Aperçu de 1990


 

4) Indes

Après les deux grandes révoltes d'Afrique du Sud et de l'Intifada, enlisées dans leur sang, et ramenées laborieusement sur le terrain ennemi du quotidien, de la patience, de la petitesse, le mouvement qui agite les anciennes Indes britanniques paraît plus neuf et plus profond. Les Indes sont encore en dehors de l'information occidentale. Une information indigène y fonctionne en circuit fermé, et lui résiste par conséquent mieux que les Etats de l'ex-« bloc soviétique » ou d'Afrique, où une tête de pont démo-pluralo-arriviste lui a préparé le terrain. D'ailleurs, le triangle Indonésie-Inde-Chine (d'où elle a été expulsée en 1989) lui paraît une conquête suffisamment difficile pour qu'elle l'oublie, en un temps où il n'est pas nécessaire de passer par là pour asseoir sa domination dans le monde. Ainsi est-il difficile de savoir ce qui se passe vraiment au-delà du Baloutchistan, et périlleux de le relier au reste du monde. Un rapide tour de carte et de calendrier vont en donner un aperçu. A l'est, l'insurrection birmane [14] en 1988 avait fait la preuve de ces obstacles de la communication : l'insurrection de Rangoon avait d'abord été la plus joyeuse, ensuite la plus riche, puis la plus sanglante des trois dernières années dans le monde. Puis le Tibet [32], au nord, avait été fermé par la répression en mars 1989, juste avant le spectacle de Tian'anmen. A l'ouest, l'Afghanistan et l'Iran sont verrouillés par la guerre et la répression. Des guerres civiles entre Etat et guérillas ont été installées depuis dix ans au Sri Lanka, au sud, en Assam et au Pendjab, au cœur de l'Inde. 

En janvier 1990 a commencé l'insurrection du Cachemire [21]. Il a fallu, pour vaincre ce mouvement, déployer la menace réciproque et réitérée d'une guerre atomique entre Inde et Pakistan, ainsi qu'une guérilla locale qui a beaucoup souffert pour arriver à usurper toute révolte. Et, en mai, une nouvelle explosion isolée à Srinagar a enseigné à tous ces policiers, et à tous ces récupérateurs, qu'ils ne seront plus jamais complètement à l'abri. 

De février à mai a lieu l'insurrection népalaise [33]. Le parti de l'information dominante a permis juste l'éclairage suffisant pour qu'on voie un banal remake de toute révolution démocratique (ils n'en sont encore que là, ces sous-développés), un tyran transformé en roi constitutionnel, et une victoire de la démocratie occidentale. Mais l'observateur averti n'aura pas eu de mal à remarquer que l'émeute a continué après cette victoire des bons, et que, depuis, la même censure est tombée tant sur le Népal que sur le Tibet voisin, à cette différence qu'au Tibet elle est imposée par l'Etat à l'information occidentale, alors qu'au Népal elle est imposée par l'information occidentale – qui a tout simplement choisi d'en partir – à son public. 

Cette lumière était à peine éteinte que la foudre frappait le Sind pakistanais. Les émeutes et combats de la région de Karachi ne furent décrits que comme interethniques et pas du tout expliqués. En tout cas, ils firent tomber, eux aussi, un gouvernement, qui, quoique notoirement corrompu, était alors unilatéralement soutenu par l'information occidentale. Là aussi, l'insurrection fut massive, violente et longue, et dans ce monde marchand, il paraît bien peu probable que les pillages n'aient été que les pogroms relatés. Le répit que l'Etat pakistanais a négocié à sa jeunesse furieuse par le départ de Benazir Bhutto paraît, en tout cas, devoir durer peu. 

Dès août, avec la critique du système des castes [34], l'émeute gagne Delhi. Soudain, le problème des castes semble complètement effacé par l'étrange spectacle d'Ayodhya [35], qui vampirise toutes les attentions, un peu comme en Afrique du Sud le spectacle entre Zoulous-conservateurs-de-l'Inkatha contre militants-antiapartheid (ces deux dénominations étant vraiment des sortes de termes marketing, pour faire passer les émeutes à un public supposé trouver l'émeute insupportable). Ce qui frappe ici, ce sont l'énormité des foules, la disparition immédiate des organisateurs de manifestations religieuses au moment où celles-ci deviennent des émeutes et le dépassement instantané des prétextes. Comme ce mouvement – où l'information cherche seulement à diviser la rage entre musulmans et hindous et à les faire combattre tels des gladiateurs sur l'arène plus vaste que permet le monde télévisé – n'a pas été battu, mais seulement suspendu (encore que nous ne sachions pas comment, le pourquoi paraissant déjà plus facile à élucider), il promet ce qui ressemble le plus à la révolution iranienne. 

Enfin, les pauvres du Bangladesh [36] se sont insurgés d'octobre à décembre, et là aussi semblent avoir été difficilement calmés par la chute du dictateur Ershad : il va maintenant falloir à ses successeurs les convaincre qu'ils ne se révoltaient que pour cela, ce qui ne sera pas une mince entreprise policière. 

Les émeutes des Indes, en 1990, ont conduit aux insurrections les plus longues et les plus sanglantes de cette année. La vieille conception coloniale gouverne encore la pensée qui domine ce vieux monde, et qui renvoie l'envergure de ces événements au fait que l'Inde est fort peuplée, et fort lointaine. Mais pour ceux qui voient le monde comme un tout, dont l'Inde est seulement séparée par une pellicule très fragile, le souffle qui s'y est exprimé, sans avoir été coupé, est à mesurer avec les mesures qui sont appliquées aux banlieues de l'Europe. L'Inde a fécondé la jeunesse la plus critique de ce monde, même si ce n'est encore davantage en puissance qu'en présence, en idée qu'en acte.


 

(Extrait du bulletin n° 2 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1991.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant