Aperçu de 1990


 

8) Europe, vieille Europe

La patrie de l'information dominante vient logiquement clore ce survol : le territoire où se réfléchit ce qui se passe ailleurs, où se donnent les leçons de morale et de philosophie, tire les rênes, mais en retrait du reste du monde ; c'est le seul continent où les jeunes sont minoritaires, si bien que l'âge adulte y obtient des dispenses pour ne commencer souvent qu'à la moitié de l'existence, si bien que la jeunesse y est plus vieille et plus lente qu'ailleurs. Pourtant même ce paysage si mal disposé à la négativité, et où la critique est plus facilement celle, théorique, de l'époque précédente que celle, pratique, de la nôtre, s'est ému en 1990 dans des proportions qui lui sont inhabituelles. A Detroit et à Miami [58], dans la partie de cette vieille Europe qu'on appelle l'Amérique du Nord, ainsi qu'à Osaka [59], dans cette autre partie qu'est le Japon, la tranquillité et l'ordre figurés ont perdu le maquillage qui dissimulait leurs rides. La Poll Tax [60], au Royaume-Uni, a ravivé les étés de 1981 et 1985 dans les banlieues britanniques, mais réussissant en plus à faire tomber Thatcher, cette première ministre si haïe. Mais c'est en France [61] où l'émeute, depuis si longtemps absente, est revenue, et dans des secteurs si variés et si complémentaires qu'avec un recul supérieur au nôtre l'on doit forcément penser que c'est l'ensemble des Français qui se sont embrasés, comme aux moments les plus glorieux de leur passé : en mars, les colonisés assistés de la Réunion, au large de Madagascar, ouvrirent le bal ; les paysans s'y joignirent à la fin de l'été, imités par les banlieusards lyonnais en octobre, puis les lycéens parisiens, vite submergés par les banlieues de la capitale en novembre ; enfin les ouvriers mineurs de Lorraine en finirent, en décembre, avec la courtoisie sociale. L'Allemagne n'a pas été en reste avec ses squatters berlinois en tête d'une cour des Miracles où se bousculent les « autonomes » et les punks, les skinheads et les loubards, à l'Est comme à l'Ouest, à Hambourg comme à Francfort, à Berne comme à Vienne [62], dans les centres-villes comme autour des stades, où les hooligans footballistiques saccagent si souvent ce qui ne respecte pas leur honneur. 

Car la conclusion et la plaisanterie de cette année si dense qu'on doive en résumer malheureusement chacun des formidables assauts contre la loi et la sérénité imposées aura été le « Mondiale ». Il s'y avère que le spectacle du sport, pas seulement politico-militaire comme « réunification allemande » et « crise du Golfe », qui sert à paralyser les pauvres et à les maintenir dans la domination, provoque aussi maintenant leurs débordements. La critique du sport n'a encore été faite nulle part ailleurs que pendant cette Coupe du monde de football. Les « hooligans » étaient attendus en Italie, et ils y furent, mais beaucoup moins qu'attendus ; par contre, la victoire ou la défaite télévisée de leurs équipes provoqua des émeutes de New York à Calcutta, en passant par Buenos Aires, Benidorm, Londres et Berlin – indépendamment du résultat du match –, imprévisibles et irrépressibles, stupides, chauvines, sauvages, rappelant les visions insensées de Dickens, aussi brutales dans leur apparition que dans leur disparition, joie et frustration mêlées comme une traînée de mauvaises mœurs, humaines en un mot, comme ce monde aliéné ne l'est plus qu'en intention ou en choses.


 

(Extrait du bulletin n° 2 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1991.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant