Aucun mois de mai qui ne commence par l'émeute dans le quartier de Kreuzberg de Berlin. Depuis celle, brillante et surprenante de 1987, qu'il vente ou qu'il pleuve, Mur ou pas, le rituel est toujours le même, les perspectives sont aussi nulles que la spontanéité, et comme c'est étonnant dans la vieille Allemagne, c'est du passé que cette émeute saugrenue tire sa sourde stérilité préprogrammée. Ainsi, en 1992, c'est devenu le rendez-vous international des touristes de l'émeute. 7 000 manifestants ont donc affronté des policiers bien préparés, pas surpris, incendié quelques voitures et brisé quelques vitrines, jusqu'à fort tard le matin.
Le seul élément tristement comique de cette farce sans cervelle est que la police, qui pourrait facilement ironiser sur tout ce qu'il y a là de conservateur et d'ultra-conservateur, ment quand même. Ainsi Dieter Heckelmann, Innensenator à Berlin, annonce que cette année l'émeute a été moins grave que l'année précédente en présentant le bilan chiffré : 286 arrestations et 104 flics blessés. De ce strict point de vue, qui spécule sur le fait que personne ne va vérifier, la Bibliothèque des Emeutes est obligée de démentir le petit politicard rusé. En 1991, il n'y avait que 181 arrestations et 87 policiers blessés. Il eût mieux valu reconnaître que cette année-là il y avait du soleil, et Los Angeles à la télévision.
La présence de Los Angeles, justement, force l'émeute à Toronto. En effet, le 2 mai, lendemain de la fin des affrontements, mais pas de leur spectacle, en Californie, l'habile police canadienne tue un petit dealer, dont la couleur de la peau, pas de chance, est noire, comme ça a déjà été le cas pour les huit bavures de cette police en deux ans. Pourtant, pas d'émeute le 2, pas d'émeute le 3. C'est le 4 que les leaders de la communauté noire, qui ont dès l'assassinat appelé au calme, font défiler les preuves zombies de leur autorité, de leur leadership. Que voulez-vous qu'il arrivât ? « Les gens brisaient tout ce qui leur tombait sous la main, a relaté un témoin. Des briques étaient lancées contre les vitrines, et ce qu'ils prenaient dans un magasin était lancé contre les vitrines d'autres magasins. »
Cette excellente technique déplaît à quelqu'un ? Oui, les leaders de la communauté ont vu celle-ci provoquée par une importante horde de fascistes, au nombre de 6, qui entendaient protester contre les crimes racistes contre les Blancs. Impudence ! Immoralité ! Provocation ! S'il y a des crimes racistes ça ne peut être que contre les Noirs. Sinon, les leaders de la communauté vont perdre leur monopole de porte-parole des martyrs du racisme. Mais « La foule s'en est pris aux policiers, après qu'ils eurent arrêté ces extrémistes ». Le moins qu'on puisse en conclure, c'est que la haine du policier est plus forte que l'indignation devant le racisme. Signalons également que les chefs de la communauté n'ont pas hésité, dans leur rapport, à séparer comme dans le meilleur apartheid les bons manifestants (500) des mauvais émeutiers (500 aussi).
Cent cinq magasins et 250 000 dollars de dégâts dénotent que cette manœuvre, à laquelle les images de Los Angeles ont poussé cette racaille récupératrice, qui aurait bien voulu prouver qu'à Toronto on ne se laisse pas emporter par la passion à déborder ses chefs naturels, a donc été une violente et amusante charge contre la marchandise. Le 5 et le 7 mai, des affrontements beaucoup moindres témoigneront cependant du goût de l'émeute persistant, dangereuse promesse de futur.
Sous le titre « Incidents raciaux » paraissent les maigres entrefilets décrivant l'émeute du 7 mai. Un coup de fusil sur un adolescent, dont la peau est noire, qui traversait une pelouse privée à vélo, semble avoir déchaîné 500 pilleurs, incendiaires, et agresseurs de journalistes. C'est ce titre qui est l'incident racial, qui avalise que tout pauvre de couleur noire, s'il est agressé, est d'abord noir avant d'être pauvre.
