Ce qui distingue une révolution, c'est qu'elle critique le monde. Ce qui distingue la théorie, c'est qu'elle est la pensée de cette critique. Ce qui distingue l'idéologie, c'est qu'elle est l'approbation de cette critique, donc le contraire d'une critique. Dans la forêt de l'esprit, la révolution est la racine, la théorie l'arbre et l'idéologie le feuillage. Il faut chercher sous le feuillage pour qu'apparaisse le tronc, et sous le tronc et les feuilles mortes pour qu'apparaissent les racines. Tout le phénomène de la pensée est compris dans ce mouvement d'aliénation, l'iranie de l'histoire étant que le phénomène de l'aliénation n'est pas encore compris dans le mouvement de la pensée.
En 1972 donc, la défaite de 1968 gagne l'Internationale situationniste, qui se suicide. Jusque dans sa défaite, l'Internationale situationniste est la théorie de 1968. Ni les ouvriers d'Italie, ni même ceux du Portugal, ne dépassent entre-temps les perspectives esquissées en 1968. En 1979 donc, toute théorie est réduite à la théorie du suicide de l'Internationale situationniste. C'est Jean-Pierre Voyer qui seul montre la défaite de 1968 jusqu'à ce que 1917 et 1793 apparaissent comme la même défaite. Il est également le seul à signaler le situationnisme des ennemis de l'Internationale situationniste comme idéologie, c'est-à-dire comme mensonge sur la mort de l'Internationale situationniste, par conséquent comme mensonge sur la défaite de 1968, transformée en victoire, tout comme les défaites de 1917 et 1793. C'est seulement cette défaite de 1968 et la mort de l'Internationale situationniste qui feront de Voyer le premier et unique critique de la théorie économiste de Marx, ce qui a ramené la théorie de Hegel sous l'artillerie de la critique, quelque peu enrayée. Comme Hegel mérite à nouveau d'être critiqué, grâce à Voyer, dans la théorie Voyer mérite seul depuis l'Internationale situationniste d'être critiqué, grâce à Hegel. Enfin, logiquement, Voyer recherche le principe du monde et le communique. Cette révélation a été encore plus ignorée que la révolution iranienne, au même moment (Voyer ne semble pas connaître la révolution iranienne et la révolution iranienne ne semble pas connaître Voyer), qui pourtant la confirme. C'est tout pour la théorie.
Entre-temps, les idéologues ont mangé tout le pain frais de 1968. Toute contre-révolution semble suivie d'un courant de pensée qui exprime dans l'allégresse des contre-révolutionnaires vainqueurs, la profonde émotion vaincue. Voyez le Directoire, voyez la naissance du Surréalisme. Mais cette queue de comète s'amenuise, les parasites du festin se raréfient en gonflant. En 1978, les ergotages sur l'approbation de 1968 s'épuisent ou s'aigrissent à force de ne rien voir venir à l'horizon. Car Téhéran est au-delà de cet horizon.
Comme la mode vestimentaire est divisée entre haute-couture et prêt-à-porter, l'idéologie est divisée entre les idéologues de compétition et les idéologues de masse, ou si l'on veut, entre idéologues de laboratoire et idéologues de terrain. Les premiers, vedettes dans leur spécialité mais ignorés du public, sont spécialisés dans le dépouillement de la théorie : ils assurent le spectacle de la théorie, seul spectacle au monde qui a pour but, non pas d'attirer, mais de rebuter le spectateur. Ces factionnaires-là, dont le nombre décroît à mesure que la révolte qu'ils falsifient s'éloigne dans le temps, sont les enseignants, les professeurs des autres. Leurs élèves, dont au contraire le nombre croît à mesure que la révolte s'éloigne, sont payés pour vulgariser ce qu'ils ont appris. Alors que les premiers, papes ou ayatollahs, doivent sans cesse réinterpréter et modifier les commandements de Dieu, les seconds, curés et mollas, inculquent seulement les résumés simplifiés, rigoureusement interchangeables, qu'ils ont appris. Ces émetteurs en bout de chaîne sont assez dissemblables : le grand nombre est guide spirituel des enfants dans les écoles, maintient les classes sociales dans les syndicats et partis qui les encadrent ou psychanalyse les cadres. D'autres, se rêvant pères Joseph, font du rock à la télévision ou sont confesseurs de chefs d'Etat.
De 1968 jusqu'à sa débâcle portugaise en 1975, le gauchisme est cru l'idéologie de 1968. En vérité, le gauchisme est l'approbation de la critique de la contre-révolution russe de 1917. En 1968, le gauchisme est le parti des idéologues, l'idéologie dominante. C'est en échouant dans le gouvernement de l'Etat portugais que le gauchisme a perdu le gouvernement de l'idéologie qu'il avait acquis si peu auparavant. Le sandinisme n'en est déjà que le bâtard à la mode de 1979. L'idéologie issue de 1968 est le situationnisme. Les pauvres commencent seulement à l'adopter. Les laboratoires d'idéologie, contraints aux apparences, sont conservateurs, donc lents en la matière. Et jusqu'à Farahâbâd et Abâdân, León et Esteli, ils ont d'abord propulsé les particules décomposées du gauchisme. Alors qu'autour du globe une grande et nouvelle dispute s'engage, l'Europe reste paralysée par les contradictions du situationnisme triomphant.
Jusque-là, c'est en Europe qu'ont eu lieu toutes les révolutions modernes. C'est en Europe que sont nées toutes les théories modernes. C'est en Europe que sont nées toutes les idéologies modernes. C'est en Europe que sont concentrés tous les triages de l'information. L'Europe est le faubourg St-Germain, le Fleet Street et la Cité Universitaire du monde.
L'Europe va de l'Atlantique à l'Oural comme chacun sait. En vérité l'Atlantique et l'Oural ont si considérablement rétréci que par endroits ils ont disparu. Le Kremlin et l'Acropole partagent aujourd'hui la même colline, Wall Street et Downing Street la même rue. Qui va de Gropiusstadt à Sanssouci en passant par Alexanderplatz n'ignore principalement de l'Europe que ses variations climatiques. L'Europe est d'abord la plus forte concentration de villes au monde, ensuite de frontières d'Etat, et de polices.
Les villes d'Europe sont les premières d'une éclosion urbaine telle qu'il paraît aussi abusif d'utiliser le même substantif pour celles d'aujourd'hui et d'autrefois qu'il serait singulier de dire le même mot pour bourgeon et fleur. Sur le tronc commun du monde, à la racine des révolutions, elles ont grandi en force et en beauté, modèles imités par celles, monstrueuses ou atrophiées, qui ont poussé au bout des branches. Les villes d'Europe ont seules le passé de toutes les autres, car tout vestige antérieur à la domination de l'Europe sur le monde, l'Europe l'a détruit ou annexé : les Rome et Athènes d'Asie et d'Amérique sont englouties ou à l'encan muséographique ; les villes d'Europe sont les plus glorieuses : Venise est toujours plus célèbre que Seoul qui est pourtant capitale d'Etat et trente fois plus peuplée ; les villes d'Europe sont les plus riches : aucuns murs du monde n'affichent plus de révolutions et de débats que ceux de Paris ; et quoique la concurrence en cette spécialité soit féroce entre villes d'Europe, c'est là aussi que la prostitution intellectuelle brille le plus fort. Mais les villes d'Europe ne sont pas qu'antiques, nobles et riches.
Elles sont aussi vieilles, lourdes et tristes. Leur population commence à diminuer et à s'aigrir. La communication, c'est-à-dire ce qui manifeste le monde, qui par ses éclairs leur donnait leur irrésistible attraction, n'y coule parfois plus qu'à gros bouillons s'immobilisant en caillots. Les villes d'Europe fanent, mais elles sont encore les carrefours et les médiatrices de toutes les autres. Rehaussant leurs couleurs par l'éclat de leur passé, elles sont maintenant crispées comme de vieilles avares à la sève du monde, dont elles ont gardé la distribution. L'Europe est le cerveau et le formol dans lequel il baigne.
