Après l'émeute


 

 

Une vague de révolte, haute et pétillante, vient de se briser. Plus qu'aucune de celles qui l'ont précédée, elle est passée inaperçue en tant que tentative de rupture et tentative d'unité de ceux qui veulent cette rupture. Ne pleurons rien : l'échec est fécond tant que la maturation en dispute encore l'avenir à la résignation.

Pour les mêmes raisons qu'une Bibliothèque des Emeutes était née au début de 1989, ce diffus soulèvement avait commencé à manifester sa prodigalité dès l'été de 1988, atteignant son apogée juste avant son rapide déclin, entre le printemps et l'automne de l'hémisphère Nord en 1991. Sur les cinq continents, c'est partout l'émeute moderne, trop souvent sans lendemain, qui a été le dénominateur commun de ce vaste mouvement anonyme et ignorant son identité, son ubiquité, son radicalisme plus profond qu'apparent. La forme urbaine et imprévue de l'émeute, spontanéité et absence d'organisation, pillage de marchandises et destruction de bâtiments publics, prise à partie de l'information dominante et débat en actes plutôt qu'en paroles, brusque plaisir et absence de théorie, goût de se battre plutôt que goût de vaincre, a secoué à plusieurs centaines de reprises l'impréparation de ceux qui la déplorent et la combattent, autant que de ceux qui l'approuvent et la soutiennent. Bien peu de ses admirables auteurs ont poursuivi cet appel des tripes, ce refus de la soumission, cette pyromanie de cœur initiée par les allumettes de l'humour ou les bazookas de l'honneur. La mort, la prison et surtout la survie ont ravalé cette foule guerrière si dépourvue d'uniformes et de drapeaux, de chefs, de tactique, de stratégie, d'armes et d'idées. Ils sont encore moins nombreux ceux qui ont vu combien ils étaient nombreux à refuser ensemble et partout que les vieilles bites du présent se reproduisent encore dans les matrices du passé. Quel grand jeu tant de liberté et d'imagination, de jeunesse et de beauté, mettait à portée de la main, comme la plus belle marchandise à travers la plus incassable vitrine ! Mouvement encore plus disparate et silencieux que la vague précédente, celle de 1978-1982, celui-ci ne laissera pas autant de regrets, et même s'il laisse autant de rage, n'en laissera pas autant d'impuissante !

La période que l'ennemi essaie de faire celle de la « chute du Mur » est celle de la simple émeute. La simple reconversion, ou plus rarement la fuite, des gestionnaires staliniens en tout ce qu'on voudra n'a dominé cette période que pour les gestionnaires. Au contraire, nous, leurs ennemis, considérons cette modification de leurs organigrammes et de leurs idéologies comme issue du même phénomène que la puissante offensive contre ce qu'ils continuent de défendre, si ce n'est même une conséquence de cette offensive. Mais que le « Mur » soit tombé sous nos coups, ou parce que nos ennemis n'arrivaient plus à le soutenir, n'explique ni le début de la grande vague d'insurrections de 1988-1991 ni sa fin.

