C) Europe, vieille Europe


 

3) Electoralisme

"Pour élire ce mandataire unique, je n'ai qu'un vote entre dix mille, et je ne contribue à le nommer que pour un dix-millième ; je ne contribue pas même pour un dix-millième à nommer les autres. - Et ce sont ces six ou sept cents étrangers que je charge de vouloir à ma place, avec mes pleins pouvoirs ; avec mes pleins pouvoirs, notez ce mot, avec des pouvoirs illimités, non seulement sur mes biens et ma vie, mais encore sur mon for intime ; avec tous mes pouvoirs réunis, c'est-à-dire avec des pouvoirs bien plus étendus que ceux que je remets séparés aux dix personnes en qui j'ai le plus de confiance, à l'homme de loi qui gère ma fortune, au précepteur qui élève mes enfants, au médecin qui gouverne ma santé, au confesseur qui dirige ma conscience, aux amis qui exécuteront mon testament, aux témoins qui, dans un duel, deviennent les arbitres de ma vie, les économes de mon sang et les gardiens de mon bonheur. Sans parler de la déplorable comédie qui tant de fois se joue autour du scrutin, ni des élections contraintes et faussées qui traduisent à rebours le sentiment public, ni du mensonge officiel par lequel juste en ce moment une poignée de fanatiques et de furieux, qui ne représentent qu'eux-mêmes, se prétendent les représentants de la nation, mesurez le degré de confiance que je puis avoir, même après des élections loyales, en des mandataires ainsi nommés. - Souvent j'ai voté pour le candidat battu ; alors je suis représenté par l'autre dont je n'ai pas voulu pour représentant. Quand j'ai voté pour l'élu, ordinairement c'est faute de mieux, et parce que son concurrent me semblait pire. Lui-même, les trois quarts du temps, je ne l'ai point vu, sauf à la volée ; à peine si je sais de lui la couleur de son habit, le timbre de sa voix, sa façon de poser la main sur son coeur. Je ne le connais que par sa profession de foi, emphatique et vague, par des déclamations de journal, par des bruits de salon, de café ou de rue. Ses titres à ma confiance sont des moins authentiques et des plus légers ; rien ne m'atteste son honorabilité, ni sa compétence ; il n'a point de diplôme ou de répondant, comme le précepteur ; il ne m'est point garanti par sa corporation, comme le médecin, le prêtre et l'homme de loi ; sur des certificats aussi nuls que les siens, j'hésiterais à prendre un domestique."

Ce parlementarisme que combattaient aussi les partis ouvriers, il y a cent ans, a beaucoup empiré. D'abord, il n'est plus discuté. Même les Etats gouvernés par des partis uniques le prônent. Ensuite, les parlements ne sont plus des tribunes où s'entérinent les affaires du monde. L'indifférence du public pour les débats codés à l'intérieur des assemblées n'a d'égale que l'absentéisme de leurs députés. Ce ne sont plus des députés indépendants qui forment des partis par affinité, mais des numéros dans des hiérarchies de partis, imposés aux électeurs. Aussi, l'issue des débats ne dépend plus du talent des orateurs, mais d'une politique de parti, souvent programmée avant l'élection de ces députés. Le débat n'est plus qu'un vestige artificieux et inutile. Le parti qui a la majorité fera passer toutes les lois qu'il a prévues, l'opposition s'opposera à toutes sans succès quels que soient les arguments, et la présence des députés n'est exigée que pour garantir la majorité au moment d'une décision votée. Seule sinon, la retransmission télévisée de certains débats y attire encore les élus. Aussi, le fonctionnement de l'institution parlementaire est réduite à une pure mécanique, privée à la fois de la hauteur de vue et de l'enthousiasme de ses origines. Et les démocraties occidentales sont bien ridicules de se gausser aujourd'hui des unanimités électorales et parlementaires dans les démocraties à parti unique : elles ne sont que la vérité démaquillée de leur propre mécanique.

Si les décisions parlementaires sont donc courues d'avance et n'intéressent plus le public, ce public, en revanche, est constamment sollicité pour élire des représentants. Non pas qu'il vote sans arrêt, mais une campagne électorale l'accapare aussitôt le vote précédent terminé.

Le multipartisme parlementaire, notamment, semble devenu un médicament qui calme le patient par frénésies momentanées et successives. En Europe de l'Ouest, Amérique du Nord, Japon et Océanie, élections et manoeuvres électorales, tout ce qu'on appelle "politique intérieure", et qui possède d'importantes têtes de pont dans la "politique internationale", l'"économie" et la "vie locale", est le plat de résistance de l'information. Et, peut-être, le rapport social qu'est le spectacle ne s'exprime encore nulle part mieux que dans cet électoralisme-là, où, plus les candidats se ressemblent entre eux et d'une élection à l'autre, plus chaque pauvre sera persuadé que son unique voix peut faire tout basculer.

