Etant l'un d'eux, je vais ici parler des auteurs et de leur démarche, dans la mesure qui semble nécessaire à la compréhension du sujet. D'ordinaire cette sorte d'éclaircissement figure en préambule. Mais ici les auteurs ne peuvent pas se prétendre les auteurs des événements qu'ils commentent, dont ils ne sont en vérité qu'une conséquence. L'époque a permis que les auteurs soient devenus suffisamment méprisables, nous n'en exceptons pas, pour que se mettre en avant de ceux-là paraisse aujourd'hui honteux ; et qu'être parmi ceux-là ne se conçoive plus que sans paraître. Des deux raisons principales de cette misère, la première est la baisse considérable de la qualité de lecture, qui est elle-même une baisse considérable de la qualité de la vie, qui a entraîné à écrire de plus en plus de gens qui ne savent pas lire et à lire de plus en plus de gens qui ne savent pas écrire ; et ainsi, une augmentation vertigineuse de ce qui est imprimé et une diminution vertigineuse du temps de chacun consacré à la lecture, dans les sujets qui dépassent la survie et dans des proportions qui dépassent le format poche. Par exemple, les deux premières personnes desquelles un avis avait été sollicité du présent ouvrage, et qui en ont lu le premier chapitre en entier, ont nécessité pour ce travail d'Hercule respectivement sept et quatre mois. Quand on sait que ce premier chapitre est le quart du présent volume qui n'est pas davantage que le quart du tout, il faut en conclure que le plus rapide des deux aurait nécessité pour lire tout "1978-1982" plus de temps que cette période n'a duré, et je ne parle pas du plus lent. Que la conscience de cette absurdité n'a pas effleuré ces lecteurs privilégiés, a malheureusement été vérifié par la richesse de leurs commentaires. Et pourtant, il s'agissait là de personnes averties, choisies, sachant lire, intéressées par le sujet. De sorte qu'à l'époque où l'instruction est devenue obligatoire pour tous, il est devenu plus élitiste d'écrire qu'à l'époque où ce qu'on appelait alors l'instruction était facultatif pour une petite élite. L'autre raison est que la célébrité des auteurs, qui était jusque-là une forme de leur gloire, en est devenue le contraire. Vous voulez aujourd'hui dire quelque chose qui soit débattu dans le monde ? Il vous faut disparaître dans l'inconnu, ne serait-ce que pour que votre nom ne dissimule pas la moitié de ce que vous dites. Votre ambition personnelle vous pousse vers la gloire, vous briguez la postérité ? Evitez avant tout d'être connu de vos contemporains dont la honte rejaillirait sur vous : la postérité saura bien vous retrouver si vous la valez. Ainsi la modestie objective nous noie parmi le grand nombre et notre immodestie subjective nous pousse exactement dans la même obscurité. Mais soyons-y clairs cependant : puisque nous sommes obligés de parler de nous, assurons à notre orgueil que vous n'y parviendrez qu'après vous être coltinés pendant plusieurs mois avec la substance qui nous a faite.
Certainement il existe, et il existera encore, des lecteurs qui n'ont nul besoin de ce petit sous-chapitre pour tirer leurs conclusions des autres. Ceux-là, qui ont des urgences à imposer à la patience, et qui sauront s'en expliquer, sauront aussi m'excuser d'avoir fait une obligation de parler de nous. Mais la plupart du temps il est utile, comme l'information contemporaine nous le prouve avec une complaisance nombrilique que nous n'imiterons cependant pas, que l'instrument de mesure se mesure, que l'outil de réflexion se réfléchisse, que manières et méthodes soient exposées, à la fois pour démystifier, si c'est nécessaire, le résultat, que pour en fournir le mode d'emploi. Et si ici le mode d'emploi ne vient ni au début ni à la fin, mais à ce moment-ci du déroulement des événements, c'est aussi parce que c'est à la fin de 1979, au stade d'alors d'explosion pratique et de banqueroute théorique, qu'ont eu lieu les choix qui nous ont dicté la présente entreprise.
En 1979, la plupart de ceux qui sortent de l'adolescence prolongée aplatissent la colère accumulée depuis l'adolescence précoce en vernis décoratif de leur résignation ; d'autres, moins nombreux, se tapèrent la tête contre des murs, souvent de prison, jusqu'à ce qu'elle éclate ou pourrisse ; pour nous, la colère s'est affermie en se préservant, s'est affûtée en préparant l'occasion, s'est approfondie sans jamais s'oublier, silencieuse mais attentive. Du prunier secoué de nos illusions il en tombe, il en tombe jusqu'à effrayer, quand parmi les prunes rongées par les vers se découvrent la satisfaction et la conciliation. D'autres fruits plus amers et plus tendres laisseront bientôt l'arbre nu. Depuis, notre rage ne se lit plus sur nos visages et ne se libère plus dans nos quotidiens ; comme le meilleur soldat, celui qui a tout enduré sur le front de la honte, elle a été promue général de nos vies : c'est elle qui y dirige la manoeuvre.
A cette détermination apparemment fort isolée, celles qui se distinguaient confusément à Téhéran et Managua semblaient faire écho, comme ces éclats de rire qui donnent des frissons qui donnent des idées. Nous avions pris notre parti, nous en embrassions l'étendue. C'était la guerre. Mais nous étions déjà de ceux qui préférions la gagner en entier que de devenir les héros de la première bataille qui attirait nos sympathies. Il était évident que nos alliés de Téhéran et Managua ne manquaient ni de notre courage, ni de nos passions, mais de communication, de théorie, dont nous manquions autant qu'eux ; il est évident qu'à Téhéran et Managua on ne manquait que de voir Téhéran et Managua ensemble, ce dont nous, en revanche, ne manquions pas. C'est une bien singulière division de la pensée qui a propulsé les révolutions hors de leur serre qu'est l'Europe, comme des plantes sauvages qu'on étouffe sous la calomnie. Oui, il fallut non seulement débroussailler celle-là, mais tout reconsidérer dans la perspective de cet angle de vue nouveau, du but de l'humanité à son essence, de l'histoire à l'amour, du monde enfin, dans sa généralité et son mouvement.
Ainsi, de même que nous appliquâmes notre colère à des objets qui dépassent la spontanéité, notre premier choix fut de se laisser glisser en arrière du feu pour occuper le carrefour où les différents fronts communiquent. Parce que nos attaches sont négligeables, ce choix du lieu ne dépend que de notre but. Mais l'organisation des lieux et des mouvements ne pouvant plus être considérée comme indifférente ou innocente, ce but dépend aussi de ce choix. Les gueux de Téhéran et de Managua, qui n'avaient pas choisi le lieu de leur révolte, déterminaient ainsi celui qui les médiatisait comme celui qui les éclipsait réciproquement, l'Europe. Pour la première fois, la théorie d'une révolution ne vient pas du lieu où elle se fait : c'est pourquoi celle d'Iran est si peu comprise, jusque dans ses proportions. Pour la première fois aussi l'errance, qui peut permettre d'accéder aux colères spontanées des autres, et à leurs témoignages directs, n'est plus la libre errance : le voyage est fini, tous les déplacements sont gérés par l'ennemi, leurs buts sont hors d'eux-mêmes. Ces premières conséquences logiques issues de notre perspective, nous permirent de décider que notre observatoire serait en Europe, et que nos mouvements seraient assujettis à nos objectifs, et non plus l'inverse. Ainsi, dans la décision de s'ancrer dans l'observation se terminait l'errance de notre jeunesse.
De même que nous avions constaté que l'Europe est le centre de la communication du monde, de même nous devions trouver le centre de la communication de l'Europe, et vérifier qu'il restait celui du monde. Nous savions déjà que la ville est l'esprit concentré et la campagne l'esprit raréfié, que la ville est le cyclone de l'aliénation et la campagne la maison de retraite de la ville. Trop jeunes et trop peu résignés pour quelque retraite, nous étions au contraire attirés par les tourbillons de pensée, et plus ils nous paraissaient puissants, complexes et pollués, et plus ils nous paraissaient notre élément, celui de notre projet. Il y a deux villes capitales mondiales en Europe, Londres et Paris. Ces deux points d'observation qui se confondent presque sont également bons.
Mais après avoir choisi le lieu d'ancrage, il fallut construire l'instrument, assembler les lentilles et les métaux. Le choix le plus difficile est d'avoir une attitude claire par rapport à la survie. Ennemis du travail, nous avons choisi de travailler, ennemis des lois, nous évitons de les transgresser. Cette situation ressemble au paradoxe des théoriciens de la physique quantique, qui avaient découvert des règles contraires à celles qui avaient servi à construire les instruments qui leur avaient permis ces découvertes. Franchement, ce n'est d'ailleurs pas un paradoxe, c'est une contradiction, qui elle seule justifie la destruction de la société existante.
Mais cette position a des avantages. Nos personnes payent de leur esclavage la liberté de leur pensée, dont le tourment demeure la liberté de nos personnes. Nous ne connaissons encore aucune position dans ce monde où des personnes libres affranchissent leur pensée ; même l'ombre des barricades n'en est que l'annonce : à part ceux qui y sont morts à quinze ans, les armes à la main, tous les autres ont transigé. Et ceux dont l'honneur refuse de l'admettre, sont ceux dont la pensée s'use dans le minuscule des affronts, des défis, des croisades quotidiennes. La protection de notre pensée, abritée à la source même de l'aliénation, a conduit notre lucidité à une sorte d'économie des concessions : beaucoup moins que ceux qui clament ne jamais en faire, mais encore beaucoup trop. Mais nous ne vendons pas notre pensée et elle n'a aucune hâte d'arriver à la publicité. Soit elle la vaut, soit il vaut mieux qu'elle se taise. C'est avec le temps et l'obscurité que se fait le vin qui ne se pisse pas aussitôt bu, c'est hors du rythme quotidien, et hors de sa visibilité, presque tout le temps beaucoup plus lent, et parfois beaucoup plus rapide que se fait l'histoire. Faire l'imbécile en évitant d'être repérés, et attendre en préparant l'occasion d'engager toutes nos forces rassemblées, mais pour gagner, pas pour figurer, voilà ce que nous avons choisi, jouant nos vies (et éventuellement nos morts) sur ces hypothétiques occasions. Ainsi, singulièrement, pour découvrir les perspectives les plus extrêmes, a-t-il fallu choisir d'habiter dans le milieu le plus moyen. Pour les emportés, voilà bien du renoncement, et pour les perspicaces, voilà bien une insoupçonnée division de notre monde, de notre temps.
L'autre grand avantage de cette "double vie" choisie aura été de plonger dans la médiocrité véritable de cette société. Ceux qui ne fréquentent que des hors-la-loi, des ministres ou d'autres individualités extrêmes, ne connaissent pas les pauvres modernes. Nous attendons davantage d'eux que des hors-la-loi, des ministres et des autres individus extrêmes : l'individualité est de plus en plus une authenticité passée que des conservateurs défendent et que le monde falsifie, elle devient un attribut objectif de la richesse aliénée, de la richesse de cette société. Les pauvres modernes, au contraire, se distinguent par ce qu'ils n'ont plus d'individualités. Ce ventre mou de la société, ni la tête ni les pieds, gargouille comme le réceptacle de toute misère. Mais nous sommes comme eux : nous ne signons pas nos pensées, pour l'heure, parce que nous les devons, pour l'essentiel, à ces pauvres-là. Notre anonymat est le leur. Et si un hors-la-loi et un ministre jugent rapidement cette masse qu'ils connaissent mal, cette masse les juge rapidement aussi, les confond dans leur enviable excentricité aussi bien que dans leur malheureuse excentricité, mais les connaît mieux, de mieux en mieux. C'est en plongeant dans l'Achéron où errent ces ombres par millions (il ne s'agit ici que des pauvres modernes d'Europe et de ses banlieues), qu'on les entend ; car si c'est encore cette boue qui englue tous les flots, c'est elle seule qui va les entraîner, dans le déluge.
Car, fondus dans ce ventre mou des pauvres d'Europe, nous sommes dans le butoir gras, tiède et moite qui a disjoncté l'Iran du Nicaragua. Il s'agit de renverser cette masse molle, non pas de la révulser.
Le péril de ceux qui s'y établissent dans ce dessein est particulier : ils risquent surtout la révulsion, l'asphyxie, l'assoupissement définitif. Quelques principes rares mais sûrs ont sauvegardé notre équilibre dans ce marais sans fond : en ennemis de l'organisation autour du besoin de procréation, nous refusons toute famille passée et à venir, en ennemis de l'économie, nous organisons notre survie en fonction de notre vie et jamais l'inverse, en ennemis de l'Etat, nous ne recevons pas ses émissaires, et avec beaucoup de réserves ses salariés, en ennemis de la hiérarchie, nous refusons toute responsabilité sur d'autres qui ne nous soit pas confiée par eux souverains, en ennemis de la religion, nous refusons, autant que conscience le peut, toute croyance, enfin, en ennemis du mensonge, nous l'utilisons contre nos ennemis et le prohibons avec nos amis et alliés, ceux avec qui nous pratiquons la rupture comme stimulateur de débat. Quant aux sources d'information que nous utilisons, elles sont disponibles à tous. A chaque étape récente du déroulement des faits, l'information quotidianiste officielle est le seul élément dont l'importance grossit sans cesse. Pour la première fois, sujet et objet elle-même d'événements historiques, elle rend dérisoires et bientôt fausses les informations directes, dites de première main, ou secrètes, dites d'Etat. Et donc, nos sources sont celles qui remplissent toutes les poubelles d'Europe chaque jour à partir de midi, augmentées de quelques ouvrages immédiatement disponibles dans toutes les bibliothèques non spécialisées. Nos conclusions sont ainsi à portée de tous les pauvres modernes.
Voilà l'observatoire qui nous permet d'abord de ramasser dans leur identité et leur différence les offensives d'Iran et du Nicaragua ; et ensuite, dans leur identité et dans leur différence, le travail des autres observatoires, à ce sujet.
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