La Bibliothèque des Emeutes, qui pendant toute cette période cherchait comment dépasser l'émeute, n'a plus qu'à regarder autour d'elle : presque partout nous sommes après l'émeute. L'émeute n'est pas un événement qui se reproduit à l'infini, identique à lui-même, un article de série. Là même où cet événement qualitatif, historique, a frappé le plus profond, elle ne se reproduit plus, ou mal, ou lentement. En portant à ceux qui rêvent de quiétude infinie les cicatrices qui dessinent leur fin, cette curieuse irruption de colère et de jeunesse a perdu sa propre candeur. Aujourd'hui, l'ennemi a installé des tranchées, des coupe-feu, des cimetières. Que voulez-vous ? Il refuse de perdre, de mourir, avec la même acariâtre opiniâtreté avec laquelle il a amassé, depuis deux siècles, ses principes et ses préceptes, jacobins, léninistes, économistes, judéo-christiano-muslim, nationalistes, situationnistes, skins ou punks. Partout, il s'est blindé, presque partout il a même contre-attaqué. Sur plusieurs champs de bataille on a ainsi assisté à une fulgurante offensive des nôtres, suivie d'une contre-charge plus lourde, plus mécanique donc essentiellement tracassière, plus raisonnée aussi, de l'ennemi. Mais partout cet affrontement a détruit des architectures, des innocences et des inconsciences. De tristes populismes ont cherché à arrimer, à revers des évaporations des attaques, aussi soudaines que leurs apparitions, cette vivacité à des points de doctrine insignifiants. Les récupérateurs, ceux qui viennent donner des raisons aux émeutiers, le savent : après l'émeute, les émeutiers deviennent autres. Certains retournent au rien, télévisé et réaliste, de leur existence antérieure, blindés d'une hypocrite amnésie ; d'autres rallient l'ennemi, en tuniques culturelles, religieuses ou politiques ; d'autres encore se terrent, engrais des nostalgies futures comme les conseillistes de 1920 ou les postsitus de 1975, en regrettant les bons moments où tout était possible, quoique de toute évidence non ; les derniers enfin résistent, s'organisent, se consultent et n'avouent pas vaincu ce que leur parti pris avait voulu vainqueur. Mais pour les uns comme pour les autres, pour ceux qui sont déjà trop vieux comme pour ceux qui étaient encore trop jeunes, l'émeute ne reviendra plus sous la forme connue, répertoriée, d'un moment assez court de trois ou quatre ans, mais dont les premières apparitions en ont plus de trente. Car là où elle a vraiment eu lieu, l'offensive s'est transformée. Des batailles de positions, des batailles de diversions s'observent maintenant. La disposition n'est plus la même non plus. Chez l'ennemi, c'est surtout l'information qui a perdu son angélisme qui consistait à faire croire que, même dans sa marge, il était permis de griffonner ; elle s'est avérée être le commissaire politique de l'Etat et de la marchandise, le parti de la communication infinie, et a été reconnue telle, lors de l'émeute, d'où elle s'est désormais retirée, à coups de pied dans le cul, fort indignée que sa bonne foi, elle-même douteuse, ne suffise plus à ce qu'elle soit considérée. Chez nous, il est plus difficile de lire les identités, les trajectoires et les perspectives, car justement, c'est cette même information que nous avions coutume de piller dans ce but. Mais tant mieux, après tout : nos différends mêmes, issus des violents combats qui aujourd'hui sont aliénés, nous ôtent quelques illusions que cet intermédiaire entretenait, nous apportent l'étoffe d'un débat que l'information confisquait jusque dans nos brefs triomphes d'un soir. En ne venant plus devant mais derrière la police d'Etat, la police de la plume interdit à cette même police d'Etat ne serait-ce que de comprendre la griserie des tumultes, et comment on se parle dans les no-go areas où les minuscules rêveries et les grossières litanies des rédactions n'arrivent plus que comme le plus imprécis jet de fion.

Ce qui manque tant, depuis l'insurrection birmane jusqu'au curieux et tardif avortement de Moscou pendant l'été 93, c'est une théorie ; une théorie non seulement de la vague précédente, celle de la révolution en Iran, qui vit la fin de la révolte ouvrière en Pologne, la première insurrection d'enfants au Nicaragua et les premiers soubresauts des banlieues en Angleterre, événements dont la vague de l'émeute moderne de 1988 à 1993 est l'affirmation, mais une théorie du présent, de l'histoire, celle que nous faisons au moment où elle nous échappe, le ici et maintenant. Après l'émeute, c'est l'heure de soulever le débat parlé et écrit. Les riches bordées de coups, nous devons en traduire les concepts, non seulement en mots toujours maladroits, toujours approximatifs, mais en frontières de la pensée, en projets, en lignes de force, en hachures définitives. Le mouvement auquel nous venons de survivre change. Et ce que nous avons compris, même dans sa modification, même dans son arrêt, le fait, le continue.

Si ce que nous disons vous appartient, donnez-nous maintenant ce que vous dites.

Après l'émeute, son urgence se fonde.

Vive la fin du monde.


 

(Extrait du bulletin n° 7 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1994.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant