C) Europe, vieille Europe


 

4) Pollution, séparatisme, terrorisme

La décomposition du gauchisme révèle son conservatisme. Confronté à la critique du travail et de la survie, le gauchisme est devenu la faction polémique à l'intérieur du travail et de la survie, la justification mystique et triste d'un quotidien athée et pauvre. Le gauchisme, qui chipote tous les détails de l'existence, devient l'idéologie du mode d'existence le plus chiche. Il se satisfait dans l'insatisfaction. Ainsi, les falsifications généralisées de l'air et de la nourriture, conséquences de la falsification de la vie et de la communication, deviennent les poches de résistance dérisoires des récupérateurs sans emploi et des troupes battues de 1968. Car, sur ce terrain, les gauchistes reçurent un renfort inattendu et de taille : les derniers situationnistes, casseurs de l'Internationale. Lorsque le parti de la critique prétend que "La pollution et le prolétariat sont aujourd'hui les deux côtés concrets de la critique de l'économie politique", il élève la pollution au rang de malheur fatal à cette société. Mais l'industrie et le commerce ont toujours pollué ! Ce n'est que tout récemment que quelques narines délicates s'aperçoivent que ce grand corps chie, et s'en plaignent parce qu'elles habitent, pour ainsi dire, dans les latrines. Les plus conséquents de ces pourfendeurs de la propreté exigent donc que le grand corps redevienne petit, afin que sa merde redisparaisse de leur vue. Et ils exigent plus d'agriculture et moins d'industrie, plus de campagne et moins de ville, plus de bon sens et moins d'esprit. Certes, la falsification généralisée que chacun subit, empoisonne le présent, est hostile à l'homme. Mais qu'y a t-il de plus hostile à l'homme que les conditions de son passé, aussi pur eut-il été ? Plus ils pensent que la pollution devenue visible peut engloutir l'essence dont elle est issue, plus ils mesurent son importance qualitative à son progrès quantitatif, plus ses adversaires sont conservateurs, et d'autant moins contredits que leur auréole situationniste ou gauchiste leur prête au contraire l'image de la négativité et de la contestation. Aussi, pollueurs compris, tout le monde est contre la pollution. Au plus tard après le référendum de novembre 1978 en Autriche, les gouvernements savent que cette peur sourde d'un environnement excrémentiel a gagné la majorité des pauvres ; à commencer par les valets eux-mêmes, soudain inquiets d'imaginer que les sommets rayonnants de leurs carrières pourraient être nappés de puanteur, leur future retraite dorée devenir un purgatoire où leurs sens seraient condamnés à la fadeur des ersatz. L'information retentit maintenant de pétrole répandu, de manifestations d'écologistes, de chasses à l'aliment truqué. Voilà bien une phobie du vieillissement : la spectaculaire sur-évaluation de la pollution, c'est l'Europe, qui freine déjà le monde, s'effrayant encore de sa vitesse. Car à Lagos, Tunis, Managua insurgés et Téhéran révolutionnaire, où l'air et la nature sont aussi mauvais, les passionnants impératifs de l'histoire ne laissent que du mépris pour la nature. Voici les plus spectaculaires catastrophes qui agitent, horrifient et justifient les chevaliers de la nature propre et les nostalgiques de l'authenticité dans les choses, en 1978 et 1979 : le 16 mars 1978, le super-pétrolier Amoco Cadiz se brise sur les rochers bretons et perd 230 000 tonnes de pétrole ; le 9 janvier 1979, le super-pétrolier Bételgeuse explose au large de l'Irlande ; le 28 mars 1979, a lieu une fuite radio-active à la centrale nucléaire de Three Miles Island, à 50 kilomètres au nord de Washington : le 1er avril, 50 000 personnes sont évacuées ; le 3 juin 1979, c'est l'explosion d'un puits de pétrole dans le golfe du Mexique, qui répand 340 000 tonnes de l'eau bénite des économistes dans l'océan ; et c'est encore le pétrole qui est déploré, fêté, admiré lors de la collision de deux super-pétroliers au large de Trinidad, le 19 juillet 1979, causant la perte de 280 000 tonnes ; enfin, en Italie, les relents politiques font seulement entrevoir la dimension du nuage de dioxine échappé de l'usine chimique de Seveso, le 10 juillet 1976. Et je ne parle pas de cette rumeur populaire communément répandue, qui soupçonne les "grandes puissances" (aux essais nucléaires secrets) de dérégler le climat, comme la pilule dérègle les menstruations.

Parti brouter les plus verts pâturages, le petit peuple de gauche, qui partait déjà en week-ends, professe qu'il rêve de s'égailler dans la nature. Esclave à la ville, il rend la ville responsable de son esclavage. Méprisé à la ville, il prétend mépriser la ville. Aussi, sa première forme de rébellion contre les épais nuages d'esprit qui pèsent sur les vieilles villes d'Europe est une tentative de fuite, irrationnelle, parce que le mal de la ville n'étant pas décelé, il poursuit le fuyard au fond des campagnes. Pour mieux comprendre le monde, il veut moins d'intelligence dans le monde, pour mieux communiquer, moins de communication. La peur de l'esprit de la ville suscite une retraite vers l'absence d'esprit de la campagne, qui n'est plus que le garde-manger de la ville. La falsification des rapports dans la ville ne suscite pas le dépassement de cette falsification, mais, au contraire, exorcise le retour impossible à la situation préalable à cette falsification. Comme plus rien, ni dans la connaissance des pauvres, ni dans l'idéologie dominante ne justifie le magnétisme tyrannique des villes, leur hiérarchie, leurs spécialisations, s'élève en réaction le séparatisme. De l'Ecosse à Chypre, du Pays Basque à l'Arménie, n'importe quelle province exige la conservation et la rénovation de son folklore, de son dialecte, de sa tradition, de son passé. Pourquoi les petites villes ne seraient pas les égales des grandes, pourquoi les provinces ne deviendraient pas des Etats indépendants ? Vive les Québécois, Bavarois, Bretons ! Et pendant que la piétaille régionaliste s'initie avec une ferveur poignante aux rites des siècles passés et au nationalisme de clocher, les derniers gauchistes professionnels s'organisent en Etats-Majors clandestins qui, non sans originalité, prennent le nom de Front de Libération Nationale. Car, petits, ils calculent qu'il leur sera plus facile de se mettre à la tête d'un petit Etat. Et voilà qu'il faut un Etat corse, un Etat basque, un Etat ceci, un Etat cela, à bas le colonialisme, à bas l'impérialisme ! Si votre village, celui de vos ancêtres, n'est pas un Etat indépendant, c'est parce qu'il est opprimé par le hameau voisin, colonialiste et impérialiste ! Minuscule rime avec ridicule.

Mais quand un Front de Libération n'a pas d'arrière-pays, comme c'est la règle en Europe, pour monter une guérilla sandiniste, il est réduit à poser des bombes, à assassiner des individus. Le terrorisme est d'abord une guérilla faible. En 1978 et 1979, le terrorisme semble devenir définitivement un monopole d'Etat. Et les polices d'Etat (colonialiste ! impérialiste !) y achèvent d'infiltrer ces sous-guérillas séparatistes, moins pour les exterminer que pour les perpétuer comme ennemi spectaculaire, désigné et justifiant toutes les mesures d'exception. A l'écrasement de la vieille bande à Baader, fin 1977, succède en 1978, la mise en scène de l'assassinat de Moro ; et toute la négativité, encore si vive l'année passée, des ouvriers et jeunes Italiens, est noyée sous une cascade de procès, d'arrestations et d'abus policiers, encore jugés insuffisants dans l'hystérie anti-terroriste qui s'est emparée de l'Italie. Et déjà l'indépendance des terrorismes les mieux implantés, irlandais et basques, ressemble à l'archaïsme désespéré de l'artisanat face à l'usine. Enfin, le 17 juillet 1978, à Bonn, une conférence a lieu contre la piraterie aérienne ; le 4 août, les Etats européens abolissent l'asile politique pour terroristes (ce qui ne manque pas de culot, puisque, en trois occasions différentes depuis le début de 1978, la RFA a donné l'asile politique à des détourneurs d'avion des pays de l'Est) ; et le 10 septembre 1978, à Vienne, une nouvelle conférence établit les premiers contacts officiels entre les polices d'Autriche, de Suisse, d'Italie, de RFA et de France : restées secrètes, les conclusions de cette conférence porteront leurs plus beaux fruits deux ans plus tard. L'Internationale terroriste, pendant secret d'Interpol, est née.


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman Précédent   Table des    matières   Suivant