Il faut ici rappeler qu'il n'y a pas de démocratie en dehors de la révocabilité de tout délégué élu. Admettons que je vote pour le candidat d'un parti. Ce candidat est élu député. Le lendemain de son élection, il change de parti. Dans aucun Etat "démocratique" je n'ai de recours contre cet abus, avant la fin de la durée du mandat qui vient d'être clairement trahi. "Nos" élus ne sont donc jamais responsables devant nous, s'ils ne briguent qu'un seul mandat. Nos députés ne sont pas nos commis, qu'ils devraient être, ne sont pas les délégués de notre autorité, mais, dans l'Etat, nous traitent comme leur commis et ont acquis de l'autorité contre nous. Remarquons à ce propos que lorsque l'Etat, ou toute autre forme de hiérarchie, délègue son autorité, il en demeure maître et responsable, et peut immédiatement retirer la confiance qu'il vient d'accorder. Ceci est absolument et sans discussion dénié à l'électeur dans l'Etat "démocratique". Et pourtant, l'élu le flatte et l'électeur se croit "peuple souverain".

Ce mécanisme plébiscitaire est ancré dans les moeurs. Si bien que le simple fait de voter est déjà la caution de la violation inhérente au vote sans révocabilité, c'est-à-dire à l'abdication de la souveraineté et de la responsabilité, de l'électeur à l'élu. L'abus va si loin que les résultats électoraux sont comptabilisés, non pas sur l'ensemble des électeurs (sauf dans les Etats où le vote est obligatoire, comme la Belgique), mais sur l'ensemble des votants, c'est-à-dire des électeurs inscrits ayant effectivement participé à ce type de vote. Profitant de ce que les non-inscrits sont impossible à compter par ceux qui lisent ces résultats, ceux qui les publient en suppriment ces non-inscrits ; et il n'est plus nulle part envisagé que l'abstention puisse n'être pas un incivisme, une irresponsabilité, mais une opposition, non pas à un parti politique, mais au principe du vote par lequel l'ensemble des partis politiques se fait plébisciter. De plus, lorsque aucun parti n'a appelé à l'abstention, les abstentionnistes sont régulièrement anéantis dans le résultat. On dira : un tiers des Français, pour : un tiers des électeurs français inscrits votants, ce qui représente souvent moins d'un quart des Français en âge et en droit de voter. Cette désinvolture est encore alourdie par l'exclusion légale de tout vote "démocratique" des adolescents et des étrangers de nationalité, même habitant depuis toujours dans une localité où est parachuté un député.

En 1978 et 1979, sur ces bases, il y eut des élections générales au Liechtenstein, en France, Islande, Saint-Marin, Suède, Belgique, Espagne, Finlande, Royaume-Uni, Autriche, Canada, Italie, Luxembourg, Japon, Suisse, Danemark et Portugal, dans certains de ces Etats, deux fois ; et je ne parle pas ici des élections locales, des référendums, des "partielles", des élections aux chambres d'enregistrement, qui, toutes, parasitent presque autant la communication. De tous les grands Etats de l'Europe occidentale, seuls les USA et la RFA ne sacrifieront au rite qu'en 1980 ; quant aux diverses provinces de l'Europe de l'Est, où le spectacle de l'unanimité remplace celui du libre choix, les élections ont une fonction de faux témoignage plutôt que d'épuisement des foules, et il est donc indifférent qu'il y en ait eu ou non. L'apothéose enfin, est atteinte en juin 1979, où des élections au "Parlement européen" entraînent des élections générales simultanées dans les neuf Etats de la CEE.

Mais cette apothéose même marque le déclin du procédé. L'abstention y fut forte. L'oubli du résultat y a été encore plus rapide que dans les autres élections. D'une part l'alternance, de plus en plus rapide, use les différences entre les valets gouvernants, que les spectateurs confondent ; d'autre part, les problèmes techniques de gestion étant devenus mondiaux, les politiciens ne paraissent plus que subir, et subir les mêmes contraintes, quelles que soient les différences de leurs discours idéologiques, de leurs Etats. Aussi faut-il des doses de plus en plus fortes et écoeurantes de spectacle nationaliste et politique pour soutenir artificiellement l'intérêt de leurs élections. Mais c'est à fonds perdus : contrairement à la drogue, l'électoralisme ne crée pas d'accoutumance.


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman Précédent   Table des    matières   Suivant