Parfois, le sens des mots s'use avant que le concept ne varie, et parfois, le concept se transforme alors que le mot plaqué sur le concept reste inchangé. Le mot « culture », dont le sens dans la langue est indiscuté depuis vingt ans, entre dans cette deuxième catégorie, car la culture elle-même a révélé que son sens est différent de celui qu'on lui prête encore ; et que ni ce sens ni ce prêt ne sont innocents.
La plupart des outils linguistiques adoptés et façonnés par l'information dominante ont un sens principal, grossier et réducteur, qui aplatit dans la confidentialité les définitions plus précises ou plus nuancées de quelques spécialistes ou irréductibles. « Démocratie » est l'archétype de ce travail sur les idées par la langue. « Culture », en revanche, allie cette volonté à un autre mécanisme du mensonge dominant, qui est contraire, et qui consiste à laisser cohabiter plusieurs sens inconciliables pour le même mot. A l'époque où l'autorité sur le sens des mots est passée de l'Académie aux rédactions des télévisions, cette autorité ne statue plus. Ceci encourage la confusion sur tous les termes, même ceux qui ont un sens dominant écrasant. La méthode pour faire passer un sens dominant écrasant, comme pour « démocratie », ou une confusion des sens, comme pour « culture », est l'usage du volume sonore et du martèlement massif, comme les moutons de 'la Ferme des animaux', qui interrompent tout débat en bêlant : « Quatre pattes oui, deux pattes non. » Ainsi, tout contre-argument peut être soit étouffé, soit rendu incompréhensible par trop de volume. Que le mouvement du concept corresponde au sens du mot qui le désigne est la tâche ménagère qui est la seule obligation dont ait à rendre compte la culture, qui doit d'abord être considérée comme culture de la langue. Mais la culture est un Buddenbrook, un Amberson ; et au cours de son ascension récente, son concept submerge l'art, qui est son cœur, les mœurs, qui sont son code et son frein, la théorie, qui est son organe reproductif, et l'ensemble des connaissances humaines, qui est sa fortune. Dans cette dispersion prodigieuse du dire et du penser, la culture a perdu le dire du penser, et le penser du dire, la vérité. La culture ne connaît plus les concepts et tolère que les mots trompent. Pour la première fois depuis l'existence de la culture, la culture ne permet plus de savoir ce qu'est la culture.
Ce qui a été appelé « la Fronde » est l'événement cardinal qui sépare le monde occidental moderne en deux périodes : d'un côté les guerres de Religion, les premiers troubles bourgeois, la fin de la scolastique ; de l'autre la naissance de l'économie comme idéologie, le Roi-Soleil, la colonisation occidentale de la planète. La Fronde, dont la défaite est la mort de la noblesse de l'esprit, véritable coup de guillotine virtuel, un siècle et demi avant son exécution, sépare deux conceptions de la dispute. Celle d'une joyeuse, joyeuse jusqu'au tragique, bagarre, la dispute cacophonique, où toutes les passions sont conviées, où de la bêtise à la finesse, de la cruauté à la grâce défilent toute l'Italie renaissante et toute la pétulance des personnages de Shakespeare ; et la société achevée dont les raffinements spirituels épuisent l'imagination, et dont la morale cynique ou cartésienne quadrille en maximes jusqu'à la négation et au plaisir. Avant la Fronde, les arts sont des moyens du débat, après la Fronde, ils voient leur unification dans l'Art, qui devient un moyen contre le débat. De même, la Fronde, ou plus exactement sa défaite, faute de savoir nommer ses buts, introduit l'époque où la culture n'est plus le soin apporté à tel savoir particulier, mais où la culture devient la culture tout court, culture absolue, un mot qu'on peut employer sans devoir y accoler ce à quoi il s'applique, la culture. La défaite de la Fronde, qui confirme la victoire simultanée des puritains anglais, ouvre une période de réaction en profondeur, dont la caractéristique dominante est bien partagée de nos contemporains, la certitude que l'organisation de la société ne changera qu'en retouches, et que le monde est proche de sa forme définitive. Ainsi, arts et culture, qui, lorsqu'on cultivait les armes, le jeu et l'amour, étaient presque des synonymes au service du changement, deviennent Art et Culture, au service d'un monde qui croit ne plus pouvoir que tendre vers la perfection de ce qui est là, outils collectifs et institutionnalisés de cette tendance. De Gracián à Herder, la culture devient la grasse clairière de la louange de ce règlement chicanier et pétrifié qu'on appelle la civilisation. Savoir-vivre et politesse y emballent, avec des précautions religieuses, les vertus châtrées de la vitalité, musique