A) Du 9 janvier 1978 au 16 février 1979


 

7) De l'Ashurâ au 13 janvier 1979

L'Ashurâ de 1978 est le premier grand spectacle organisé avec la gracieuse et figurative participation des ennemis de tout spectacle, la première tentative d'empaillement de la spontanéité iranienne. Elle proclame, en pleine rue, l'unanimité des Iraniens. Les conservateurs, les frustrés, les brimés, les timorés, les passifs, les résignés se sont enfin sentis plus à l'abri dans le cortège rituel que derrière les treillis. Ils sont venus dévitaliser l'insurrection le premier jour où a été garanti que l'insurrection ne serait pas massacrée. Ceux qui s'extasient ou s'horrifient du gigantisme de cette unanimité, parce que le troupeau de moutons en entier s'aventure dans la forêt des loups, ne sont eux-mêmes que des moutons. Les moutons iraniens ne sont pas moins dociles que les moutons portant d'autres passeports. L'Ashurâ en est plutôt la preuve que le contre-exemple : on n'y va pas chercher l'ennemi, on y bêle bien fort pour qu'il ne s'approche pas ; et nous voulons notre berger et ses chiens.

Malgré leurs pertes considérables, ceux qui ont goûté à la désobéissance de leur propre chef, on s'en doute, seront difficiles à résigner aux lois des pâturages. Et, paradoxalement, le jour de l'Ashurâ, où le monde entier admet officiellement l'unanimité des Iraniens, elle cesse. Ici commence le haut plateau de la révolution iranienne, période indécise et disputée, qui contrairement à d'autres révolutions, où tout bascule dans le paroxysme d'un seul quart d'heure, va prendre presque trois ans pour décider le sort du siècle. Ici commence le premier débat public ouvert à tous et où tout est en jeu, dont il est si difficile de rendre compte, parce que tout n'y est que chuchoté, et ces chuchotements mêmes sont recouverts d'énormes bruits ennemis destinés à les recouvrir, pour devenir eux-mêmes objets de ces chuchotements sinon si redoutables. Désormais, tout le monde discute, même ceux qui restent moutons. Aucun Etat n'aura jamais eu à abriter moins d'unanimité entre ses citoyens que l'Iran des mois et années à venir.

Chargés d'éviter la radicalisation du cheptel, de fournir les sujets de discorde et de policer leurs solutions, les chefs religieux proclament l'unanimité, grâce à Dieu et avec Dieu. Ainsi, la première grande fête religieuse, et la seule à avoir été une fête, est le début de l'hypocrisie. Car ce n'est pas Dieu qui a fait l'unanimité, même pendant cette 'Ashurâ. C'est, négativement, le Shâh. Cette unanimité est la fin du Shâh, et la fin du Shâh est la fin de cette unanimité. Et comme il n'y a ni Dieu ni unanimité, les nouveaux chiens bergers sont déjà, avant leur première pâtée, contraints de tendre l'oreille aux chuchotements pour suivre ce qu'ils sont censés diriger, comprendre ce qu'ils sont censés expliquer, savoir ce qu'ils sont censés détenir.

Or le Shâh n'est pas encore déchu. Et, peut-être gagné par les transes qu'il a cristallisées contre lui, il semble enfin aussi vivre des émotions extrêmes. Un jour, il croit tout perdu ; et le lendemain de l'Ashurâ, parce qu'il a survécu à cette terrible fête, et parce que ce jour-là il n'a été nulle part nécessaire de provoquer ou d'attaquer son armée pour la battre, il croit soudain tout gagné. Les jours qui suivent, il organise des manifestations à son soutien : leur maigreur et leur hargne, malgré l'appui de l'armée et de la police, en contraste immédiat avec le flot impressionnant et en liesse des 10 et 11 décembre, le mettent à nu comme chef mégalomane d'une famélique minorité vindicative.

