Hegel remarque quelque part que tous les grands événements et personnages de l'histoire mondiale se produisent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d'ajouter, la première fois comme blindage de la grandeur positive du passé, la seconde fois comme camouflage de la grandeur négative du présent.
Les événements de Thaïlande en mai 1992 rappellent ceux décrits par Marx dans 'les Luttes de classes en France'. La même pantomime s'y applaudit, et la même vigoureuse négation s'y devine. Mais le soulèvement de Bangkok marque aussi dans sa particularité sa différence avec cette orée de la période précédente. « En un mot : ce n'est point par ses conquêtes tragi-comiques directes que le progrès révolutionnaire s'est frayé la voie ; au contraire, c'est seulement en faisant surgir une contre-révolution compacte, puissante, en se créant un adversaire et en le combattant que le parti de la subversion a pu enfin devenir un parti vraiment révolutionnaire. » Hélas pour les uns, heureusement pour nous, de ce début il faut inverser la dernière proposition pour le nôtre : le parti « vraiment révolutionnaire » a enfin disparu de la scène de l'histoire, avec ses nombreuses prétentions et usurpations, et le parti de la subversion, en Thaïlande et dans le monde entier, renaît sur les vastes perspectives de sa profonde révolte enrayée, depuis 1848, par la tyrannie aujourd'hui décatie du parti qui proclame toujours la révolution sans jamais la faire.
Les événements de Thaïlande sont venus, dans le spectacle de l'information, relayer l'écho mourant de Los Angeles. La barrière infranchissable du son, qui a relié ces deux événements en les présentant sans lien, se fortifie en 1992 par leur séparation, dans l'architecture du silence de ce qu'elles recouvrent. Mais il n'était ni seyant, ni nécessaire, ni prudent, dans l'idéologie de la forteresse, d'attribuer une place aussi prééminente à la Thaïlande qu'à Los Angeles, dans le spectacle de la révolte. S'il ne s'était simplement agi d'y combler un intervalle inexploité, un créneau temporel, l'insurrection de Thaïlande aurait été une occultation parmi les autres, de Blantyre à Coventry.
L'information dominante s'est acoquinée à cet événement, pour plusieurs raisons qui en font donc le spectacle relais, non d'envergure, mais de taille moyenne, de la révolte de Los Angeles : elle aime bien la Thaïlande, pays de ses vacances et des sex-safaris auxquels tous ses responsables sont loin d'être indifférents, le soleil de ses plages, avec la nourriture épicée et les couleurs pittoresques d'un bouddhisme cool, qui enveloppent avantageusement toutes les drogues qu'on trouve également dans les capitales occidentales, mais en pureté moindre, et en tarifs nettement supérieurs ; un vrai mouvement « démocratique » à sa façon s'y était formé, contre une vraie dictature militaire orientale, et cet antagonisme permet à cette information une jonction d'apparence cohérente entre les soulèvements de Birmanie et de Tian'anmen, entre les théories de Fukuyama et de Lee Kuan-Yew, entre l'Occident libéral et la tyrannie asiatique éclairée. Dans ce royaume où le roi est si décoratif, le journaliste moderne ne doit pas seulement regarder, écouter, entendre, il doit sentir l'argent, oui, il doit le palper. Car la Thaïlande est devenue pour les économistes l'un des quatre « petits dragons » de l'Asie, c'est-à-dire un paradis réel de débauche modérée et de corruption tendre.
L'émergence d'une « classe moyenne », va savoir ce que c'est, où le journaliste se fond comme un caramel dans la bouche, mais une bouche où coller aux dents est une vertu, a donc été applaudie avec vigueur, de l'autre côté du Pacifique, de l'Indonésie et de l'Inde. La Thaïlande est gouvernée par des généraux depuis soixante ans, et voici soudain un mouvement issu de ce petit commerce qui aimerait devenir grand et qui est le cœur du petit dragon qui aimerait devenir grand. Fin mars 1992, les élections ont donné naturellement la victoire aux généraux, ce qui n'est pas très « démocratique », car comme nous l'enseigne l'information avec de plus en plus d'insistance, la « démocratie », ce n'est pas les élections elles-mêmes, c'est lorsque le parti pour la « démocratie », celui bien sûr soutenu par l'information, l'emporte. Lorsque donc le général Suchinda, premier ministre, nomme son gouvernement le 16 avril, le mouvement se déclenche sur un détail procédurier : Suchinda, n'étant pas lui-même élu, ne peut théoriquement être premier ministre. Ce vaste sujet de mécontentement réunit 50 000 personnes dès le 20 dans Bangkok. Puis à partir du 4 mai, les manifestations sont quotidiennes. C'est la date à laquelle un autre (ex-)général, chef du parti bouddhiste, commence une grève de la faim contre le vice de forme. Chamlong Srimuang, intègre ascète autoritaire, chaussé de sandales faites de pneus, propose même que l'un des trente-deux députés de son parti démissionne pour permettre au premier ministre de tenter loyalement sa chance dans la circonscription si gracieusement ouverte à la juste compétition.