et danse, peinture et architecture, théâtre et philosophie, sciences naturelles et théologie. La culture, de soin personnel que chacun pouvait apporter à une qualité particulière, reconnue ou non, exclut ce qui n'est pas conforme à son contrat social collectif. Un savoir et une façon particulière de le formuler sont devenus nécessaires à son accès. En supprimant dans l'unité du concept toutes les déterminations particulières qui la définissaient nécessairement, la culture divise ceux qui ont accès à cette abstraction et ceux qui n'y ont pas accès. Et parmi ceux qui y ont accès se trouve aussitôt posée la division entre ceux qui la font et ceux qui la possèdent. Cette concentration et ces divisions ont une conséquence fondamentale dans le monde : le débat de fond n'est plus au carrefour des routes, l'épée à la main, mais dans les salons de la culture, dans les antichambres de ses propriétaires et dans les ateliers de ses artisans. En réussissant à ramener dans un tel enclos le débat sur l'humanité, la défaite de 1652 lui donne une unité de temps et de lieu, le langage de l'apologie et du compliment, toutes les garanties contre la sauvagerie négative de l'impulsion, de l'immédiateté, de la vie.
Réduit ainsi à être bibliothèque et fumoir de la communication, le concept de culture va témoigner désormais de plusieurs débats adaptés à ce confinement. D'abord, la culture cesse d'être le débat sur le devenir, et devient le miroir de ce qui est là, sans cesse poli. Dans ce cadre doré, ceux qui font la culture discutent ses propriétaires. Leur position, à travers le siècle qu'ils ont eux-mêmes appelé des « Lumières » est : le débat à ceux qui le font. D'ailleurs, ils ne sont pas opposés à ce que le débat appartienne à ceux qui le paient, car ils sont prêts à le payer eux-mêmes. La deuxième avancée de cette jeune bourgeoisie, et qui va dans le même sens d'abolir cette aristocratie sans rage qui stérilise la communication depuis qu'elle s'est soumise, à la fin de la Fronde, est de donner accès à la bibliothèque et au fumoir à quelques plébéiens taillés et polis, mais non anoblis, qui représenteront les humanoïdes non lettrés. De la sorte naît une extension du concept, la culture populaire, qui est bientôt divisée en raison de son absence de critique de l'Etat en cultures nationales. Les mœurs vigoureuses des serfs, leurs habitudes et croyances séculaires viennent alors rafraîchir et revitaliser les sèches perfections de la conversation qui était instaurée comme débat dominant. La révolution française achève de mettre bas les murailles crénelées, déjà bien poreuses, du champ clos de la culture. Celle-ci, instantanément ouverte à tous les vents, est suspendue pendant quelques mois. Alors que la culture suspend toujours la révolution, jusque dans les promesses, la révolution suspend toujours la culture, jusque dans les faits. Car la révolution est le débat même, le dépôt de munitions de la communication qui devient champ de bataille ; alors que la culture n'a jamais été davantage que son terrain d'exercice.
Mais ce qu'une révolution suspend sans l'abolir revient renforcé à la défaite de cette révolution. De la révolution française à la révolution russe, la culture, de synonyme de civilisation, est devenue synonyme de pensée occidentale. La culture est à la fois l'expression sur elle-même de la jeune expansion capitaliste et la fleur inaccessible de cette expansion. Elle est le discours de la richesse du monde sur lui-même, mais sans être elle-même cette richesse, la coquette, qui se séduit elle-même dans la réflexion infinie du miroir, son esprit fondant dans la vanité jusqu'à l'incapacité érigée en système de nommer le but, l'intérêt, la vérité de sa séduction. Cette scission, infinie, entre tout débat et l'essence du débat, est encore aujourd'hui la principale confusion de ce concept. Ainsi, la culture, désormais indépendante de ses propriétaires et de ses créateurs, est devenue culture sans maîtres et sans maîtrise, culture générale. Cette accumulation de connaissances situe son centre de gravité dans le surplus, le luxe fortement esthétisé destiné à compenser la carence du débat sur le but qu'est devenu l'Art. Si la culture prétend maintenant irriguer bien au-delà de l'Art, l'Art est encore sa réserve de riz, l'ingrédient indispensable de ses festins. Lors de tout ce long siècle qui sépare les sans-culottes de la Commune de Cronstadt, la culture prétend même le disputer à la connaissance, c'est-à-dire que toute connaissance doit passer aux guichets de la culture pour être validée, son ubiquité absolutiste affadit à nouveau la culture, comme l'absolutisme politique avait perdu sa saveur et sa force dans la pérennité de sa victoire sur la Fronde.
Dans la culture se côtoient et se tolèrent désormais des conceptions différentes du débat, et de la division : une concurrence féroce, rétrécie jusqu'au chauvinisme, la divise en autant de cultures nationales que d'Etats colonisateurs européens ; une culture populaire, voire prolétarienne, est maintenant opposée à une culture mondaine, voire bourgeoise ; une culture classique, sorte de patrimoine momifié qui s'alourdit, est opposée à une culture moderne, sorte de laboratoire massicoteur qui s'étend, l'une cherchant à annexer l'autre, et les deux cherchant désormais à annexer les pensées non occidentales que la colonisation ramène enchaînées aux chars triomphants de ses expositions universelles. Ces différentes lignes de fracture superposées, nées des refoulements successifs du débat, ont pour résultat de priver la culture de propriétaires et d'isoler ceux qui la font sur la scène du vaudeville intellectuel, à laquelle ils s'accrochent de leurs pinceaux, de leurs pointes, de leurs plumes. Ils ne savent plus s'ils doivent rendre compte à un grand public, dont ils se rêvent les tribuns, ou à un mécène, dont ils se voudraient les danseuses. Insensiblement, la culture n'est plus le lieu de débat, même sans danger ni conséquence, qui avait permis son essor, mais un outil de propagande. Insensiblement, la culture n'est plus le miroir des maîtres du monde, mais le mirage des pauvres.
Au moment de la révolution russe, mais hélas sans rapport avec elle, apparaît la première critique de la culture par ceux qui sont reconnus la faire. Jusqu'à Dada en effet, les critiques qu'on pouvait entendre dans la culture tranchaient des courants de pensée, des modes de gouvernement, des types de gestion, voire des comportements sexuels ou affectifs. Mais pour la première fois, c'est la culture qui devient elle-même l'objet de la critique, ou plus exactement du malaise. La critique de Dada est cependant une critique de la culture au nom de la culture. C'est ce que le surréalisme n'a cessé de vérifier, en cultivant sa négativité. Parallèlement à cette profonde rupture dans la culture, qui est la volonté, insuffisante, de retrouver le débat sur l'humanité dans le monde, le débat sur l'humanité dans le monde, la révolution russe, a été à nouveau ramené dans la culture. Ses fossoyeurs, lénino-staliniens, national-socialistes, puis sociaux-démocrates et libéraux-déistes, ont entamé avec violence la sorte d'Assemblée constituante permanente et pléthorique qu'elle était devenue, non sans démagogie, dans l'affirmation triomphale du capitalisme occidental soutenu par tous les Etats, où se bousculent les artistes et les prolétaires, les industriels et les dandys, les militaires-politiciens, les boutiquiers-psychanalystes et les escrocs-policiers, toute la palette sans contours des personnages de Schnitzler et Darien, de Jack London et Marcel Proust. La culture, voulant paraître bander dur derrière les sous-vêtements de l'objectivité, tapine maintenant dans le ruisseau. Les grandes dictatures populistes, imitées rapidement par les grandes dictatures libérales toujours au pouvoir aujourd'hui, transforment ainsi la culture en un secteur d'activité. Comme le débat sur le monde a eu lieu sur les barricades, la culture ne peut plus passer, pour l'instant, pour le forum de ce débat, et devient donc un des services, une des divisions du monde réel, car l'idéologie matérialo-économiste, qui atteint son apogée grâce à la contre-révolution bolchevique, fait admettre que le débat n'est plus que la formalité, administrative de préférence, qui entérine les rapports de production. Giflée par Dada, la culture dominante voit ses galons cassés par l'Etat, qui la dégrade à un rang subordonné de son service de propagande, mais où elle retrouve son unité, et sa vigueur, comme à chaque fois au cours de son évolution, en s'abaissant.
La culture dominante est maintenant massivement destinée aux pauvres, qui ne sont cependant pas conviés à la faire, un savoir minimum, régenté par des mœurs castratrices, n'autorisant par exemple le bon sauvage Tarzan, ce fantasme pour bandes dessinées et cinéma, à ne s'y présenter qu'en raison de son origine ducale et après un stage de bonnes manières. La culture est devenue le discours de vulgarisation dominant que les pauvres sont appelés à approuver. Dans cette zone fonctionnelle de l'organisation collective s'organise un monologue dont bientôt le pouvoir d'illusion et d'hallucination va faire oublier les grossiers trémolos de la rhétorique initiale. Des lieux, des activités typées, à l'accès payant, et surtout un temps, celui qui est vécu comme une plus-value après le travail, désignent désormais cette zone fonctionnelle. Des ministres de la Culture et de la Télévision viennent encore élargir et rationaliser ce cul-de-sac de la communication. Cette somme d'industries du loisir, de gadgets de consommation, où se sont réfugiés tous les anciens arts sans emploi, sans dents, et qui retrouvent à leur surprise, avec la prothèse du spectacle comme rapport social, un similisuppléant à leur désir éteint pour cause de sénilité, devient une profusion de petits métiers à grande prétention, de minuscules capacités à majuscules vanités et d'arrivismes sans frein ni sens.
Depuis Dada et la révolution russe, l'opposition à ce monde n'a pas pu faire l'impasse sur la question de la culture, dont la formulation revient à celle-ci : est-ce que le débat sur le monde peut se contenter de la réserve indienne de la culture ? En effet, même lorsque la culture englobait encore les grandes plaines de la connaissance et les montagnes rocheuses de l'innocence, on pouvait la trouver trop étroite à la discussion un peu vive nécessaire à la suppression du destin ; mais, devenue l'appendice des polices, puis secteur mafieux de l'industrie, son utilité est celle des gardes suisses du pape, dont l'uniforme date de l'époque de leur gloire, de leurs conquêtes. Aussi, le mouvement conscient le plus radical de ce siècle est issu de la culture. L'Internationale situationniste n'en est encore qu'à refuser le débat tel qu'il se pose dans la culture, mais déjà en refusant tous ceux qui posent le débat dans le monde en acceptant la culture telle qu'elle est devenue. Les situationnistes pourtant, qui finissent par rejeter la culture comme n'étant qu'une marchandise, « la marchandise idéale, celle qui fait payer toutes les autres », après un long et difficile débat qui a presque duré autant qu'eux, sont encore ligotés par ce cordon ombilical, lorsque, avec enthousiasme, ils proposent les modes de subversion et d'intervention qui, depuis, ont trouvé une place pas même marginale dans la culture : graffitis, photos-romans, guérilla dans les mass media, comics détournés, seuls les films situationnistes n'ont pas encore remporté le plus large succès marchand ; et, plus récemment, aucun de ses membres n'a protesté audiblement lorsque les « œuvres » situationnistes ont été rassemblées en une spectaculaire exposition, au supermarché parisien de la culture, Beaubourg.
Les staliniens chinois, les plus fervents des occidentalistes, partis de la conception lénino-stalinienne de la culture, en ont poussé le concept vers son acception centralement policière. La « révolution culturelle », après avoir été longtemps applaudie par le monde entier, puis dénoncée comme lutte de factions par les sinologues antichinois et le parti qui voulait sauver la culture, est maintenant universellement honnie comme un effroyable mensonge sur la culture. Or, c'est un effroyable mensonge sur la révolution, et c'est cette partie-là de la « révolution culturelle » qui correspond à la lutte de factions ; mais elle a été la vérité de la culture, c'est-à-dire le faux débat qui interdit tous les autres. Cette acception sanglante de la culture, pourtant, choque : car les sectateurs de la culture, qui est précisément construite sur l'interdiction du duel, s'offensent d'un débat trop peu figuré, maniéré, et s'inquiètent, à juste titre, d'un rapprochement trop brutal, trop visible, de la question centrale de la communication, qui ne se pose que les armes à la main.
La dernière convulsion du débat sur le monde, la révolution en Iran, a nié massivement la culture : cinéma, musique, toutes les formes de l'art y ont été critiquées pour l'indignité à laquelle elles étaient parvenues. Toute la pensée occidentale, ses mœurs, ses rites ont été niés avec enthousiasme, leur hypocrisie conspuée avec ardeur. Les ennemis de cette révolution ont dû, à la hâte, bricoler un ersatz de culture fait des facettes saillantes d'une religion tombée à moitié en désuétude et des pans les plus nécessaires et les moins prostitués en apparence de la culture tout court, à savoir la culture occidentale. Cette pâte provisoire, qui se fissure comme la calotte improvisée de Tchernobyl, assure encore aux contre-révolutionnaires d'Iran, qui en sont les maquereaux, un précaire silence. Elle a vérifié que la culture n'était universelle que comme bâillon.