Appendice ridicule de Los Angeles, l'émeute de Minneapolis en est pourtant tout à fait distincte. En effet, le 30 avril et le 1er mai, des manifestations pacifiques avaient eu lieu dans cette ville contre le jugement de Simi Valley. Le prétexte du 7 mai, davantage encore que celui du 4 mai à Toronto, fait partie des mille et une raisons de s'insurger qui d'habitude sont étouffées dans le silence de l'information, mais qui, à la lueur du spectacle de Los Angeles, atteignent au droit de cité international, quoique déformées pour décorer ce spectacle. Ne nions cependant pas que ce spectacle a très probablement contribué au degré d'intensité de ces deux émeutes, bien qu'elles auraient probablement eu lieu sans Los Angeles. Simplement, nous ne les aurions alors pas sues.
En 1981, une série d'émeutes dans les centres des grandes villes, principalement anglaises, du Royaume-Uni, avait été la première série d'émeutes modernes, dans le monde. La consternation devant cette innovation s'était manifestée dans l'embarras des récupérateurs : émeutes raciales, émeutes contre la pauvreté, le chômage, copycat riots, soulèvement du prolétariat, du sub-prolétariat, du lumpen-prolétariat, devinrent les graves, quoique tardives compagnes doctrinaires de cette série. La classe ouvrière, en effet, vaincue pour de bon en 1979, y assistait en Falstaff apathique, plutôt désapprobateur, en tout cas n'y comprenant rien. Un rapport officiel, élaboré par lord Scarman, fit apparaître des « inner cities » abandonnées aux squatters et aux immigrés, le racisme ouvert de la police, son sous-équipement, et l'extension de quelques formes célèbres de misère sociale, comme le sous-emploi ou la criminalité. Ces maux de notre société, qui soulignent la léprosité derrière la façade illuminée de ses propres rêves, et de sa publicité, sont au mieux le raisonnable qui couvre la rage, la dissimule, et la refoule pour un temps.
Lorsque à l'été 1985 une série similaire, quoiqu'un peu plus violente, fait fouiller les tiroirs oubliés de gestionnaires négligents, il faut reconnaître que rien n'avait été fait : même le rapport Scarman n'avait conduit qu'à une présence et à un équipement policier accrus. Mais les fondements d'une révolte sans théorie ni perspectives, dont l'étendue menaçait jusqu'aux vitrines des pensées les plus respectées, les plus révolutionnaires, étaient les mêmes, et tout aussi tabous. Tabou l'ennemi, taboue la misère de la pensée, taboue la violence jusque dans le plaisir, taboue la haine ravageuse de la jeunesse, tabous encore le sang et le sexe véritables. Tabous le déplacement de l'émeute le long de la ligne de l'âge – qui fait de cette seconde série un soulèvement des banlieues en béton et non plus des inner cities, de Noirs et Blancs et non plus presque exclusivement de Noirs –, l'absence hostile de la classe ouvrière, la présence du plaisir intense des destructions largement reconnues. Toujours aucune revendication, aucune organisation, aucun lendemain idéologiquement modelé, politiquement modulé, religieusement potelé ne vient enlaidir ce soudain rappel à l'ordre. Ah, l'ordre d'un Etat Thatcher-Rushdie, il fallait s'y attendre, chercha dans le mesquin les causes d'une colère planétaire. C'est un Etat où sont alliés, par un passé de gloire dans le commerce, la guerre et la culture, Sky News la bien nommée et Scargill, chef du syndicat des mineurs, l'IRA et les Sex Pistols (« God save the Queen and her fascist regime »), la City de Londres et le Football Club de Liverpool (« You'll never walk alone »). Etiré à travers le spectre de couleurs le plus contrasté de la marchandise, cet Etat est le modèle du profond pourrissement de la boutique, parcelle de base de la forteresse européenne en construction. Du conservatisme le plus reconnu aux modes les plus audacieuses, la marchandise fête là un carnaval permanent, avec d'orwelliennes coupures d'énergie, qui font perdre ou épaissir leur humour légendaire aux descendants de Thackeray, De Quincey, Shakespeare. Entre ceux qui se tapotent le nombril pour pouvoir le glisser derrière le tiroir-caisse et ceux dont la langue rampe lentement le long de l'autre côté de la vitrine jusque dans les caniveaux défoncés par leurs excréments, il y a un no man's land rempli d'une aliénation féconde. Ainsi, le moindre chahut anglais, la moindre vitrine britannique brisée, profile des fossés vertigineux et des existences dont l'imagination seule est horrible, parce que l'imagination officielle, monopole du spectacle, ne les inclut plus.
