Le 6 août 1978 meurt Paul VI. Son successeur, Jean Paul Ier, élu le 26 août, meurt le 28 septembre 1978. Le 16 octobre 1978, Karol Wojtyla, archevêque de Cracovie, devient Jean Paul II.
C'est la première fois, depuis 1523, que le pape n'est pas italien. Mais là, en choisissant un Polonais, représentant du pays le plus catholique du nord de l'Europe, mais surtout de l'Europe de l'Est, le conclave monte au créneau des disputes idéologiques. Wojtyla, 58 ans, est jeune pour un pape. Sa mission est de réchauffer la boîte de conserve, attaquée par la moisissure.
Il le fera tout doucement, au bain-marie. Ce nouveau pape est un grand "voyageur". Si Paul VI était encore le premier pape à sortir d'Europe, Jean Paul II va faire du voyage papal la nouvelle icône du catholicisme. Ses messes et ses homélies ressemblent à des concerts de rock, ses voyages sont des spectacles. Sur son passage, des foules immenses viennent épuiser leur vitalité, plus sûrement que dans une grève de 24 heures. Avant les dictateurs russes, il est vrai d'une génération antérieure à la sienne, Jean Paul II a compris le concept situationniste de spectacle.
La première représentation de St-Pierre, du 25 janvier au 1er février 1979, le conduit en Amérique centrale. Quoiqu'il n'ait pas poussé jusqu'au Nicaragua, jusqu'au front, c'est le premier pape depuis longtemps qu'on voit observer les débats de son temps à la jumelle. Dominicaine, Mexique et Bahamas sont des pays conquis, catholiques fervents, qui n'ont jamais rêvé de voir le plus spirituel, le plus mythique coq de combat atterrir au milieu des bouillonnements de leur apathie. La tournée est un triomphe.
Quelques heures avant son arrivée au Mexique, le 26 janvier, un tremblement de terre (6.3 sur l'échelle de Richter), y est compris comme la réponse de la terre au baiser du pape. La réponse de la terre au baiser du pape, ce sont trois millions de spectateurs à Mexico, deux à Puebla, à Guadalajara, puis à Monterrey. Le jour où se termine ce raz de marée, 1er février 1979, est le jour où Khomeyni arrive à Téhéran, devant la seule foule dont l'ampleur ait jamais dépassé celle de ces foules mexicaines. Mais à Téhéran c'est une foule régnante qui appelle son serviteur, alors qu'au Mexique c'est une foule soumise qui se prosterne. De même l'Islam, dont le voile vient de glisser, n'est plus vieille, lourde, obèse, bornée et gémissante, mais néo-Islam sa fille, feu et flamme, provocante, vive, intrigante, autoritaire, qui brandit la cimeterre ; alors que le catholicisme n'est encore qu'une fleur séchée à laquelle on fait du bouche à bouche.
Au Mexique, Jean Paul II a pris position contre la théologie de la révolution. En même temps qu'il met en spectacle le débat parmi les catholiques, il y met le spectacle en débat. Ce pape n'est pas conservateur, au contraire, la dissidence paupériste de Medellín est une faute stratégique : elle entraîne l'Eglise dans le cul de sac de l'économie. Là où il y a du spectacle, il y a de la religion. L'économie est certes une forme de religion tant qu'elle est une forme de spectacle. Mais ramener le christianisme au spectacle par la guérilla, à la remorque des révolutions, c'est choisir le chemin le plus laborieux, le parti le plus usé. Croyez-moi, les marxistes entament leur retraite, et moi, pape polonais, je sais de quoi je parle. Une circulaire aux évêques appelle à la collégialité même envers les prêtres de rang inférieur, mais met en garde d'affaiblir le charisme des prêtres par trop de concessions à l'esprit du temps. C'est le charisme l'arme absolue, voyez les foules de Mexico, de Téhéran. L'esprit du temps, par contre, pour cet apprenti penseur, est l'idéologie dominante, et l'idéologie dominante, pour ce curé de province, est encore le marxisme, le misérabilisme, le paupérisme. Ce grand drôle en effet, coupe déjà les nattes à ses boyards de Rome et de Medellín, et les prépare à naviguer sur la Baltique.