Le débat sur l'humanité dans l'histoire permet aujourd'hui d'affirmer tout d'abord que la culture, qui n'a pas toujours existé, n'existera pas toujours ; ensuite, qu'au cours de son existence, ni fortuite, ni machinée, elle s'est transformée, et beaucoup, et vite ; enfin, que son rôle est essentiellement contraire au débat sur l'humanité, d'abord en le désarmant, ensuite en le prostituant, et toujours en le déviant, en le freinant, en le dissimulant.
Aujourd'hui, derrière son apparence de diadème sur le front du savoir, la culture en est plutôt la plume dans le cul. Aussi bien en tant que beau savoir qu'en tant qu'ensemble des mécanismes de pensée consciente, y compris la langue, la culture n'est que le voile complaisant de l'ignorance qui s'érige en son contraire. Sous les coups successifs des différentes révolutions, qui se sont ainsi révélées être les moments du débat, la culture, qui a toujours été la tentative d'immobiliser le débat, de pétrifier les élans, de substituer la forme au fond, n'est plus le rassemblement de l'intelligence du temps. La crédibilité étant le capital de cette banque où l'on place des idées, ses guichets tous ouverts ne dissimuleront plus très longtemps ses coffres tous vides. Le mouvement historique de la culture est la séparation de la pensée et de l'acte. La conscience, la raison et la parole ont voulu asservir le coup, le geste, la passion dans la dispute. Cette séparation de la culture et de la réalité du débat a d'abord pour conséquence l'hostilité, l'hypocrisie et la mauvaise foi des tenants de la culture face à ceux qu'ils en excluent. Car, quoiqu'il s'y ralentit considérablement, le monde ne se fait pas dans la culture ; mais cette séparation est créatrice d'une véritable explosion de pensée, dont, compte tenu du peu de maîtrise que l'humanité peut revendiquer sur sa propre pensée, il serait hasardeux d'affirmer qu'elle ne se serait déroulée que dans le vase clos de la culture. On retrouve ici une des figures les plus connues de l'aliénation : en ramenant toute la légitimité du débat dans la culture, en dissociant officiellement parole et acte, la parole se multiplie. En séparant pensée et acte dans la dispute, on gagne de la pensée en quantité et l'on perd la qualité de l'unité de la pensée et de l'acte. Cette séparation, source de la richesse de la pensée occidentale, est pratiquement réalisée. Au moment où elle paraît omniprésente, la culture, qui a achevé son travail dans l'histoire, reflue déjà.
Son ubiquité apparente et l'évanescence simultanée de son essence sont le miroir de la contradiction principale de la culture. La culture est en effet le savoir universel, mais à l'instant où le savoir universel est considéré comme son propre objet il devient, en fait, son contraire, une spécialité. La confiscation du débat sur l'humanité, d'abord comme art, puis comme spectacle, n'a pas éliminé celui-ci dans le monde, évidemment. La culture, contrainte par sa prétention à l'universalité d'accepter toutes les spécialités de la pensée sans pouvoir les fonder, ni même les intégrer, est devenue elle-même la spécialité du savoir non spécialisé. Cette faillite n'est d'ailleurs que celle de la volonté conservatrice de l'espèce de vouloir soumettre l'acte à la pensée, en les séparant.
Aujourd'hui, ce qui est encore appelé culture fait illusion comme une famille ruinée, dont la ruine est dissimulée derrière son nom glorieux, et son château, qui se délabre. Si l'on prête encore à cette spécialité, qui a permis tant de spécialités au nom de l'universalité, quelque universalité, c'est parce que nous voulons bien partager l'illusion qu'elle entretient. Derrière cette prétention d'être l'exposant de toute connaissance, la culture s'est déjà rétractée dans deux attitudes, l'une platement conservatrice, l'autre, non moins platement, degauche.