USA et URSS sont considérés comme les deux plus "puissants" Etats du monde. USA et URSS sont les deux ailes de l'Europe. New York et Moscou sont deux portes de l'Europe. USA et URSS sont les banlieues de l'Europe : sinistres, obtuses, gonflées de misère et de puissance, mais plus jeunes que le centre de l'expansion duquel elles tirent leur existence. C'est en Europe, en murant Berlin, que ces deux Etats sont venus tracer la cicatrice de leur rivalité. C'est en Europe, dans les tribunaux de l'orthodoxie, que ces deux brutes viennent confronter leur ignorance et leur idéologie. USA et URSS sont derrièristes de l'Europe, pour reprendre le concept de l'Américain Ken Knabb : "L'aliénation du derrièriste au profit du mythe de la révolution (ce qui est le résultat de sa propre activité semi-consciente) s'exprime ainsi : plus il s'approprie, moins il est autonome ; plus il participe partiellement, moins il comprend ses capacités à participer totalement. Le derrièriste se tient dans un rapport aliéné aux produits de son activité, soit qu'il s'aliène lui-même dans l'acte de production (son activité n'est pas passionnée, mais imposée, elle n'est pas la satisfaction d'un désir de révolte mais un simple moyen de satisfaire d'autres désirs, par exemple, celui d'être reconnu par ses semblables), soit qu'il s'aliène lui-même en se tenant hors de l'acte de production (sa participation tend fortement vers l'aspect distributif du processus)." En d'autres termes, la soi-disant indépendance des USA en 1776, est en fait l'acte officiel de dépendance à l'idéologie de la Raison et la soi-disant révolution russe de 1917, est en fait l'acte de soumission à l'idéologie matérialiste. USA et URSS sont devenus les principaux centres de distribution, usines du laboratoire, filtres à connaissance et fortifications de l'idéologie dominante. USA et URSS n'ont nullement remplacé l'Europe comme centre du monde, comme il est communément admis, mais au contraire, sont les deux puissantes défenses du mammouth. L'Europe est le patriarche porté par ses deux fils herculéens, qui parfois le maltraitent, mais reviennent toujours à sa lumière, à sa sagesse. Pour les valets de ce monde étatisé, l'Europe est une vallée fertile entre deux hautes montagnes, au-delà desquelles tout est steppe, jungle, désert, tiers monde. L'Europe est un sénat romain, divisé par toutes les corruptions, souvent méprisé par deux consuls violents, et parfois apostrophé insolemment par des tribuns issus d'une tourbe d'Etats plébéiens. Mais ce sénat possède la mémoire des révolutions, des guerres et des conquêtes, des mariages et des naissances, de la culture, de la philosophie et des lois. Et tous les plébéiens de la terre, et tous les affranchis sont encore clients de ses puissantes gentes. C'est dans ce club de vieillards conservateurs, qu'est l'Europe, que les colporteurs des campagnes d'Amérique, d'Asie, d'Afrique viennent prendre leur marchandise (et souvent ils ne dépassent pas les magasins de cette pensée que sont les USA et l'URSS, où ce vin, déjà trafiqué, est fortement coupé d'eau). C'est là que sont briefés les Zhu Enlai, les Pahlavi, les Cardenal, et c'est là qu'ils viennent boire leur paye. Seul Grand Magasin de la pensée, l'Europe dispense de la théorie avec parcimonie, au rayon "cadeaux" et de l'idéologie avec profusion, au rayon "alimentaire".
Aveugle fut la fureur des gérants de ce Grand Magasin, lorsque la nécessité fit ouvrir la superette néo-islamique d'Iran. Sacrilège ! L'ordre idéologique, dont tous les temples étaient alors en Europe, voyait le schisme gagner sa propre fange. Comme l'avait déploré Shari'ati, en venant boire sa paye aux sources du marxisme, tous les spécialistes du shi'isme, de l'Iran même, sont européens. Et ils le prouvèrent alors, dans un grand concert de diffamations, dans l'étranglement de l'information autour de l'Iran, dans le spectacle de l'étouffement de l'écho iranien, qui eut pour conséquence d'écraser le son original, dont il était la distorsion.
La jeunesse d'Europe, exposée sans relâche à une si pesante concentration d'esprit, est bien différente de la jeunesse d'ailleurs : elle a des tics de vieux, et la majorité de ceux qu'elle reconnaît comme jeunes, partout ailleurs serait des vieux. Elle est, même ainsi, aussi minoritaire en Europe que majoritaire partout ailleurs. Vivant sans protection au milieu de la pollution grandissante des laboratoires d'idéologie, elle est leur premier cobaye. Mais cette proximité lui donne aussi l'opportunité permanente d'y mettre le feu. Battue en 1968, en 1978 elle est fortement intoxiquée. Le poison de 1968, elle ne le digère pas. Et sa négativité, si redoutable parce que si proche du centre du monde, se débat laborieusement dans les filets du situationnisme, composé sur la décomposition du gauchisme.
Voici donc l'ambiance de l'Europe, source du silence et du mensonge sur l'Iran, le Nicaragua et le monde. Mais dans cette fabrique de brouillard, où le voisin déjà se dérobe au voisin, l'ennemi aussi perd la visibilité : la politique s'use, la religion se retrouve soudain en première ligne, l'économie est en crise. Par l'écologie, le séparatisme et le terrorisme, l'ennemi égare bon nombre de hordes maraudeuses battues en 1968. Mais en retour, le virus gagne la classe ouvrière, qui se révèle à la casse.
Editions Belles Emotions | |
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman |
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