Du 2 au 10 juin, le pape visite la Pologne. Quoique moindres que les mexicaines, là encore les foules furent considérables. Devant la Vierge Noire de Jasna Gora, plusieurs centaines de milliers de pauvres plébiscitent le spectacle catholique contre le spectacle socialiste, embarrassant ou amusant tous les corps de valets par cette boutade inattendue : Gierek apparaît comme le ministre du pape. Un imbécile journal satyrique italien, dont le nom m'échappe, se permit la plaisanterie suivante : un faux numéro de Trybuna Ludu, quotidien officiel du POUP, fut fabriqué en Italie, véhiculé à travers la Tchécoslovaquie en voiture diplomatique (les faux diplomates exhibèrent des passeports aux noms de Harpo et Groucho Marx) et distribué dans le centre de Varsovie. La Une titrait, je crois, la démission de Gierek sur intervention du pape. Joie dans la rue, la milice déboule, mais fraternise avec la foule, jusqu'à l'arrivée d'un officier supérieur. Groucho et Harpo étaient déjà loin.
La troisième tournée du pape est déjà un succès garanti d'avance, comme pour les plus grandes stars du rock : d'abord l'Irlande, patrie du catholicisme militant, suivie des Etats-Unis, patrie du spectacle diffus, clôturée par un discours à l'ONU, forum des propriétaires de l'idéologie : 1 million et demi de moutons à Dublin, 1 million à Drogheda, 1 million à Galway ; 2 millions à Boston et Des Moines, 1 million à Philadelphie et Chicago.
Le quatrième déplacement fut tout aussi spectaculaire, parce qu'en contraste, complètement exempt de foules. C'est à Istanbul, du 28 au 30 novembre, que la fraîche pute papale vint étaler sa bougeotte. Sur ce trottoir tenu par la concurrence islamique, elle vint rendre visite à sa cousine, patriarche orthodoxe, dont l'audience ne risquait pas de lui faire ombrage et dont le sourire édenté ne pouvait faire paraître Wojtyla que jeune, tolérante, hardie, belle enfin.
Deux autres mises en scène, plus petites, vinrent couronner cette confiance du néo-christianisme naissant. En Guyana, une secte, chrétienne et communiste, se suicida collectivement (918 morts) après avoir assassiné un envoyé du gouvernement des Etats-Unis et quatre journalistes. Jim Jones, chef du "Temple du Peuple", ne voyait plus d'autre issue, no future. Ce suicide de cet hybride idéologique amorce le reflux des sectes christianisantes qui pullulaient depuis l'hibernation de la religion officielle, à la recherche de cette résurrection du christianisme, si nécessaire à la conservation de ce monde. Enfin, pour 1979, le Prix Nobel de la Paix a été décerné à une bonne soeur inconnue, Mère Teresa, qui bondieusait avec acharnement à Calcutta, où il ne se passe rien. Spectacle et religion, la main dans la main, prouvent ainsi qu'ils peuvent mondialiser ex nihilo : Mère Teresa est un miracle. Le Prix Nobel de la Paix, par parenthèse, est une des dernières institutions que je désirerais conserver quand tout le reste sera renversé : il désigne en effet, et avec un jugement de plus en plus précis, la personne la plus infâme vue d'Europe. Comme la Palme d'Or du festival de Cannes marque impitoyablement ce qu'il y a de plus lâche dans la prostitution dans l'industrie du cinéma, le Prix Nobel de la Paix est le pilori de nos ennemis.
Ce n'est pas par conscience du monde en guerre officieuse que le catholicisme se serait glissé vers le front, tel une couleuvre. Non, c'est parce que le monde érode à vitesse accélérée les défenses idéologiques ennemies, que le catholicisme, cette réserve, se retrouve aujourd'hui sous le feu. Et il faut encore noter que cette contre-offensive ecclésiastique est sans aucune théorie, mais pragmatique, sans aucun mysticisme, si ce n'est celui du business, et sans aucune théologie, si ce n'est celle, fustigée, de la révolution.
Editions Belles Emotions | |
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman |
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