a) Explosons la Maison-Blanche
ou la culture assenée
D'un côté, la culture est le résidu du savoir prémoderne, sur lequel s'assied, souvent avec suffisance, le pauvre moderne. La culture dite classique, la culture dite populaire, la culture dite nationale et la culture dite prolétarienne ne sont plus que les fossiles, durcis et écornés, de ce qu'ont été la culture prolétarienne, la culture nationale, la culture populaire, la culture classique et même de ce qu'a été le savoir avant que la culture ne soit aliénée hors d'une qualité individuelle de la pensée consciente. Chacun des moments historiques où elle s'est modifiée constitue une strate pétrifiée, dont l'empilage serait la culture. Ce monument aux morts est d'ailleurs souvent applaudi pour sa jeunesse. Jeunesse qu'avait chacune des strates en cours de constitution, mais qui est perdue dans la nostalgie même. Voilà le débat sur l'humanité dans le salon arrivé à une autre contradiction : l'accumulation de la culture passée, c'est-à-dire le poids grandissant sans cesse de l'absence de débat réel, empêche visiblement la culture de remplir sa fonction de débat réel, qu'elle s'était pourtant assignée et qui demeure son fantasme. Autant de spécialités naissent de cette pseudo-universalité passée qu'il ne s'en tolère simultanément autour de la culture contemporaine. Présentée comme le passé objectif, cette culture est utilisée pour soutenir, de tout son poids, une opinion présente, pour donner à une argumentation pauvre une légitimité, une richesse universelles. Cette culture, où sont mélangés en des cocktails informels, qui puent le grenier, des mœurs et des religions anciennes, des vérités populaires et des classiques de l'Art caricaturés par l'enseignement, un langage plutôt qu'une langue, et une représentation de l'histoire fort respectueuse des quelques religions dominantes, est la culture des ultra-conservateurs, ethnicistes et nationalistes. L'opposition de cultures entre ethnies ou races ou nationalités différentes est une véritable nécessité de l'ultra-conservatisme si répandu aujourd'hui. Car, dans le paysage muséographique mort qui sert de décor à sa passivité d'ensemble, cette opposition est souvent le seul élément vivant, parfois militant. Mais cette division de la culture, à laquelle s'identifie comme si c'était une évidence le soumis moyen, n'est au sens propre du terme qu'une sous-culture. La culture, en effet, est essentiellement une : c'est la pensée occidentale revendiquant l'histoire, c'est l'expansion de cette pensée à travers le monde. Les Zoulous ou les Japonais par exemple, n'ont pas de culture. C'est la pensée occidentale qui détermine, chez les Zoulous et les Japonais, ce qu'elle appelle à son image une culture, qui n'a pour « histoire » que la manipulation occidentale de ses bribes de passé et, pour expansion, que sa diffusion grâce à la pensée occidentale. La culture zouloue, la culture japonaise, sont le monde occidental arrivant chez les Zoulous, les Japonais. Ensuite, une culture nationale est une sous-division de la culture occidentale dominante, effectivement une sous-culture. Car, en vérité, les concepts même de nation, de race ou d'ethnie sont des divisions de la culture. Les nationalistes ont inversé cette réalité en un indépassable bunker conceptuel : pour eux, c'est la nation qui a fait une culture. Ce ne sont pas les Français, Zoulous ou Japonais qui ont fait une culture française, zouloue ou japonaise, c'est la culture qui consacre la division entre Français, Zoulous et Japonais, et en ayant commencé par les Français. Alors que le bras armé de la contre-révolution occidentale frappe à travers le monde depuis 1652, la culture suit cette fuite en avant comme les percepteurs de Justinien suçaient l'Italie vaincue dans le sillage des armées de Bélisaire. En entier et en détail, la culture nationale, raciste ou ethnique, qui souvent d'ailleurs s'exprime a contrario, comme le racisme des antiracistes (c'est-à-dire en prétendant prouver l'égalité des cultures française, zouloue et japonaise : si ces cultures nationales peuvent être égales, c'est donc qu'elles existent et que la culture est divisée nationalement), est la petite épargne du pauvre occidental, que celui-ci vient, de son aigre fierté de soumis, livrer à la constitution du mur d'enceinte de la forteresse Vieille Europe ; et pour ceux qui habitent à l'extérieur de ce berceau de la culture, dont les limites sont en cours d'érection officielle, la culture nationale, leur culture nationale, est leur jappement de colonisés consentants, leur preuve d'allégeance à une pensée qui, après avoir inondé le monde au travers de ses couches perméables, se retranche dans un asile de vieillards incontinents. D'ailleurs, ceux qui comparent des cultures nationales ignorent généralement l'une des deux, ce qui leur semble la preuve de son inconsistance, qui n'est que leur ignorance. Ainsi, des « néonazis » allemands aux derniers communistes antistaliniens, des régionalistes forcenés aux écologistes retournés à la tourbe, la culture est le gisement du passé dont ils pensent qu'il démontre leur science, alors qu'il n'est que l'étalage de la misère de leur savoir, jusque dans la méthode de ce savoir. Et de même que ces pauvres particulièrement rébarbatifs pensent utiliser la culture comme argument de dispute, ils l'utilisent au contraire pour interdire tout argument. Le concept de culture leur paraît, en effet et à juste titre, une grandeur qui ne reviendra plus, et qu'eux-mêmes sont bien trop humbles pour pouvoir discuter, restaurer, maîtriser. Dans son acception conservatrice, la culture assenée est le plus clairement censure : censure de ceux qui sont exclus de la culture nationale, ethnique ou de classe particulière en question, mais aussi censure de ceux qui excluent en son nom, par le fait de leur passive soumission à un mythe si grand, dont ils ne peuvent que brandir les symboles, incapables de le discuter, critiquer, dépasser.
b) Explosons le Kremlin
ou la culture autoadministrée
De l'autre côté, la culture progressiste, telle qu'elle est devenue dominante dans les Etats occidentaux, est celle que les pauvres sont censés faire eux-mêmes, le comble de la censure, l'autocensure. C'est la culture du ministère, c'est la culture des pages « Culture » de tous les journaux, c'est la contre-culture. Dans l'imagination du pauvre, elle représente l'alternative à la misère. Elle est, en effet, la richesse supposée à venir. La culture, c'est ce que pratiquent tous ceux qui travaillent après le travail, en attendant de la pratiquer à la place du travail ou, rêve suprême, comme travail. Car, si l'on imagine une société où règnent le bonheur et la concorde, l'harmonie et l'épanouissement de l'individu, qu'y fera-t-on ? De la musique le matin, de la peinture l'après-midi, de la littérature le soir ; de la bicyclette pour s'ouvrir l'appétit, des fêtes populaires les week-ends, des festivals d'humour et d'amour l'été ; un peu de philatélie, un peu de jeu, un peu d'acquisition de connaissances, de voyages, de rencontres sexuelles, et quelques partouzes généralisées. Si, aujourd'hui, ni les communistes ne sont capables de dire comment serait le communisme ni les libéraux de formuler un projet à leurs réformes, c'est parce que la culture en est la nébuleuse implicite. A titre individuel, l'attrait de la culture est encore plus fort pour les pauvres : c'est le seul domaine où la médiocrité même permet de faire une carrière abrupte, spectaculaire. Si la jeunesse actuelle se jette aussi massivement dans le rock, c'est parce qu'on y devient star mondiale avant vingt ans, chacun bien sûr modelant son arrivisme en la matière, car certains, par exemple, ne croient pas qu'il soit trop favorable d'y paraître trop compromis avec le monde marchand. Cet ascenseur supersonique à carrière habite même depuis vingt ans les rêveries des moins jeunes, ceux qui avaient vingt ans il y a vingt ans. Enfin, la culture distille des sujets de débat qui, chez les pauvres modernes, supplantent récemment le temps qu'il fait, le fait divers et la politique. Tel film, tel disque, tel pays oriental, telle façon de se costumer ou de boire, voilà de quoi il faut aujourd'hui se tenir au courant dans la société qui gravite autour du petit emploi : emploi moyen, emploi élevé, sans emploi. Dans ce ghetto accessible à tous, la culture est un sédatif doux qui se ramasse par terre. Elle fait taire ceux qui parlent, et elle fait parler ceux qui n'ont rien à dire.
c) Explosons Ostankino
ou avoir de la culture
Ce qui unit la culture du passé et la culture comme loisir, c'est leur image et leur fonction. L'image de la culture est d'une positivité sans bornes. Même ses critiques ont paru l'enrichir, puisque, provenant d'elle-même, elles démontraient davantage sa sincérité et sa vigueur que le contenu de ces critiques. Qu'elle soit considérée comme grandeur du passé ou comme promesse de l'avenir, qu'elle soit l'argument ultra-nationaliste ou le loisir fétiche, la culture est toujours auréolée d'avoir été, quoique cela n'ait jamais été encore formulé formellement, le lieu dominant de la communication qui a, au moment historique de sa constitution, tenté la scission du mot et du geste en consacrant la supériorité du second au premier. Le prestige encore inhérent à la culture, en proportion au prestige de la pensée occidentale, mais dont l'expansion vient de cesser – vive la révolution iranienne ! –, si intimement lié au savoir nécessaire pour pénétrer dans l'illustre assemblée qui statuait sur l'humanité, dissimule la réalité de sa fonction, qui, dans les restes passés au micro-ondes des idéologies conservatrices aussi bien que dans l'aménagement du temps par l'Etat, la marchandise et l'information dominante, est policière.
