Ayodhya est une petite ville de l'agglomération de Faizabad (177 000 habitants) dans l'Etat le plus peuplé de l'Inde, l'Uttar Pradesh. Les hindouistes y construisirent un temple à la gloire de Rama, incarnation de Vishnou, qui serait né là, mais ce temple fut détruit par les musulmans moghols, qui érigèrent une mosquée à la place, en 1528. Depuis 1949, cette mosquée elle-même est abandonnée par les musulmans. En 1990, le parti hindouiste BJP, marginal jusque-là, construisit son ascension électorale fulgurante sur la promesse démagogique de raser la mosquée et de reconstruire le temple de Rama. A partir du 25 septembre, le chef de ce parti, Advani, parcourt dix mille kilomètres à travers l'Inde dans une sorte de Ramamobile escorté de suivistes vêtus de safran, avec pour but avoué de « collecter les pierres qui serviront à l'édification du temple ». Des centaines de milliers de personnes se sont amusées à regarder passer cette putasserie, et des milliers d'hindouistes se sont effectivement mis en marche vers Ayodhya, où la première de ces pierres devait être posée sur les ruines de la mosquée, le 30 octobre. Laïc par profession de foi, le gouvernement fédéral indien laissa longtemps faire, puis se mit en devoir de tout arrêter, à commencer par Advani, interpellé huit jours avant la date fatidique. Dès le lendemain, c'est une grève générale, et 71 personnes sont tuées dans des affrontements de nature fort imprécise à travers toute l'Inde. Pour empêcher les marcheurs d'arriver, l'Etat poste 250 000 policiers (donc davantage qu'il n'y a d'habitants dans l'agglomération de Faizabad !) autour d'Ayodhya. La presse occidentale, encore insensible, répercute cette démesure dans d'invérifiables entrefilets, en annonçant entre 80 000 et 200 000 arrestations, ce qui semble défier toute capacité d'accueil pénitentiaire.
Malgré ce dispositif, le 30 octobre, « plus de 10 000 Hindous ont pénétré dans le sanctuaire dans lequel de violents combats les opposent aux forces de sécurité », sans doute grâce à des complicités policières. Deux jours de combats furieux, où l'encadrement religieux est débordé par le goût de l'offensive contre l'Etat, vont faire 62 morts. « Des dizaines de villes indiennes ont été placées sous couvre-feu. » On rapporte des affrontements dans les Etats musulmans limitrophes de l'Inde, à Chittagong puis à Dacca, les deux principales villes du Bangladesh, à Faisalabad au Pakistan, et même dans la région du Terai au Népal, où pourtant les musulmans ne sont que 3 % de la population.
Un second assaut a lieu le 2 novembre, mais cette fois-ci les assaillants ne parviennent pas à pénétrer dans le temple, et sont repoussés au prix de 4 morts. Mais on se bat dans d'autres villes de l'Uttar Pradesh, dans le Gujerat et dans le Madhya Pradesh, à Batna et à Meerut. Le lendemain 3 novembre, effrayé par les 250 morts estimées de ces débordements gueux, le BJP appelle à l'arrêt du siège d'Ayodhya, et semble suivi au moins par l'information occidentale, qui préfère focaliser notre attention sur New Delhi, où elle se sent infiniment mieux, et où un vote de confiance se prépare et fait tomber le premier ministre, Singh, le 7 novembre. Même l'intronisation de son successeur, Chandra Shekar, la fascine bien davantage que des violences de terrain, où elle risque de voir casser ses objectifs à grand angle.
Puis, un mois plus tard, une troisième attaque de la foule contre la mosquée d'Ayodhya entraîne une nouvelle vague d'émeutes. Elles ont d'abord lieu, à partir du 7, à Hyderabad et à Aligarh, où le couvre-feu est bravé tous les jours malgré l'envoi de l'armée. Après quelques jours, ces deux villes sont rejointes dans la mêlée par Kanpur, puis Ahmedabad, Bénarès, Meerut, Bulandshahr, Agra, Khurja. Le 16 décembre, alors que le sommet de la vague semble avoir eu lieu les 13 et 14, alors que ces émeutes continuent d'être présentées sous le label laconique et sans appel d'intercommunautaire, quoique le nombre de policiers tués indique l'extension de cible, quoique l'étendue des pillages ne peut plus se limiter à la communauté religieuse d'en face, l'information occidentale se retire dans un silence Koweït and see, jouant au Golfe, alors que le score vient d'atteindre 200 à 345 morts et vingt-deux villes sous couvre-feu. Pour en connaître le solde et le point de vue des combattants, ne comptez pas sur nous.
Dans les deux années qui ont suivi, jamais Ayodhya, cette étrange verrue aux vertus de paratonnerre et de révélateur, qui comme une porte de prison est à la fois la preuve de l'incarcération et l'ouverture vers la liberté, n'a quitté la fureur des gueux d'Inde. Il y eut plusieurs marches sur Ayodhya, il y eut des grèves générales, il y eut 500 000 manifestants à New Delhi le 4 avril 1991. Le BJP rafle cent dix-neuf sièges de députés dans tout le pays (il n'en avait que deux en 1988) et remporta les élections en Uttar Pradesh, mais malgré les promesses ne détruisit évidemment pas la mosquée qui était son fonds de commerce. La Cour suprême interdit la construction du temple de Rama, et le gouvernement créa un nouveau corps de répression, la Force d'action rapide, destinée à lutter contre les troubles « intercommunautaires », c'est-à-dire contre tous les gueux insurgés.
Le temple d'Ayodhya fut enfin détruit par la foule le 6 décembre 1992. 200 000 à 300 000 manifestants débordent les forces de l'Etat qui se replient gentiment, et démolissent systématiquement la ruine d'ex-mosquée, verrue, fonds de commerce, paratonnerre, malgré une tentative solennelle, la veille, du Vishwa Hindu Parishad, Conseil mondial hindou, de préserver ce symbole. Les gueux musulmans de l'Inde trouvent là, dès le lendemain, l'occasion de donner libre cours à leur colère contre le monde marchand, étatisé et médiatisé. Pendant quatre jours c'est une puissante et réjouissante traînée d'émeutes. Quarante villes sont placées sous couvre-feu, dont les trois principales, Calcutta, Bombay – où la police est attaquée jusque dans le bidonville de Dhariva, et qui semble avoir été l'épicentre de la rage – et Delhi. Le chiffre officiel du dégât humain de ces cinq, peut-être six jours est de 1 149 morts, le monde où l'on s'indigne à distance a déjà reconnu des génocides pour moins que ça.
Alors que les 7 et 8 ont été des journées de révolte presque exclusivement contre la police, il faut le reconnaître souvent prohindouiste, l'information occidentale, à distance très respectable, ne met l'accent que sur les événements qui confirment le caractère intercommunautaire des affrontements, comme ces lapidations d'enfants, comme des destructions de temples hindouistes, comme cette attaque de train, à Surat, où 14 personnes sont assassinées. C'est la version simpliste et caricaturale de cet embryon d'insurrection moderne qui permet de le mépriser (le BJP, toujours affublé de l'adjectif « fondamentaliste », ce qu'il n'est pas, est aussi comparé au parti nazi, qui profitait de l'exode rural pour ramasser du gros bras au passage ; ainsi, toutes les comparaisons sont toujours, pour nous, occidentaux, dans le rétroviseur). Cette distance hautaine permet d'abord de ne pas trop s'approcher d'incendies de rue où on casse du journaliste, et ensuite de n'intéresser le bon spectateur occidental que par la brutalité archaïque et irraisonnable des événements, à laquelle ne peut adhérer sa fascination, et en aucun cas sa solidarité.
De même toutes les tentatives, il est vrai tardives et maladroites du gouvernement du nouveau premier ministre, Rao, parmi lesquelles l'arrestation des principaux leaders hindouistes et l'interdiction des partis présumés les plus radicaux des deux confessions sont présentées comme si on voulait étouffer une bombe atomique avec un extincteur de bureau. Les émeutes du Pakistan et du Bangladesh, qui sont des ricochets médiatisés par la propagande, et où les émeutiers sont la base de l'idéologie dominante, sont au moins autant sinon mieux relatées que celles d'Inde.
Lorsque l'information en est à ce point de vérifier ses propres présupposés, sans avoir à courir le terrain, on peut être tranquille sur le sort d'une révolte : elle ne peut que s'étouffer. Mais les deux vagues d'émeutes consécutives aux marches sur Ayodhya ont montré la jeunesse et la sève des gueux d'Inde ; et contrairement aux informateurs qui roupies sur leurs manichéismes bon marché, les leaders hindouistes et musulmans découvrent des karmas qui ne les rapprochent pas de la paix éternelle.
(Texte de 1998.)
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La Naissance d’une idée Tome I : Un assaut contre la société |
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