait la part belle aux illusions sur la spontanéité de la révolution, où les nécessités centrales, les tâches centrales (dictature, insurrection, centralisation) pour abattre l'Etat de la contre-révolution auront été niées.
Beaucoup d'autres questions restent évidemment à discuter et à éclaircir entre nous. Nous voulons encore préciser que nous attachons beaucoup d'importance (pour des raisons que nous avons explicités ci-dessus) aux contacts avec d'autres internationalistes (nous n'osons plus vous appeler "camarades" après votre remarque en fin de lettre - veuillez cependant noter qu'avec vos critères nous serons contraints d'abandonner tout le vocabulaire à l'ennemi, et d'en inventer un autre!), et que dans ces contacts, la clarification permanente et réciproque reste un aspect central. Mais nous rejettons l'illusion qu'une telle clarification puisse se faire "en soi", dans le domaine "neutre" des concepts et abstractions; au contraire, la clarification ne peut se faire que sur base de la confrontation de pratiques militantes, sur base d'une convergence dans la pratique militante entre les différents participants. La clarification est facteur et produit d'une pratique convergente. Nous vous invitons donc à nous recontacter et de nous éclairer sur les différents points de votre démarche qui restent pour nous difficilement compréhensibles, et aussi de formuler vos critiques par rapport à notre pratique militante, telle que nous avons commencé à l'esquisser dans cette lettre.
Au sujet d'une possible publication de notre courrier dans votre bulletin, nous préférons, comme vous, que nos discussions soient plus avancées.
Ce courrier, comme votre courrier, constituent des apports par rapport au but que nous nous fixons (clarification, rapprochement, renforcement, ... ). A l'état actuel de nos échanges, il nous semble prématuré de préjuger de l'évolution de nos contacts. La publication de ce courrier serait donc totalement en porte-à-faux par rapport à ce processus. Par ailleurs, si nous vérifions ensemble que nous partageons une pratique commune, une démarche commune, des activités en commun, alors il n'est pas du tout évident non plus que la publication d'un tel courrier soit le moyen le plus approprié que nous déciderions de retenir pour marquer et renforcer ce processus, nos activités.
Recevez, bibliothécaires des émeutes, nos salutations communistes et fraternelles.
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