La culture est donc une pensée qui empêche de penser, une cristallisation de l'ensemble de la pensée qui se serait autonomisée de la pratique, où les « œuvres culturelles » sont la pratique de cette pensée hostile à la pratique, des trompe-l'œil hypocrites de sa tentative de supprimer la pratique, y compris la pensée comme pratique au profit d'une pensée cyclique infinie. Elle n'est plus la construction la plus avancée de la pensée en mouvement, elle est au contraire l'amarre qui ralentit l'impressionnante dérive de la pensée hors de toute maîtrise. La culture n'empêche pas le savoir universel, elle l'a perdu pour les humains en le divisant, créant ainsi les conditions de son expansion. Mais elle est toujours la prétention du savoir universel, et du savoir universel accessible. Cette prétention est devenue un mensonge en ce sens qu'elle empêche l'individu humain d'appliquer sa pensée au savoir du genre humain. Ce qui est perdu dans les restes de la culture, et qui initie son déclin par l'apparence contraire qu'enfin tout le monde aurait accès à ce jardin des délices, c'est le but. La question de l'individu, mais aussi déjà du genre, est : où dois-je déposer la bombe qu'est ma pensée ? Quelles sont les clés de voûte du mouvement à dynamiter, les spécialités à mépriser et celles à investir, comment mettre la pensée en puissance, quels sont les carrefours de l'esprit à faire sauter ? Les réponses dépendent du but, elles sont contraires à la culture parce qu'elles portent les armes, et elles devraient nous être enseignées enfants, au lieu de la misérable accumulation privée d'objet qui constitue la préface de la culture générale.
La Bibliothèque des Emeutes est donc résolument hostile à toute culture. Vous-mêmes, nous objecte-t-on, en avez bien, de la culture. Il faut être parfaitement ignorant pour penser que nous le serions moins, tant notre connaissance est rudimentaire et parcellaire, et même dangereusement trouée aux endroits les plus denses. Même si nos phrases sont parfois un peu plus compliquées que celles qui constituent les quotidiens, elles sont tout à fait compréhensibles par les premiers pauvres modernes venus, à condition que ceux-ci n'évacuent pas dans le ghetto de l'intellectualisme, ghetto heureusement rasé depuis vingt-cinq ans, ce qui heurterait par trop ce qu'ils tiennent pour des évidences, ou chatouillerait de trop près leurs complexes. Nous ne sommes pas plus difficiles à comprendre qu'un moteur de voiture, un nouveau logiciel ou le déroulement d'une saison de football. Mais même si nous étions l'expression d'une plus grande connaissance, nous n'en aurions pas davantage de culture. Au contraire, nous savons seulement ce qu'est la culture, et c'est pourquoi nous y sommes étrangers, y compris à ses modes d'accès : trop présents pour nous réclamer de celle du passé, trop actifs pour nous réclamer de sa contemplation, trop ennemis des illusions dont la culture, comme marchandise, est la boîte de Pandore. Lorsque quelqu'un dit : vous avez de la culture, il combine en fait les deux aspects actuels de la culture par l'hommage ; avoir de la culture signifie toujours, depuis trois siècles, avoir acquis la connaissance et l'urbanité suffisantes pour pénétrer dans le salon où l'on discute l'humanité. Mais ce salon a disparu. Et ce sont donc à la fois le passé et le loisir qui sont unis dans cet hommage. Les compromis entre la culture comme tradition et la culture comme occupation arriviste destinée à voiler l'ennui sont innombrables. Tous les pauvres utilisent successivement, voire simultanément, ces deux sens de culture, comme la plupart des travailleurs, qui se félicitent de leur travail, le maudissent l'instant d'après, sans conscience d'une contradiction aussi flagrante.
Tous ceux qui se réclament d'une culture quelle qu'elle soit sont des vieux, des résignés du petit emploi, des conservateurs ou des policiers. Qu'on se le dise !
C. de Chusrople
(Extrait de correspondance, texte de 1993.)
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La Naissance d’une idée Tome II : Téléologie moderne |
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