Les pauvres du Royaume-Uni sont évidemment différents de ceux du Continent. Non pas fondamentalement : mais les Etats servent aussi à diviser les pauvres, de sorte que leurs différences passent pour fondamentales. Aussi, les émeutes de 1981 (« Toxteth the world ! ») et de 1985 (« Brixton your ass ! »), par leur incongruité brutale et répétée, étaient la meilleure préface de celles de 1988 à 1992 dans le monde. Le spectacle, avec son sentimentalisme de pacotille, et sa raison de comptoir, s'en émut plutôt que s'en inquiéta. Et donc, elles restèrent anglaises, insulaires, shocking, perfides comme Albion. Et, ainsi isolées par la bêtise plutôt que par la clairvoyance, mais avec succès, les émeutes en Angleterre, dans leur développement séparé, continuent d'avoir une longueur d'avance dans cet Ascot qui est l'histoire, et dont les barrières de couloirs à canassons sont les frontières d'Etat.
Le grave déclin du Royaume-Uni, mal masqué par le rutilant portrait d'un peuple rougeaud, passionné par les frasques de ses dégénérés royaux, et de ceux plus plébéiens qui pratiquent des sports allant jusqu'au cricket, peut passer pour une sorte de mise à niveau anticipée, d'étalonnage de ce à quoi sera réduite la vie dans la forteresse. Il y a trois indicateurs de l'amputation larvée de la société moderne : la criminalité, la corruption et ce qui unit ces deux contraires, la place réservée au mensonge. Les deux premiers sont, dans tous les Etats du monde, en augmentation supérieure à l'augmentation du prix des rôtis à la gelée de groseilles ; récemment, une télévision allemande marqua de leur synthèse la plus judicieuse mesure : un « expert en mensonge » était invité. Ce psychologue, qui travaille au cabinet du Chancelier selon ses dires douteux, s'évertua à montrer que chacun se ment à soi-même, par facilité, et pour appuyer cette intéressante thèse, lui le premier, comme il pontifia d'un grand éclat de rire. La journaliste sut trouver le mot juste, son métier l'exige, la morale de cette histoire, qui, ironie, est la morale de l'histoire tout court tant qu'elle est gérée par ces gens-là : mentez, tant que ça ne gêne personne. Sans rire, voilà ce qui reste de l'humour anglais, les Monthy Python ayant brûlé leur verve, dont l'exigence télécinématographique interdit qu'elle se raffine à la cruauté de l'âge. Criminalité, corruption et mensonge, depuis la réaction puritaine de l'époque de Hobbes, on n'en avait pas vu tant au Royaume-Uni.
