Tout a une fin.
L'infini ne se vérifie pas.
Chaque division du tout est finie.
L'infini se divise entre ses divisions finies et un tout qui ne se vérifie pas.
La division de la division est un mouvement fini.
L'infini de la division ne se vérifie pas [1].
Comme tout a une fin, sa fin est la première qualité, la première détermination, la première négation de tout.
C'est par sa fin que tout commence [*].
Le principe de sa fin est le contenu de la totalité.
Diviser la totalité jusqu'à la fin, est le contenu de la totalité.
Chaque chose étant une division de la totalité, chaque chose dépend de la fin de la totalité.
Par la fin de tout se conçoit le contenu de chaque chose.
Dans le contenu de chaque chose apparaît la fin de tout [2].
La fin d'une chose est sa réalisation, sa preuve.
Seule la réalisation d'une chose est sa vérité, seule la vérité d'une chose est sa réalisation.
La vérité est à vérifier, la vérité est à réaliser, la vérité est à finir.
Le possible d'une chose, le contraire de sa réalisation, n'est vrai que tant que la chose n'est pas réalisée.
Ce monde est possible, mais il n'est pas vrai.
L'humanité est une possibilité, pas encore une réalité.
Le possible est infini, la réalité nie le possible : tout est à réaliser [3].
La téléologie est la logique dont l'être est fini.
La téléologie est la méthode de pensée dont la fin est le commencement.
La téléologie est la preuve, la réalisation de la finalité, le mouvement de la vérité.
C'est une pratique, un mode de vie, un jeu.
Les téléologues sont des absolutistes du but.
L'histoire est le milieu des téléologues, l'urgence et le débat en sont les extrêmes.
La négation de la téléologie est l'aliénation [4].
[1] L'infini apparaît comme une représentation de l'imagination. Il y figure ce qui va au-delà de la fin, ce qui la dépasse. En vérité, l'infini ne va pas au-delà de la fin, mais repousse cette fin au-delà de soi-même, dans l'invérifiable. Ainsi la conception de l'infini se révèle comme l'incapacité de concevoir la fin, le manque de conceptualisation qui contient le manque d'imagination. Le dualisme perpétuel du mauvais infini ne rencontre que rarement l'effort violent, la négation radicale, qui permet de dépasser cette fixation. Einstein, par la théorie de la relativité, a illustré ce dépassement, en supprimant le paradoxe d'Achille et la tortue (Achille court deux fois plus vite que la tortue, et part derrière elle ; chaque fois que la tortue a parcouru une distance, Achille réduit l'intervalle de moitié ; et, donc, ne rattrape jamais la tortue).
De même que pour Gauss « l'infini est une façon de parler », et que, dans la théorie des ensembles, l'infini est une qualité, ce qui n'est pas dénombrable, l'infini, dans la pensée et dans le monde, n'est que ce dont on ne connaît pas ou n'imagine pas la fin. L'infini existe, mais n'a pas de réalité. [ã]
[*] Nous avons été fort surpris de constater qu'on avait pu comprendre l'idée de la téléologie moderne comme : la fin est commencement. Il est vrai que la formulation ci-dessus peut laisser supposer une telle conception qui ferait de la fin une fausse fin, une fin provisoire, et permettrait un enchaînement cyclique et infini de fins-commencements. Nous confirmons qu'après la fin, il n'y a rien, même pas d'après. Il faut donc affiner la phrase « C'est par sa fin que tout commence ». C'est en effet parce que la totalité a une fin qu'elle a pu commencer : seul le fait qu'une chose ait une fin permet qu'elle commence.
Mais l'ensemble du paragraphe est une exhortation méthodologique – l'accord et le temps du verbe dans le titre l'indiquent assez – et non, comme la fausse interprétation laisse entendre qu'il a été compris, une analyse ontologique. Il s'agit de montrer qu'une chose est compréhensible à partir du fait qu'on sait qu'elle a une fin, et que ce qu'on en découvre est alors bien différent que ce que permet la pensée déductive dominante, dans laquelle il faut aussi compter la dialectique : par la fin de tout se conçoit le contenu de chaque chose et c'est pourquoi la pensée extérieure, qui prend pour objet, a intérêt à commencer par l'idée que cet objet même a une fin. Il aurait peut-être été nécessaire de dire, au lieu de « C'est par sa fin que tout commence », « C'est par l'idée de sa fin que tout commence à prendre un sens ». Il aurait peut-être alors été mieux compris que ce paragraphe porte sur la téléologie, comme il est d'ailleurs résumé au paragraphe 4 : « La téléologie est la méthode de pensée dont la fin est le commencement. » (N.d.E.) [ã]
[2] La méthode de pensée utilisée dans la philosophie, puis dans les parcelles décomposées que sont ses héritières, est un mélange d'empirisme et de croyance matérialiste. L'empirisme ne reconnaît comme point de départ que soi, c'est-à-dire la sensation particulière, et s'élève à la totalité comme par les degrés d'une échelle ; de même, la croyance matérialiste présuppose une matière à toute chose (sauf, singulièrement, à la pensée), et entend par matière quelque chose d'absolument indivisible par quoi toute chose est uniquement et exclusivement identifiable, ce qui est pratiquement la substance, infinie mais indivisible, chez Spinoza. Sur cette base solide et sûre, on pose ensuite toutes sortes de spéculations, sauf celles qui prennent pour objet cette base, et qui donc la menaceraient.
Si, au contraire, toute chose a une fin, cette fin se substitue à cette base solide. C'est une base sans aucune solidité, puisqu'elle nécessite par essence d'être vérifiée, et que sa vérification la supprime. Commencer par la fin présente donc l'intérêt de rétablir la spéculation hors de l'opprobre positiviste en la plongeant dans l'élément de sa propre insécurité, c'est-à-dire en projetant enfin fermement de la finir. Spéculez, spéculez à tour de bras. Ce n'est donc pas de la nature de la pensée, des choses, que se conçoit sa fin, ou son infinitude, comme s'il s'agissait d'un peut-être, peut-être pas, d'un qui vivra verra, d'un loisir facultatif qu'on acquiert après avoir accompli sa tâche, mais c'est de la fin que se conçoit ce qui est.
Ainsi, c'est de la réalisation de la fin de l'humanité que se déduit la stratégie qui y conduit ; et non pas de la construction d'une situation plus ou moins crue satisfaisante, comme le communisme par exemple, où l'on verra bien après, en son temps, s'il y a une fin ou pas. C'est ici et maintenant que cette fin détermine déjà. C'est pourquoi il y a urgence : urgence à réaliser cette fin, urgence à créer les conditions de cette réalisation, urgence à fonder le débat qui en est la condition principale. C'est pourquoi ici et maintenant, l'émeute moderne revêt une importance particulière : elle est la seule étincelle de ce débat, de cette urgence, mais l'étincelle seulement. [ã]
[3] La vérité est un concept aujourd'hui en dissolution. La vérité n'est plus enseignée, son importance et son usage ne sont plus perçus. Si la morale a voulu être identifiée à la vérité, aujourd'hui la vérité n'est plus identifiée qu'à la morale. La morale étant désormais mondiale et unifiée, la vérité n'apparaît plus que comme l'une des pires contraintes d'une morale également en dissolution. Aussi, les exemples se multiplient où l'on voit le mensonge conseillé et pratiqué par les gardiens de la morale dominante (à la suite d'une prise d'otages dans une maternelle à Neuilly, la pédagogie antitraumatique prônait de mentir aux enfants sur l'exécution du preneur d'otages par la police, arguant de manière invérifiable que le mensonge serait moins traumatique que l'affirmation de ce qui semble avoir été ni plus ni moins qu'un meurtre, ce que ces enfants, évidemment, savent). Et, dans le parti opposé, le mensonge est parfois considéré comme une forme de subversion, et le serait bien davantage encore, si tous les partis pratiquant le négatif ne s'étaient pas toujours déclarés les meilleurs pourfendeurs de la vérité, héritage dont le sens semble oublié dans un passé pré-tactique.
Ce qui s'est perdu dans l'essorage moral du concept de vérité, c'est justement le concept. La vérité est véritablement le concept, parce qu'elle est la réalisation de l'idée de concept. La vérité comme réalité, comme fin de la chose, est niée par la morale, non explicitement certes, mais parce que la morale pose la vérité non seulement hors de la chose même, mais hors de toute chose qui n'est pas la morale, elle-même douée d'infinitude. Aussi bien la vérité comme réalité de la chose est urgence : urgence de réalisation, d'achèvement. La vérité est l'aspiration à la fin.
Si l'essence conceptuelle de la vérité, qui en fait l'à-venir et non pas un présupposé, n'est aujourd'hui plus guère connue, son autre sens, formel, est aujourd'hui celui que se disputent la morale dominante et sa dissolution. C'est la vérité de la parole. Si la vérité en tant que concept s'oppose au possible, la vérité en tant que parole s'oppose au mensonge. Cette vérité, contrairement à son concept, est fort bien connue de tous, puisqu'elle est l'objet de divers catéchismes, religions, écoles, informations, polices, justices. Mais, si nos ennemis continuent de s'en proclamer les défenseurs, nous continuerons aussi longtemps qu'ils existent à signaler en quoi cette défense est hypocrite. D'abord, évidemment, la vérité de la parole n'est pas indépendante du concept de vérité. La parole est l'engagement de la réalisation d'une chose. En ce sens, la vérité de la parole est le garant du dépassement dans le débat sur la fin des choses. Sinon, la vérité de la parole n'a effectivement qu'un sens de valeur morale, ce qui, dans notre perspective ayant une fin, n'a aucun sens. Le mensonge est ainsi toujours une manœuvre qui vise à retarder et à conserver, en vérité à gagner du temps contre la vérité, la réalisation, la suppression de ce dont il est l'engagement qui ne sera pas tenu ou le refus d'engagement. Paradoxalement, car l'apparence indique souvent le contraire, le mensonge dans la parole doit être ainsi considéré comme opposé à l'urgence.
Sans que cela doive être une règle, il peut être recommandé de mentir à l'ennemi, surtout lorsqu'on en est prisonnier et questionné. Dans cette figure exceptionnelle, la difficulté est la même que dans la réalisation de la vérité, mais repoussée dans un détour : il s'y agit de bien déterminer l'ennemi. Mentir à quelqu'un, ou ne pas tenir sa parole, en fait généralement un ennemi. Le plus sûr, dans ce cas, est de considérer cette rupture comme définitive. Quoi qu'il en soit, c'est d'abord à celui à qui on a menti qu'appartient la proposition de l'abolir ou non. [ã]
[4] Dans la philosophie classique, le concept de téléologie est beaucoup plus restreint qu'il n'apparaît ici. S'il y désigne en effet la finalité, c'est exclusivement par rapport aux lois de la nature, en opposition à la causalité. Or, une finalité qui dépassait le mécanisme de la nature, outre qu'elle n'était pas nécessairement une fin en soi, appartenait et provenait donc du surnaturel. Chez Kant, puis chez Hegel, la téléologie est ainsi le rapport entre le mécanisme borné de la nature et la liberté de la spiritualité infinie. La position matérialiste, notamment exprimée par Engels, dévoile (mais limite aussi) la téléologie comme une conception religieuse, le supranaturel implicite ne pouvant être que Dieu.
Le concept moderne de téléologie est issu de la critique téléologique de ces deux conceptions. D'abord, la spiritualité n'est pas infinie ; au contraire, elle est bornée par sa propre fin, la fin de l'humanité. Car même si des choses sont aujourd'hui douées de spiritualité, il n'existe aucune spiritualité hors de l'humanité. Ces choses sont parties de l'humanité, même si elles ne sont partie d'aucun humain, et la division de la spiritualité, ainsi donc aussi sa liberté, qui lui permet de hanter des choses, même si elle n'appartient à aucun humain, appartient à l'humanité.
D'autre part, la nature est une division de la pensée, et non pas l'inverse. Ceci n'est compréhensible, dans notre monde pseudo-matérialiste, que dans la mesure où l'on considère ce qu'on appelle nature comme fini. Car les matérialistes considèrent au contraire la nature comme infinie. Et, leur seule modestie, mais elle est de taille, consiste à se représenter comme une minuscule partie de cette nature infinie. Ils opposent à cette nature gigantesque, puisqu'elle va au-delà de leur imagination, non pas leur pensée, mais la pensée tout court, où la pensée est une sorte de gaz qui se dissout aussitôt produit, assurément rien qui existe dans la nature. Au contraire, la nature est une forme de la pensée humaine, et la pensée est quelque chose d'agissant, et pas seulement dans une tête, mais jusqu'à l'extrémité du temps et des étoiles.
Les modifications accélérées de la représentation de l'Univers représentent, en caricature, les modifications accélérées de la pensée humaine. Ainsi la découverte de milliards de galaxies et de distances prodigieuses est parfaitement proportionnelle à l'explosion de l'esprit depuis l'explosion démographique commencée il y a cent cinquante ans ; ainsi, la théorie du « big bang », outre son aspect puéril, est la tentative d'assigner un commencement à quelque chose qui n'aurait pas de fin, une extrémité inexplicable et d'ailleurs intenable à la nature. La vision du « big bang » est la vision de la finitude inversée du monde ; elle est le résultat de la tentative de conciliation d'observateurs qui cherchent à vérifier, pour le compte d'une idéologie qui le présuppose, le matérialisme infini et l'explosion de pensée humaine qui est ce qu'ils constatent réellement, mais sans le savoir. Le « big bang » est la tentative théorique de stopper et de contrôler cette expansion, de lui assigner une limite, matérielle, dans les termes mêmes de l'idéologie matérialiste dominante.
Pour les téléologues modernes, la création de l'humanité est l'œuvre exclusive de l'humanité. La fin du temps, et de l'Univers, est la fin de l'humanité, son origine découverte. Le temps et l'espace, l'histoire et l'univers ne sont que de la pensée en mouvement, le jeu de l'esprit qui impatiente les téléologues. [ã]
(Extrait du bulletin n° 7 de la Bibliothèque des Emeutes, 1994, augmenté d'une note en 2001.)
Editions Belles Emotions | |
La Naissance d’une idée Tome II : Téléologie moderne |
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