D) Le point où nous sommes


 

2) Identité et différence des offensives d'Iran et du Nicaragua

Que le fait essentiel de notre époque soit la double et simultanée offensive de gueux contre les valets en Iran et au Nicaragua en 1978, doit paraître une vision de l'esprit aux contemporains de 1978 comme la postérité voudra bien juger par l'absence du moindre avis en ce sens. Mais le mépris des contemporains pour les visions d'esprit n'est pas forcément en leur honneur, puisqu'il procède presque exclusivement de leur ignorance de l'esprit ; que par ailleurs, leur jugement, mesuré à leurs actes, est au sens propre du terme une vision de l'esprit ; enfin, eux-mêmes ne se comportent presque sans exception que comme des visions de l'esprit.

La double apostrophe surprenante qu'ils n'ont donc pas vue, est venue se planter comme deux flèches, aux vols parallèles, tirées par deux archers épaule contre épaule, dans leur corps social encore jeune quoique déjà corrompu par des débuts de maladie incurables comme l'absence de rigueur et le mensonge, et aux défenses immunitaires affaiblies par un début d'aliénation. Que personne ne dise après cette hostilité soudaine qu'elle était prévisible. Car personne n'a rien prévu. Et j'inclus dans cette perte de lucidité généralisée tous les révolutionnaires de confession qui croiraient faillir à leur foi s'il fallait un jour ne supposer aucune révolution pour le lendemain. Cet optimisme mécanique, d'ailleurs, qui identifie la révolution à une liturgie préétablie, risquait fort peu de connaître les événements d'Iran et du Nicaragua.

Le premier fait curieux de ce moment historique détermine tous les autres : les deux archers, quoique épaule contre épaule, quoique visant la même cible, quoique tirant au même moment, quoique faisant mouche tous les deux, ne se connurent ni avant, ni pendant, ni après cet audacieux succès. L'information entre un front et l'autre s'est noyée dans la cible qui a eu le loisir de raconter une version des faits tellement en-dessous de la vérité que s'est perdue jusqu'à l'éventualité d'une raison commune (si l'on veut bien admettre que "crise économique" et "impérialisme américain" sont moins que de la raison) à pareil acte. C'est décrire assez bien les ressources de la victime de cette double agression simultanée, que de dire qu'elle a été capable de cacher l'autre en tant qu'agresseur à chacun de ses deux agresseurs, et c'est faire un constat assez précis de la faiblesse de ces agresseurs que de souligner qu'ils l'ont crue. Les gueux du Nicaragua sont apparus à ceux d'Iran comme des sandinistes, et ceux d'Iran à ceux du Nicaragua comme des fanatiques religieux shi'ites. Apparaissant dans la différence, les deux offensives sont d'abord identiques dans l'apparence. Et si donc l'apparition de ce double mouvement est identique pour les gueux d'Iran et du Nicaragua, parce qu'ils font une différence qualitative entre leur mouvement et l'autre, pour les pauvres du monde entier, dépouillant leur quotidien dans quelque transport en commun, cette première identité et différence les laisse indifférents, parce qu'ils sont privés de la qualité de différencier.

Mais dès qu'on dépasse la médiation, on arrive à une première identité, qui est l'identité première de ce qui dépasse l'ennemi : l'émeute. L'émeute, le même jour en Iran et au Nicaragua est spontanée, sans chefs, sanglante. Plante magique qui en une nuit s'engendre elle-même, son épanouissement peut engloutir des cités. Nuance plus que différence, alors qu'en Iran sa sève comme dans un songe ressuscite un à un des désirs endormis au fond de quelque conte oriental, à Monimbó au Nicaragua, la jeunesse extrême fait son premier épanchement dans l'histoire. Au même moment, en Iran comme au Nicaragua, la recherche fiévreuse et la découverte forcée de chefs, dévoile le contexte où ils font la queue et les raisons qui font qu'elle avance. Le Nicaragua est un petit pays, sans passé, sans présent, sans avenir ; l'Iran est un grand pays du passé, dont le présent serait déjà dans l'avenir. Mais tous deux sont gouvernés par un despote d'extrême-droite et une police immorale et impunie y commet des exactions quotidiennes ; tous deux ont dans les Etats-Unis un protecteur, mais grondeur au Nicaragua et cajoleur en Iran ; tous deux ont vu la richesse moderne déferler, moins dans l'abondance relative de pétrole en Iran et dans la pénurie relative de pétrole au Nicaragua que dans le murmure des campagnes qui s'agglomère en misère des banlieues des capitales. Et loin de cette origine commune de l'émeute, car leurs ennemis avant sa naissance, les chefs qui vont lui être superposés croupissent dans les fosses idéologiques dont voici les principaux tas : libéraucentres, guérillagauches, néocurés. Ainsi, l'origine de chacune de ces offensives, son début, la réaction ennemie à ce début (mitraille, tentative de récupération), les conditions de ce début, ses progrès, les méthodes des insurgés (émeute spontanée, grève sauvage, pillage de marchandises) et jusqu'à une étrange similitude dans le temps, sont identiques. Ce qui devient différent entre ces deux champs de bataille où les similitudes du présent ont effacé les différences de population et de passé, c'est la conduite de l'offensive, c'est la poursuite de l'assaut.

La première bataille se joue simultanément sur les deux fronts en septembre 1978. Mais en Iran elle a lieu à Téhéran et au Nicaragua partout sauf à Managua. Vendredi Noir en Iran a été une victoire des gueux, l'avalanche devenant majeure, Septembre au Nicaragua a été une défaite des gueux, la construction d'un barrage ennemi. En Iran, il fallait voir les récupérateurs courir après cet hallucinant cauchemar ! Au Nicaragua, les valets ont gagné le bref mouvement de répit qui leur a permis de se réorganiser. Les morts de Téhéran ont repoussé les ennemis de la vie et il fallait voir l'allégresse des émeutiers qui ont compris cette leçon ! Au Nicaragua, les enfants ont reflué, frustrés, durcis et désemparés dans les filets des récupérateurs.

C'est là, pour la première fois, que l'absence de communication de ce parti dans le monde lui nuit, visiblement. Il est difficile de préjuger ce qu'insurgés iraniens et nicaraguayens auraient décidé ensemble au lendemain du Vendredi Noir (et donc à la veille de l'arrivée des sandinistes dans l'offensive de Septembre) mais rien que l'idée fait frémir. D'ailleurs si une telle coordination avait pu avoir lieu, elle n'aurait pu que traverser comme une mèche allumée tous les Etats qui séparent Iran et Nicaragua, c'est-à-dire tous les explosifs vivants de la planète. La répression de Septembre au Nicaragua, non seulement aura décalé les deux offensives jusque-là synchrones sans que personne ne s'en rende compte, mais est la seule explication pourquoi la flèche nicaraguayenne s'est enfoncée beaucoup moins profond que la flèche iranienne. Ce décalage va encore accroître la difficulté de communication déjà bien peu probable entre ces deux offensives, dont l'information parlera maintenant en phase, brouillant encore davantage leur identité.

Puis vient la chute des dictateurs. En Iran, depuis septembre, tout va trop vite pour l'ennemi qui est enfoncé comme du beurre, et tout tombe : le dictateur, l'armée, la police, la hiérarchie, l'organisation de la société. Au Nicaragua, après s'être régénérés et avoir repris l'offensive là où elle s'était arrêtée un temps étonnamment court, les gueux se retrouvent néanmoins face à un ennemi mieux préparé : l'armée ne tombe pas, elle change d'uniforme, les biens du dictateur ne sont pas dilapidés joyeusement, mais tristement confisqués par un nouveau gérant. En Iran, les récupérateurs requis doivent se montrer souples avec les gueux et sont contraints de bricoler à la hâte une néo-idéologie ; au Nicaragua, des récupérateurs déjà vus, une idéologie plus rigide feront l'affaire. On voit jusqu'où a pénétré l'offensive d'Iran : les gueux n'ont pas dévasté que le camp ennemi, ils ont atteint jusqu'à l'organisation de la pensée ennemie ; à l'inverse, le camp ennemi a tremblé mais, la majorité des armes étant restée à l'Etat contre les particuliers, n'est pas tombé ; la religion, là aussi forcée de monter au front, y demeure l'auxiliaire de la guérilla marxeuse, contrairement à l'Iran où elle a même été obligée de passer devant. Mais dans les deux défaites ennemies, les récupérateurs libéraux, démocrates-occidentaux, complètement dépassés, ont été obligés de se prostituer pour survivre aux récupérateurs les mieux placés. Enfin, en Iran, la totalité posée révèle que l'enjeu des consciences est déjà le monde, quand au Nicaragua l'inconscience n'a jamais semblé partager sa nuit.

Mais là encore l'identité de l'action des gueux, et aux 15 000 kilomètres se sont rajoutés six mois d'écart, est saisissante : ruée sur les armes, vengeance. En Iran la loi est obligée de rattraper l'événement alors qu'au Nicaragua, les valets peuvent protéger les hommes de l'ancien régime et faire front aux vengeurs masqués. Mais l'émotion qui dépasse la raison, son mouvement, sa cible, sont identiques, plus mûre et plus souveraine en Iran, plus fiévreuse, plus acharnée au Nicaragua. L'horreur du travail, ce véritable synonyme de régime du Shâh en Iran, est partagée au Nicaragua, mais d'une manière très affaiblie : les décombres plus encore que l'Etat imposent cet effet de résignation à l'épuisement. La grande grève iranienne n'a pas d'équivalent au Nicaragua. Alors que les ouvriers iraniens se sont scindés en gueux et en valets sur le devant de la scène, les ouvriers nicaraguayens sont tellement peu nombreux qu'ils sont restés machinistes dans les coulisses. Mais l'anxiété des deux Etats à appeler au retour au travail, au retour à la raison, par l'exhortation aussi bien que par la coercition, salue, contre l'économisme identique des valets, l'aversion également partagée des gueux.

Même dans l'obscur fondement de ces vives explosions l'identité domine à côté de la différence, qui est entièrement le résultat d'une fortune diverse en septembre. Ni en Iran, ni au Nicaragua, les gueux n'ont attendu la chute de l'organisation existante pour s'organiser eux-mêmes. Mais en Iran, les valets n'ont pas pu ou pas osé investir les conseils et comités entre septembre et février, alors que c'est précisément la période où il semble que les sandinistes ont affaibli de manière décisive les CDC.

Ainsi, les CDC, quoique très dissemblables, n'ont jamais atteint la conscience d'une organisation offensive qu'avaient de nombreux conseils et comités d'Iran ; au Nicaragua, les organisations de base demeurent rivées au quartier, alors qu'en Iran elles investissent les entreprises, y compris même l'armée ; enfin, les CDC sont massivement noyautés et retournés par l'ennemi dès juillet 1979, alors qu'en décembre 1979 la répression et la récupération n'avancent que pied à pied contre les organisations de base qui se sont propagées à travers tout l'Iran.

Devant l'horreur des clameurs de Téhéran, les valets du monde entier ont muré l'Iran, fermant toutes ses frontières, filtrant toutes ses informations. Il est important pour le parti gueux de constater qu'au Nicaragua ils ont négligé de faire de même dès septembre, alors que les frontières de cet Etat, plus courtes et moins nombreuses, sont également moins anciennes et plus poreuses. Et le Nicaragua va s'étendre en se déformant à l'Amérique centrale, alors que l'offensive d'Iran va être contenue à l'intérieur des frontières de cet Etat. Cette conséquence exemplaire témoigne combien peu les valets, comme les gueux, du monde entier n'ont eu conscience de l'identité entre les deux offensives.

Mais la conséquence principale de la différence de septembre, est une qualité qui fait qu'au Nicaragua on ne peut parler que de révolte, alors qu'en Iran il s'agit d'une révolution. Une différence qualitative non maîtrisée est toujours d'abord une différence d'ambiance. Et la journée de reddition de l'armée du dictateur la contient entièrement : les gueux d'Iran s'y sont battus pour le plaisir, y ont vérifié en l'inversant dialectiquement le paradoxe de Kierkegaard : une embrassade est un combat ; les gueux du Nicaragua, exsangues, ont pris les rues de Managua à genoux, et sont plutôt allés se coucher pour dormir. A Téhéran, ce fut une explosion de discours, de questions, de débats, de presse, de rires et de mouvements ; à Managua, les gueux furent cernés jusque sous les yeux, qu'une vague inquiétude rendait fixes et taciturnes. A Téhéran enfin, l'érection avait dans la pratique imposé la question de l'amour, alors qu'à Managua l'épuisement n'a pas permis de bander jusque-là. Si je reprends la métaphore des deux archers tirant simultanément, je dirais que la flèche du Nicaragua, détournée dans son vol par le bouclier de Septembre, a touché en dessous du sexe, à la cuisse ; alors que celle d'Iran, perforant le bord du même bouclier, s'est plantée profondément dans l'épaule, en effleurant le coeur.

Mais ces deux flèches sont encore plantées, et donc, toutes les égratignures, tous les mouvements un peu brusques que subit ou s'impose l'organisme touché sont amplifiés et méritent notre attention. Si ces deux offensives sont les traits principaux, tous les autres accidents du monde, d'inégale importance, sont devenus par rapport à elles. Et d'un autre côté, la vue seule de l'ensemble de la guerre permet de ne pas surestimer davantage qu'il ne faut sous-estimer, les offensives d'Iran et du Nicaragua.

Ainsi, les émeutes qui surgissent un peu partout dans le monde sont maintenant à considérer en fonction de cette double offensive parce qu'ayant des auteurs et des prétextes analogues, elles menacent d'avoir des effets analogues. Même si l'universalité de cette émotion n'est pas dans les consciences de ceux qui l'expriment, elle est dans les faits. L'ambiance du monde vacille : les valets n'affichent plus autant de certitudes. Les gueux multiplient leurs points de jonction. Il suffit de peu pour qu'ils s'unissent.

A cause de cela les guerres officielles ont changé de fonction. Elles n'expriment soudain plus que la lourdeur manoeuvrière des Etats : hier encore elles permettaient de gagner du temps, aujourd'hui, inextricables, elles en font perdre à l'ennemi. Ces apparences de discorde ne sont plus que la manifestation du retard de l'ennemi par rapport à un monde qu'il est censé maîtriser. Mais de plus profonds remous, des conséquences plus lourdes, s'extériorisent également. Le mouvement ouvrier, et ses disputes vieillissantes elles-mêmes déjà significativement écartées du discours qui les accompagne toujours, s'est laissé glisser à l'arrière-garde du monde irano-nicaraguayen. Le siège inamovible de ce mouvement crépusculaire, la vieille Europe, se dévoile n'être plus qu'un bastion défensif, retranché. Et ce bastion même est lézardé : la critique iranienne, la fureur nicaraguayenne suintent, sont déjà là en puissance plutôt qu'en force.

Le noyau dur de la pensée du passé est à reconsidérer à travers les indications des émotions les plus récentes. Etats, gouvernements, syndicats sont tournés dans leur ordre de bataille ancien. Dans ces hauts lieux de la conservation, discours, manières, catégories de la pensée consciente sont encore issus de la révolution précédente. Mais les conséquences de la révolution précédente sont loin d'être aussi immobilisées que les héritiers de ses vainqueurs. Ainsi, le mouvement de la pensée sans conscience que la révolution précédente a si brusquement déchaînée sans contrôle empire encore. Ses défenseurs, les vainqueurs de 1921, n'arrivent pas à retenir et plus à reconnaître ce phénomène.

Leurs adaptations, par à-coups, toujours en retard, à ce tourbillon, se font sans projet d'ensemble, sans vision cohérente. Ils sont disposés dans le monde comme face aux ouvriers sauvages du Royaume-Uni : syndicats devant, information derrière, police sur les ailes. Et c'est l'offensive irano-nicaraguayenne qui permet d'apprécier à la fois la force et la faiblesse de cette phalange vétuste. Car ce qui est encore moderne auprès des vieux ouvriers du vieux continent ne suffit plus pour contenir les gueux d'Iran ; car le spectacle qui ne peut plus s'empêcher de s'emparer de cette disposition même, empêche l'ennemi de reconnaître cette disposition même : il se croit libre, il se croit en paix. Syndicalistes, journalistes, policiers se tirent dessus dans une cocasse confusion. Il y a aussi peu d'organisation d'ensemble dans ce parti-là, que de buts d'ensemble pour ce parti-là.

Pourtant ce parti bouge aussi. Ceux qui y changent sont très fiers de leurs changements, qui ne sont que les effets centrifuges de tourbillons indécelés par le spectacle. Des disputes idéologiques s'avachissent, des gouvernements tombent, des lois sombrent. Des polices, sournoisement, comparent leurs perplexités. Des partis politiciens, des syndicats s'écroulent. Des modes s'accélèrent pour cacher qu'elles se répètent. Le vedettariat même s'appauvrit. Toute théorie disparaissant, toutes les idéologies se fractionnent en balbutiements, en doutes.

Spécialité entre les lignes, réorganisée et réorganisatrice, l'information est la boule de cristal de cette guerre : les ennemis s'y égarent dans les fausses nouvelles mais son opaque transparence laisse voir les mains qui la tournent et la caressent. Parce que cet outil est devenu nécessaire au mensonge, la vérité s'y entrevoit.


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