Depuis qu'en 1991 les conséquences des émeutes contre la Poll Tax ont contribué à faire tomber – non sans indignation et vertu outragée chères aux vieux gentlemen victoriens heureusement disparus avec ce siècle – la bornée Dame de fer, il y a par exemple 40 000 « travellers », c'est-à-dire vagabonds, qui usent les routes anglaises sans but, d'une rebuffade administrative à une expulsion policière ; il y a quelques dizaines d'acid parties où s'est réfugiée la puérilité en de gigantesques surboums qui ont débordé fort logiquement en affrontements avec les pigs, décidément comme les travellers, en prolifération accélérée ; il y a les célèbres hooligans, supporters d'équipes de football, auxquels on a tellement serré le kiki sans supprimer la moindre raison de leur colère que, lorsqu'ils auront l'occasion de péter, ce sera comme des cocktails, et leurs terrifiants antécédents passeront pour un doucereux épanchement ; il y a, comme dans tout le vieux monde où la première génération à avoir connu la télévision repousse sa propre extinction dans une sénilité de plus en plus infantile, des reality shows, des roues de la fortune, une presse à scandale qui dissimule le scandale d'une presse qui soutient le nationalisme jusque dans la marchandise, et des ouvriers qui donnent le spectacle raisonnable de diminutions de salaires autoadministrées, afin de conserver leur emploi, donc de liquider ceux de l'usine avec laquelle leur patron les a mis en concurrence, à moins que ceux-ci ne surenchérissent sur cette humiliation, présentée comme une profonde conscience.
Les émeutes de 1991 et 1992, au contraire de celles de 1981 et 1985, facilement reconnaissables à leur bruit, inaugurent le silence sur l'émeute dans la forteresse. Elles ont encore changé de lieu : des banlieues en béton de 1985, on a glissé vers l'extrémité de la ville, dans les longs lotissements de maisons individuelles, « individuelles » étant ici indubitablement à prononcer comme un bref ricanement. C'est que, dans les inner cities, on a dix ans de plus, de la bouteille et de la marmaille courte sur pattes, et dans les cités-béton, drugs and sex and rock'n'roll ont vingt ans de seringues vides, de capotes crevées, et de sourds plein de cicatrices. Le bon âge du pauvre moderne, huit - dix-huit, se regroupe donc plus loin, parmi les pavillons. Les gamins blancs y sont majoritaires par rapport aux autres couleurs, et leurs jeux leur ont été appris par leurs aînés : « joyriding » et « ram-raiding » (en français : rodéo et défonce de vitrine avec voitures volées), jets de pavés, confection de bouteilles incendiaires, construction de barricades. Ce n'est plus Londres, Liverpool ou Birmingham (à l'exception du furieux carnaval de Handsworth, quartier de cette ville, en septembre 1991) le lugubre décor de cette négativité, mais pire, les villes moyennes que sont Cardiff, Oxford, Newcastle, Coventry, Bristol, Burnley, Luton, Blackburn, Huddersfield. Quant à la communication entre les émeutiers, que le vieux monde a voulu imputer à un groupe anarchiste au nom qui sonne, Class War, elle est si réduite qu'en septembre 1991 on a pu assister à deux émeutes distinctes, à un jour d'intervalle, dans deux banlieues de Newcastle, l'une à partir d'un joyriding alors que, dans l'autre, les émeutiers affirmaient qu'il ne fallait pas les confondre, qu'ils étaient opposés à cet amusement, sur lequel parfois des paris sont pris, parmi un public très rostockien dans sa goguenarde passivité complice.
Le silence de l'information est un silence nouveau. Nous ne saurions affirmer que la première de ses raisons est la raison d'Etat, la consigne ; tout au moins en France, où le même mutisme est venu nettement après l'été 91 qui l'a vu inauguré au Royaume-Uni, il semble que l'Etat ait signifié que les Vaulx-en-Velin étaient provisoirement censurés, tant que le discours qui les rapporte ne sait pas éviter une forme même indirecte de glorification de l'émeute. Mais pour cela, il faudrait en connaître le fond, la théorie ; et c'est justement ce que personne ne connaît, à part nous en dilettantes. La seconde raison du silence est là : incapable depuis 1981 de voir dans l'émeute moderne un phénomène particulier qui n'est pas seulement périphérique mais constitutif de la guerre niée entre pauvres et gestionnaires, l'information dominante y comprend moins que son public, et cela se voit. C'est que, comme le suppute prudemment Blob, auteur de 'Like a summer with a thousand july's', en 1981, une sorte de solidarité, pour la première fois depuis le démantèlement de la vieille classe ouvrière, renaît parmi des pauvres aussi différents que ceux de deux générations successives. Dans les cités anglaises, en 1992, l'occupation policière est devenue si massive que les pauvres commencent à comprendre que ce n'est pas la délinquance que les armées de cet Etat sont venues combattre. Et ceci corrobore les observations de Rostock. Les informateurs officiels pénètrent donc maintenant en pays largement hostiles quand ils s'aventurent dans les zones détruites que sont les banlieues dans la paix sociale. Car la raison physique de leur silence est évidemment qu'ils essuient de plus en plus régulièrement les coups des émeutiers, qui reconnaissent en eux des mouchards et des menteurs, ignorants et vaniteux. Ainsi, mettant côte à côte le bruit pour le bruit à Los Angeles, le bruit orienté pour Rostock et le noir silence pour les nouvelles émeutes anglaises ou françaises, on obtient un traitement différencié de la seule négativité offensive par le parti qui a intérêt à la faire cesser. Même s'il n'y a probablement pas là, une fois de plus, de stratégie, est ainsi divisée la forme de combat la plus typique de notre époque, cette forme de combat étant elle-même, et de ce fait, en pleine mutation. Jusque-là, l'émeute était toujours une explosion de tuyauterie assez spectaculaire à laquelle les pompiers remédiaient dans une fanfare de pin-pon ; maintenant, d'un côté on force certaines de ces explosions, et on force le pin-pon en volume comme en durée, jusqu'à assécher toute canalisation alentour, mais de l'autre c'est l'ensemble de la tuyauterie qui suinte en des myriades de mini-émeutes permanentes, cachées pudiquement ou remises à un règlement ultérieur. C'est bientôt super-plombier qui va être ministre de l'Intérieur.
Les faits sont donc écrits à l'encre sympathique, lorsque l'été anglais commence le 12 mai 1992, à Coventry. En France, pour donner l'épaisseur de ce brouillard de l'autre côté de la Manche, France Info annonça le troisième soir d'émeute, le 15 mai. Aucun journal ne suivit cette radio. Si, 'Libération' le 26 mai : « Des groupes de jeunes gens se sont opposés à la police avec des pierres et des cocktails Molotov, pour la troisième nuit consécutive, dans une cité populaire de Coventry (centre de l'Angleterre). » Le 26 mai ? Eh oui ! Comme à Newcastle en septembre précédent, il y eut deux temps trois mouvements : d'abord cinq jours d'émeute du 12 au 16 mai, dans les quartiers de Wood End et de Willenhall, puis trois, du 22 au 24, à Hillfields, autre partie de la même ville. Le même prétexte, les courses de voitures volées, unit Coventry aux émeutes d'Oxford, qui avaient entamé l'été 1991, fin août. Le 25 mai, à Castlemorton, des fusées éclairantes scandalisent la presse parce qu'elles effraient les hélicoptères de la police venue chicaner au-dessus d'un festival de 20 000 travellers et ravers, dont la pseudo-fête se termine en presque-émeute qui fait 70 véritables arrestations.
La sortie du beau mois de mai est dans la lignée : le 21 juin, le traditionnel et mystique rassemblement à Stonehenge est empêché par la police ; quant à ce qui s'est passé à Salford, dans l'agglomération de Manchester, nous ne pouvons pas certifier qu'il s'agit d'une émeute, car nous l'avons juste entendu cité dans une énumération. Le 16 juillet, à Hartcliffe, par contre, nous certifions. Onze ans après le prologue de la série de 1981 l'émeute est de retour à Bristol, mais dans un autre quartier. Après que les flics ont tué 2 jeunes qui avaient eu le culot de leur voler une moto, pendant quatre nuits les jeunes (un des insurgés arrêtés a six ans !) s'en prennent à l'abondance de police et au peu de marchandises et d'informateurs qui a été distribué là. Après le départ des « élites » de l'antiémeute, laissant tout de même derrière eux 300 hommes armés pour quadriller ce territoire hostile et ennemi, le fil de la sympathie déplace l'émeute sans qu'il soit même pointillé à l'attention du public. Le 20, à Burnley, 50 jeunes attaquent 100 policiers antiémeute, inversant les rapports de force préconçus, pendant qu'à Carlisle le centre commercial vole en flammes. Alors que le 22 est le troisième soir d'émeute dans Burnley, avec barricades et explosifs divers jetés sur les violeurs en uniforme de no-go areas, commence sa copie conforme à Blackburn, à quinze kilomètres de là : 800 jeunes y attaquent l'ennemi, qui reconnaît 11 blessés dans ses rangs. Le même soir à Huddersfield, 5 arrestations provoquent des désordres similaires. Dans ces trois villes, le 23 juillet, les affrontements et réjouissances se poursuivent, pour le dernier soir.
