L'identité et la différence de l'information concernant l'Iran et le Nicaragua révèlent à leur tour, et malgré cette information, l'identité et la différence de ce qui s'est passé en Iran et au Nicaragua. Les contradictions devenues insurmontables entre ce qui est dit et ce qui se passe vraiment, et l'importance prise par l'information dans le parti ennemi, vont l'obliger désormais à des contre-offensives où cette information va servir d'état-major, de prédicateur et de commissaire aux armées, appliqué à fabriquer les événements à venir de sorte à ne pas avoir à renier ses fables passées.
Dans le fond, aucune identité ne subsiste dans l'information entre les offensives d'Iran et du Nicaragua, pas même synchronique. Ce premier résultat de l'information dominante, pas même prémédité, est d'autant plus à postméditer que la première identité entre les deux offensives est justement cette distance, cette médiation, cette information même. C'est une des formes modernes de l'aliénation : l'information qui réfléchit le monde dans le monde ne réfléchit plus sa propre réflexion dans le monde.
Mais dans la forme, les deux événements sont rapportés identiquement : également écartés, également abstraits de leur contenu, également aplatis dans la vitrine. Leur juxtaposition quotidienne accroît leur séparation, nie le mouvement qualitatif, interdit de lui substituer un quelconque fondement dans le monde en substituant un STV à la capacité du spectateur à se transformer en acteur ou en juge. Egalisés dans leur forme quotidianiste, ces deux événements ne paraissent pas davantage que les autres événements égalisés ainsi ; en outre, cette identité formelle interdit de leur concevoir la possibilité d'une différence qualitative. Ce que le spectateur est ainsi conduit à oublier (y compris à Téhéran et Managua), c'est que, présentés ainsi, ces événements ne sont l'objet que de ceux qui les médiatisent, car c'est ainsi qu'il les vit, ou plutôt qu'il ne les vit pas.
Encore davantage que la révolte du Nicaragua, la révolution d'Iran, ainsi verrouillée, a perdu toute réalité hors d'Iran, et souvent en Iran même. Hors d'Iran il ne reste de cette révolution qu'une vague idée générale, formant un tout absolument indéterminé, une ambiance, un brouillard synthétique dont les reflets sont nauséeux. Cette brume elle-même, dans toutes les têtes s'y transforme, plus du tout en fonction de nouveaux événements, mais bien en fonction de la répétition par l'information de ce STV. Un même clou qu'on continue d'enfoncer ne reste pas le même. Il crée d'ailleurs une fissure, et le spectateur, qui doute sans douter, oscille maintenant entre une impression d'horrible obscurité et d'obscure horreur. L'unité des deux moments de cette même impression est produite par le mot choc, Khomeyni, dont la prononciation est la seule chose controversée, et qui s'aliène bientôt pour devenir une sorte de coup de trique sur des pieds mentaux. Khomeyni, l'image sublime de la révolution iranienne, est devenu horreur et obscurité en un. Ce ne sont même plus les événements qui rendent Khomeyni horrible et obscur, la preuve n'a plus besoin d'être faite, c'est l'inverse : l'évocation de Khomeyni rend les événements horribles et obscurs. Voilà qui a permis de dégoûter de la révolution iranienne les pauvres de ce monde, y compris ceux qui ne sont pas résignés à cette pauvreté.
Cependant, déterminée par sa première négativité, radicale autant que viscérale, cette première impression contient également la vérité universelle de la révolution iranienne : c'est cette négativité, radicale autant que viscérale, même. Et le mal profond que provoque cette impression mérite d'être approfondi, car c'est un mal que le spectateur ressent lui-même, profond. La révolution iranienne critique d'abord les pauvres, spectateurs, y compris ceux qui ne sont pas résignés à cette pauvreté. Et ils ont bien du mal à ne pas refouler cette critique, eux qui, souvent insultés, ne sont jamais critiqués. Aussi la négation de la première impression sur l'Iran, toute difficile qu'elle est, en poussant la curiosité au-delà du quotidianisme de l'information, permet de découvrir un paysage tout contraire. Même si les docteurs islamiques, les iranologues et les orientalistes en tant que collaborateurs de l'information quotidienne partagent et propagent cette information première, tout dans leur spécialité la dément. L'Islam shi'ite iranien n'est pas une sorte de Moyen Age chrétien, et c'est plutôt l'information occidentale qui ressemble à une forme de croisade chrétienne moyenâgeuse. La caverne horrible et obscure est en fait un jardin, cultivé jusqu'au maniérisme, et où les pauvres modernes s'ébattent avec une fougue qui évidemment met en danger ce maniérisme, cette culture. Les événements paraissent eux-mêmes liés par des voiles noués : partie d'un obscur malentendu, la révolution aurait plongé dans l'horreur ? Mais ce ne sont que les informateurs qui sont partis d'un obscur malentendu et qui ont plongé dans l'horreur : ils applaudissaient une contre-révolution jacobine et léniniste, voilà l'obscur malentendu, et ils ont des pauvres modernes sans respect pour leurs rêves, voilà l'horreur.
Si les gueux d'Iran ont été impitoyablement censurés, mais c'est la guerre, toutes les fractions de valets se sont exprimées hors d'Iran. Mais comme elles ont été échelonnées et opposées par le mouvement même de la révolution, elles indiquent, comiquement assises de droite à gauche comme un parlement occidental, les profonds et violents débats dont elles sont les censeurs : le Shâh à l'extrême-droite, Bakhtiyâr le social-démocrate, le Front National dont il est issu, Khomeyni au centre puisqu'il a renversé les précédents, Bâzargân son Premier ministre, Banisadr, les mojahedines à gauche mais religieux, puis Shari'ati religieux mais laïc, puis les fedayines gauchistes et athées. Parmi toutes ces plumes on trouve même une brochure post-situe, caricaturale et imbécile, d'un Mouvement Subréaliste allemand. Mais si tous ces écrits ne sont que de la fumée, c'est déjà de la fumée du champ de bataille. Et si tous ces débats sont faux, ils sont le contraire de l'impression première qui était sans débat et sans fondement.
Ces faibles divergences, toutes destinées à rattraper la nouveauté des événements d'Iran, sans négliger le passé, les coutumes et la religion de l'Iran comme dérivatifs, n'existent en rien au Nicaragua. Là aussi, un STV, une impression indéterminée a été insinuée, et là aussi cette impression est morale : si l'offensive d'Iran est le mal, l'offensive du Nicaragua est le bien. Cette différence est le reflet d'une différence véritable : les récupérateurs néo-islamiques d'Iran sont contraints de mépriser et même d'attaquer les informateurs ; ceux sandinistes du Nicaragua leurs ressemblent et les flattent. La révolution d'Iran, parce qu'elle est une révolution, nécessite des récupérateurs qui combattent les sandinistes iraniens comme attardés, alors que la révolte du Nicaragua a laissé les néo-islamiques nicaraguayens a couvert des récupérateurs traditionnels de gauche. Alors qu'en Iran les récupérateurs furent taxés de fanatisme et d'intolérance, ils furent les héros d'un spectacle de pluralité et de tolérance au Nicaragua. Les pauvres du monde furent persuadés que les pauvres du Nicaragua accédaient enfin à la démocratie, dont eux-mêmes jouissaient déjà, la démocratie telle qu'elle est l'idéal des informateurs. Et beaucoup d'entre eux se laissèrent mobiliser pour défendre cet acquis perpétuellement menacé.
L'usage ennemi du mot révolution dans les deux offensives illustre cette différence. Pour l'information dominante, révolution est bien, parce que l'information dominante s'enorgueillit partout de tirer sa légitimité de quelque révolution. Mais en Iran elle achève la révolution au moment où le Shâh quitte l'Etat, alors qu'au Nicaragua, elle commence la révolution au moment où les sandinistes s'emparent de l'Etat. Pour l'information dominante, et donc pour son public, révolution devient le passage du bien au mal dans la révolte iranienne au moment où la forme de l'Etat dépasse celle que souhaitent universellement les informateurs, et le passage du mal au bien dans la révolte nicaraguayenne, au moment où l'Etat prétend la confisquer.
Mais si la première impression sur l'offensive d'Iran est aussitôt niée dans les maigres divergences exhalées publiquement par tous ceux qui ont fait profession de s'y intéresser, c'est tout le contraire pour le Nicaragua. Jamais encore, pas même en 1945, lorsque les vainqueurs de la plus grande dispute entre valets cherchèrent une version commune, pas même dans la grossière propagande stalinienne, une succession d'événements n'a connu une unanimité mieux crue, que l'offensive du Nicaragua entre 1978 et 1979. 1984 a ici cinq ans d'avance. La version sandiniste des faits est un véritable bloc monolithique, qui non seulement ment sur le présent, mais corrige le passé, mais prétend au futur. Et ce n'est pas seulement avec servilité, non c'est avec enthousiasme, que les commentateurs de tous bords s'y sont ralliés sans la plus petite divergence. Il est vrai que leurs ennemis témoins sont enrôlés, intimidés, vendus, illettrés, mutilés et pour la plupart morts ; mais même les valets vaincus ou en fuite ont prêté allégeance à l'histoire officielle des vainqueurs comme revenus d'une errance.
A part le faux de l'Ambassade américaine, cité plus haut (tombé dans un monde plus faux que lui où il est utilisé comme vrai pour étayer ce qui est faux) et les "extraits" des "Précisions sur le Nicaragua" par Pallais (dont je n'ai jamais retrouvé ce dont ils étaient extraits) et qui manquent justement de précision, il n'existe pas à ma connaissance de textes ou de témoignages opposés à la version sandiniste. Car il n'existe pas même un ouvrage pro-Somoza ! Pas un qui raconte les faits dans l'optique du gouvernement des Etats-Unis ! Aucun qui tenterait de mettre en vedette tel ou tel politicien libéral ! Pas même une analyse gauchiste ou anarchiste critiquant le FSLN ! Ce véritable concert d'apologie est un déshonneur pour notre temps et un glas pour l'avenir. Car la désinvolture des informateurs, qui n'a pas rencontré ici d'obstacle, pourra donc aller encore plus loin.
C'est donc un corpus sandiniste que chaque informateur a le loisir de décliner selon ses marottes. Tout d'abord il s'agit de communiquer l'impressionnante image du petit poucet sandiniste intrépide face à l'ogre somozisto-américain. L'informateur lui-même, car il en est le premier persuadé, se positionne en vaillant et isolé défenseur de cette vérité, face à une submersion de propagande somozisto-américaine qu'on devine inimaginable, mais qui est absolument imaginaire. Puis on entre dans le contexte : le passé, l'économie, l'impérialisme américain, l'horrible famille Somoza, le génial Sandino ce rien, le tremblement de terre de 1972. Puis les événements commencent, non pas par une insurrection spontanée en janvier 1978, mais par une action de commando terceriste en octobre 1977. Car c'est le FSLN qui a tout fait. Car c'est le FSLN qui est devenu le propriétaire monopoliste de l'information sur le Nicaragua, et l'a transformé en information moderne, c'est-à-dire a supprimé l'information dont il a hérité. L'information moderne est celle qui provoque, mais sans conscience d'aucune torture physique, les mêmes effets sur les consciences des pauvres modernes que les procès staliniens sur les accusés : douter, de bonne foi, d'avoir vécu un événement parce que le spectacle de cet événement dans une unanimité pleine d'arrogance, nous affirme le contraire ; et sa toute-puissance est devenue telle qu'elle peut corriger la suite des événements de manière à les faire paraître la suite logique de ses mensonges, qui ne peuvent donc pas en être : il est, par exemple, de plus en plus fréquent que des émeutiers croient s'être révoltés pour des raisons dont ils étaient absolument exempts, mais que le spectacle de leur émeute leur a imputé. Et ils sont de plus en plus nombreux à préférer croire le spectacle que leurs propres yeux, que leur propre mémoire, que leur propre conscience. Chacun d'entre nous a pu le vérifier dans ce qui précède : ça m'arrive aussi.
Le corpus sandiniste s'est étoffé, d'abord dans la précipitation (particulièrement exemplaire : le récit bourré de contradictions et d'impostures de Jaime Wheelock, comandante sandiniste, au "Monde" du 12 septembre 1979, dont le titre, choisi par le journal et en contradiction avec ses propres informations "La victoire sandiniste a été le fruit d'une stratégie minutieusement préparée", est une sorte de chef-d'oeuvre moderne d'hypocrisie idéologique et de bassesse sans appel), puis dans la tranquillité de l'impunité. Bientôt, tous les gueux y sont effacés de la révolte, soit travestis en sandinistes, soit oubliés. Le FSLN est toujours supérieur en moral et en astuce. Toujours chevaleresque et bon, ses fautes deviennent des erreurs, ses erreurs des fautes ennemies, qu'il y a gloire à dénoncer, et les fautes ennemies, des traits de génie sandinistes.
La révolte nicaraguayenne révèle l'étendue de sa faiblesse dans son incapacité à poursuivre son ennemi jusque sur ce terrain-là. Et en ceci elle a puissamment renforcé son ennemi. Nous allons le voir maintenant utiliser ce qu'il a expérimenté au Nicaragua dans le monde entier : de plus en plus l'unanimité des informateurs se fera sur tous les événements, et de moins en moins ils ne prendront de précautions pour camoufler cette unanimité derrière une apparence de débat, ce qui, pour éviter la critique, va les obliger maintenant à changer de sujet de plus en plus vite. Le STV, l'impression vague, le moralisme comme communication suffisante a fait dans la victoire sandiniste de grands progrès dans l'information.
Mais leur exclusion de la révolution iranienne et la menace sourde que continuent de représenter les pauvres du Nicaragua, risquent maintenant de révéler la contradiction grandissante entre l'information et le monde réel, dont les acteurs sont à l'offensive. C'est pourquoi, du point de vue, devenu séparé, de l'information, il y a besoin d'une contre-offensive.
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