Il faudrait vraiment être quelque bâtard entre un spartiate et un puritain quand, journaliste, on ne se laisserait pas tenter d'être envoyé spécialement, ce printemps, en Thaïlande, pour relater une si charmante image : un démocrate, bouddhiste vertueux, défie pacifiquement un tyran bureaucrate galonné, fourbe et cruel ; et ce Gandhi thaïlandais draine derrière lui une manifestation joyeuse et calme, d'où émergent les superbes statures middle class de vieilles matrones burinées à la sueur du front (de leurs salariés), de cadres bancaires qui ingénument relatent à leurs bureaux, par téléphones portatifs made in Thailand, les conditions héroïques qui obligent ces enfants du devoir à poser pour les télévisions occidentales, de fonctionnaires astucieux tout juste rentrés du Cambodge, où leur investissement a été total, et de quelques tenanciers qui ont démocratiquement confié leurs bordels à quelque péripatéticienne montée en confiance au rang de sous-mac. On sent d'ailleurs toutes ces volontés, assises par terre, tendues vers le sacrifice d'elles-mêmes, en glorieux soutien à l'intransigeance de ce Chamlong qui a promis que sa grève de la faim ira « jusqu'à la mort ». Et on vilipende les vieux privilèges militaires, on houspille l'insuffisance de la lutte contre la corruption, on invective le conservatisme népotique des gestionnaires à képi, car de tous ses vœux, on appelle, simplement, ce monde vertueux et doux, nuancé par la libre concurrence et la liberté électorale, dont rêvent de toute leur naïveté innocente et souriante nos journalistes occidentaux. Oui, comment ne pas concéder un spectacle ne serait-ce que moyen à cette exubérance modérée, à ce romantisme réaliste, à cette débauche de positivisme, c'est vraiment la bonne révolte, à ce désir d'expansion du petit commerce, manifesté si poliment ? C'est dans son nom que le journaliste de 'Libération' porte la caractéristique générique de sa corporation, prise au moment où elle fonde son spectacle moyen de la révolte moyenne, de la classe moyenne, en Thaïlande : Lebas, Alain Lebas.
Du 4 au 10 mai le général bouddhiste continue sa grève de la faim. Le général ministre fait le dos rond, puis promet. Voilà qui suffit à Chamlong. La grève de la faim s'arrête, les manifestations s'arrêtent, avec menace de recommencer le 17 si rien n'est tenu. Rien n'est tenu : le cadeau d'une trêve à un bureaucrate, surtout prodigué par un ex-bureaucrate, c'est contraindre le bénéficiaire d'essayer, par gratitude, de faire cadeau à l'information occidentale d'un spectacle de protestation accrue. Ainsi s'enchaînent, guidés par de minuscules intérêts, les événements les plus tragiques.
Le 17 mai, que le spectacle mondial est venu encadrer en fanfare et en nombre, s'est transformé en l'inverse de l'idylle « démocratique » de l'idyllique « classe moyenne », en émeute. Derrière la nouvelle tranche de la société que sont les cadres et petits patrons qu'un tourisme de masse, dopé par le trafic de drogue à moins que ce ne soit l'inverse, a importée, non sans répandre massivement d'Occident le virus du sida, en voici la négation, la progéniture. Les « mobsters », adolescents précoces de la frange obscure que le spectacle a omis d'obturer, se sont frayé un chemin à travers le ventre mou et les intestins obstrués de la manifestation, jusqu'aux barrages de police en dur. La police a été battue, l'armée l'a suppléée, a tiré et arrêté.
Le 18, alors que la « classe moyenne » prête à mourir est rentrée chez elle, à l'image de sa fraction étudiante, barricadée dans une université que personne ne songe à inquiéter, sauf quelques mobsters qui ont, hommage à leur lucidité, érigé une barricade de bouteilles de gaz devant cette faculté ainsi menacée de sauter, les soldats éberlués retrouvent en face d'eux des combattants déterminés. Des dizaines de voitures sont saccagées, des magasins pillés. L'hôtel Royal, où s'ébaubit Lebas, est un champ de bataille qui fait écrire à la presse affolée qu'il y a là des dizaines de tués, des centaines de blessés. Les faiseurs de spectacle se demandent pourquoi ils sont venus dans cet enfer. Chamlong est arrêté. Les manifestations gagnent la province, où il n'y a point d'information, donc, car ainsi va la communication aujourd'hui, point d'excès.