La vague de juillet, particulièrement dans les deux villes dont le nom recommande de brûler (burn), laisse entrevoir, et entrevoir seulement compte tenu du caractère toujours particulier de l'émeute et du peu de participants de celles, endémiques, des banlieues d'Europe, quelques nouveautés. Tout d'abord, les émeutiers voient dans l'affrontement avec l'Etat exécré, comme à Los Angeles, davantage une récréation par rapport à leurs propres disputes, un jeu estival où ils sont plus aguerris, parce qu'eux s'y amusent. Leur composition fait voler en éclats les vieux clichés entretenus depuis dix ans pour paver l'ethnicisation de la forteresse : ce sont des « Blancs » dans toutes les villes, sauf à Blackburn, la bien nommée, où l'émeute est consécutive à un affrontement entre gangs indien et pakistanais, unis contre la police dès que celle-ci prétend les séparer. La solidarité des riverains se vérifie dans l'obligation de la police de rester en armes dans le quartier reconquis, où elle ne peut plus compter sur l'appui du citoyen, et beaucoup moins sur la délation. Les armes aussi changent : CB et scanner obligent la police à dépister ces technologies encore peu sophistiquées avec des hélicoptères, ce qui diminue encore l'impression d'une maîtrise en douceur qu'elle se propose toujours de communiquer. Les renforts d'émeutiers du second jour semblent avoir moins ici les prétentions militantes et idéologiques qui étaient jusqu'à présent la caractéristique de leur derriérisme dans le vieux monde : au contraire, l'augmentation du nombre de participants n'a pas modifié leur absence de revendication et a ridiculisé la disproportionnée escalade numérique des forces de l'ordre, qui, même en surnombre, ont presque partout échoué à s'imposer d'emblée à cette opposition très agressive qui connaît et utilise mieux le terrain, le sien, dans la multitude de bagarres dont le monde marchand a jusqu'à présent minimisé la grave augmentation à travers la jeunesse de tous les Etats : le gang est une sorte de service militaire qui échappe à l'Etat.
L'information n'a pas encore vraiment mesuré qu'en un temps très court entre la Chine et la guerre du Golfe, mais dans le monde entier, elle a perdu le contact avec la pensée des pauvres. Son autonomisation et leur manque d'encadrement les ont fait dériver dans des directions contraires. Croyant se raffiner dans un professionnalisme croissant, cette information passe aujourd'hui pour grossière dans le mensonge et dans la propagande, se rapprochant à grands pas, ce dont elle n'a pas encore la sensation, de la distance qu'avait l'information stalinienne de la population en régime stalinien. Si à Los Angeles, la puissance de la célébrité compense encore la conviction de la vérité dans la collaboration des pauvres, dans les banlieues européennes, il semble que l'hostilité et la méfiance profondes aient gagné bien au-delà des quelques centaines d'émeutiers qui bastonnent le journaliste et cassent les caméras. Les bribes de discours des proles sont constellées de désillusions, d'étonnantes lucidités critiques, et d'une colère grandissante que ces bouts discontinus d'intelligence soient absolument ignorés par ceux qui leur passent encore, de manière effrénée, la plus imbécile, la plus injurieuse pommade. C'est que, s'enfonçant dans ses abêtissements à idéologie et morale simplistes, cette information n'a pas encore perçu que ceux à qui s'adresse son spectacle ont commencé, très récemment, à en concevoir une lassitude allant jusqu'au dégoût.
Par rapport à l'émeute, qui de la couleur de 1981 est passée au blanc aveuglant de Los Angeles et au gris sombre des étés 91 et 92, une certaine gêne se manifeste toutefois dans les tentatives de redéfinir cet acte, auquel le journaliste a de moins en moins accès, alors qu'il se développe de plus en plus. Très représentatif de l'état d'esprit qui se propose, par la mesure du spectacle, d'imploser l'événement est l'article d'un certain Eric Bailey, paru dans le 'Daily Telegraph' du 25 juillet 1992, intitulé « Yes, but is it really a riot ? ». « Oui, mais est-ce vraiment une émeute ? » signifie Los Angeles, d'accord, Burnley et Blackburn, non. Cet ennemi qui signe se réfère au Public Order Act de 1986, qui définit « riot » (un four-letter word, comme shit, fuck, cock, cunt, mais fort présentable dans un titre de journal, ce qui fait de « riot » un mot beaucoup plus courant en anglais qu'« émeute » en français ; les Allemands, pour leur part, préfèrent aujourd'hui utiliser le mot anglais, dans une tentative qui progresse depuis un demi-siècle d'expurger, semble-t-il, leur propre langue du concept d'émeute) ainsi : « Où 12 ou davantage de personnes sont présentes ensemble, usant ou menaçant de violence illégale dans un but commun – et leur conduite (prise comme un tout) cause à une personne de fermeté raisonnable la crainte pour sa sécurité personnelle –, chacune des personnes usant de violence illégale est coupable de riot. » Livrer cette absurde définition maximaliste au spectateur surpris a pour but de montrer que le terme d'émeute n'a pas beaucoup de sens. Une loi également de 86, mais du siècle précédent, oblige la police à dédommager les victimes d'un événement qu'elle déclare émeute : ce qui fait que la reconnaissance de l'émeute est minimale. Seule celle contre la Poll Tax à Trafalgar Square, en plein centre de la capitale, a obtenu ce prédicat, et cette réparation, récemment. Le journaliste profite de la largeur de cette fourchette pour comparer, à leur désavantage, les émeutes d'aujourd'hui à celles des siècles passés : « Les Anglais faisaient alors des émeutes contre des barrières de péage, des clôtures, des prix alimentaires, des catholiques romains, la naturalisation des juifs, des gangs de presse, la loi sur la Milice, les prix du théâtre, les acteurs étrangers, les entremetteurs, les bordels, les fantassins français, les taverniers, les fouettages publics, les hospices, les flèches de cathédrales, un changement de calendrier... et bien plus. Dans le sens historique, donc, celles-ci ne peuvent pas être considérées comme des émeutes. » Pourquoi les émeutes de 1992 ne peuvent pas être considérées comme des émeutes ? Parce que pour des Bailey une émeute se mesure à son prétexte, de préférence ridicule et inoffensif. Or, les émeutes anglaises (car pour le reste, la Bibliothèque des Emeutes pourrait facilement lister une énumération aussi inepte de prétextes, puisque généralement les prétextes sont ineptes) se passent souverainement de prétextes. D'autre part, cette énumération hétéroclite de colères bon enfant du bon peuple, au XVIIIe siècle, signifie que l'émeute a toujours été, sera toujours. Et quant à l'historicité de l'émeute, ce que le journaliste veut dire dans sa phrase ambiguë, c'est en vérité que l'émeute, qu'elle soit du XVIIIe siècle ou de 1992, n'est pas historique. Eric Bailey n'a donc plus besoin de parler d'émeutes.
Depuis le 25 juillet, il ne semble pas y avoir eu d'autres émeutes au Royaume-Uni.
(Extrait du bulletin n° 6 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1993.)
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