Le 20, Lebas fouille : « Tous les témoignages confirment que l'opposition massive et pacifique au gouvernement a été remplacée par des actes de violence et de vandalisme gratuits, commis par des jeunes “enragés”. » Quelle horreur ! 3 000 arrestations. Les mobsters, « enragés », et pour cause d'aliénation prolongée, s'en prennent en effet du haut de leurs mobylettes à tous les panneaux de signalisation, feux rouges, puis dévalisent les armuriers. Une rumeur fait état de « headhunters », qui ne se distinguent des « mobsters », dont ils feraient la chasse fatale, que parce qu'ils ont un employeur, le gouvernement. Du coup, Chamlong le démocrate se tait, et Suchinda le bureaucrate s'écrase.
Du coup, la troupe se scinde. Car les armées modernes, comme celles de Thaïlande, qui n'ont de la guerre d'autre conception que le mode d'emploi de leurs armes, découvrent certains effets secondaires de celles-ci : frappez, mais si c'est du dur qui ne se casse pas, la vibration en retour risque de vous casser, vous. Et ce 20 mai, la scission de l'armée thaïlandaise ne rencontre plus l'incrédulité que de l'information occidentale, pour qui ça va un peu trop vite. Elle avait pourtant raconté la scène, où, la veille, des manifestants pourchassés par des soldats avaient pu traverser les lignes des Marines, qui s'étaient refermées devant les poursuivants ; et laissé entendre l'ubiquité des affrontements entre corps de troupe. On n'en est plus à « classe moyenne » contre bureaucratie, on est à subversion contre l'alliance « classe moyenne »-bureaucratie. Et rien ne dit que le soldat, le Marine, en est resté au premier antagonisme. Au contraire, cet exclu, aussi bien de la bureaucratie triomphante que du petit commerce façon petit dragon, serait plutôt leur ange exterminateur que protecteur. L'antagonisme entre opposition libérale et despotisme éclairé doit donc immédiatement cesser.
Ce 20, l'unité du vieux monde retrouvée fête un de ses spectacle les plus réussis. Le roi Bhumibol est sorti de son tiroir à mythes et installé devant une caméra de télévision. Chamlong et Suchinda sont à genoux devant lui, tancés tous deux, et appelés à démissionner tous deux. Suchinda relâche 3 000 personnes et promet l'amnistie, à la fureur des « démocrates » qui ne veulent pas d'amnistie, parce que ce ne sont pas eux qui ont été arrêtés, et qui reprochent donc cet acte de remise en liberté de leurs ennemis gueux, en prétendant que Suchinda se met ainsi à l'abri d'éventuelles poursuites ultérieures, tu parles ! Chamlong appelle à la fin des manifestations, puis se tait, comme promis au symbole couronné.
Le lendemain, les manifestations cessent. Le surlendemain, Suchinda démissionne. On nettoie, on efface, on oublie : les pillages, les « actes de violence et de vandalisme gratuits » sont annulés rétrospectivement, il y a erreur, ils n'ont jamais eu lieu ; headhunters et mobsters disparaissent comme s'ils n'avaient jamais existé ; le nombre de morts, qui avait grimpé à plus de 100 dès le premier soir, est corrigé par l'unité retrouvée : moins de cinquante au total. Un nouvel élément statistique, par contre, vient s'incruster, dans la longue succession des bilans corrigés : c'est le nombre de « disparus », toujours précis à l'unité près. Le 22 mai, on en est à 1 347 « disparus » !
Chamlong, qui refuse de se donner en spectacle, le bouddhisme n'a pas encore compris la communication dans notre société, est maintenant critiqué violemment par l'information. On dénonce son caractère autoritaire et jusqu'aubouddhiste. La gouache sommaire d'une victoire démo-étudiante est ainsi crayonnée de vindicte et de grandes phrases. Le parti de Lebas est ainsi, aigre et revanchard, surtout après avoir eu si peur.
La Thaïlande est bien le Triangle d'or entre la Birmanie, la Chine et l'Indonésie. Les mobsters de Bangkok vont bientôt voir les mêmes mobylettes qui en mai 1992 terrorisaient le cadre et le flic, le moine et le journaliste, l'officier et le commerçant, l'étudiant et le spectateur occidental, exportées vers Rangoon, Beijing et Jakarta. Cet air vivifiant de pétrolette d'adolescent se fraiera alors une voie même à travers les fétides nappes d'émeutes rituelles coréennes, comme celle du 31 mai à Séoul. C'est sur deux roues que l'esprit des gueux d'Iran envahit par accélérations soudaines tout l'Extrême-Orient.
(Extrait du bulletin n° 6 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1993.)
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La Naissance d’une idée Tome I : Un assaut contre la société |
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