Même le gouvernement des Etats-Unis le reconnaît maintenant : le Shâh est foutu. Un rapporteur spécial, Bell, sonne l'ignoble et honteux revirement dans la confusion la plus démagogique. Le 12 décembre, il informe Carter que son Maximilien d'Autriche n'est plus tenable à Mexico. Le Président des Etats-Unis feint d'être surpris. On apprend que la CIA, son propre service de renseignements, lui a dissimulé la gravité de la situation, lors de rapports précédents. On n'apprend pas pourquoi. Alors que les responsables russes étouffent leurs fautes dans des couches superposées de lourdeurs bureaucratiques, leurs homologues américains font ce genre de mises en scène de boulevard, pas davantage digestes. Le moindre pauvre qui a lu son quotidien falsifié depuis le début du Moharram, sait donc au moins une semaine avant Carter, que ce protecteur du Shâh devra donc désormais trouver un autre protégé. Et c'est vers un scandale de CIA qu'on essaye de manipuler l'attention publique, spéculant impudemment sur son ignorance, sa docilité. On préfère donner le spectacle aussi laborieux qu'onéreux d'un Président des Etats-Unis dupé, plutôt que d'avouer la vérité : l'exécutif s'est trompé dans ses choix, et pour défendre les intérêts dont il a la charge, trahit son allié pour en courtiser plus librement l'adversaire.

Mais revenons à nos moutons. Comme partout où l'Etat et la marchandise ont hiérarchisé et spécialisé les villes, la province imite la capitale. Les événements de province sont à ceux de la capitale comme la profondeur de champ à l'action, comme les choeurs au soliste, comme l'italique au mot : ils encadrent, ils reflètent, ils soulignent. Ainsi le défilé de l'Ashurâ de Téhéran précède ceux de Tabriz, Esfahân, Mashhad. Leur simultanéité est une illusion chronologique. En réalité, pour un observateur équidistant de toutes ces villes, placé au centre du monde et dans la perspective de l'histoire, l'Ashurâ de Téhéran a 24 heures d'avance. L'usage du temps historique ne se construit pas au moyen des divisions objectives de la mesure du temps, mais au moyen des retards subjectifs de l'information. Le premier événement d'une époque, d'un mouvement, est celui qui en est pratiquement connu le premier et non celui qui devrait théoriquement l'être. Il est bien révélateur de leur parti-pris, que les "historiens" n'ont jamais reconnu ce principe de la relativité de l'information, bien que même dans toute guerre, ceux qui la font, agissent selon les retards de l'information, et non pas selon la succession chronologique objective des faits.

Aussi l'Ashurâ, qui manifeste avec éclat la prééminence de Téhéran, est-il un jour sans morts, tant pis pour les 30 cadavres d'Esfahân ; tant pis pour la lointaine ville sainte de Mashhad qui dans une ambiance passionnelle digne de celle qui anime Téhéran, déroule son propre soulèvement, parallèle à celui de la capitale, la différence étant proportionnelle au feutrage de la communication entre les deux villes. Qui désormais s'intéresse aux étapes qui font devenir Mashhad selon son nom, "lieu de martyre" ? Où les SAVAKis viennent violer des jeunes gens sous les fenêtres de l'âyatollâh Shirâzi ! Où, comme à Addis Abbeba, il n'y a pas un an, l'armée vend les cadavres aux familles ! Où, à l'assaut que l'armée donne à l'hôpital, ce ne sont pas les insurgés qui deviennent des blessés, mais les blessés qui deviennent des insurgés ! Où "les médecins, debout, poing levé, scandent : Marg Bar Shâh (Mort au Shâh)" ! Où la prison se mutine ! Où les cortèges funéraires se terminent par des massacres et les cortèges funéraires de cortèges funéraires commencent par des lynchages de délateurs ! Et où enfin, signe encore plus sûr de la distance de l'information de la capitale à la province, parce que là il ne s'agit justement pas de l'information ennemie, le 29 décembre, une manifestation de joie collective déferle à travers toute la ville à la vitesse de la rumeur trompeuse selon laquelle le Shâh aurait quitté l'Iran.

Mais dans le temps cette fausse rumeur n'est pas loin d'être vraie, et la réalité de son contenu, bien davantage qu'une prémonition, n'est déjà qu'une question de jours. Car si les débats divisent et subdivisent les partenaires de l'Ashurâ à la vitesse des torrents après l'orage, le Moharram continue avec ses nuits sur les toits et ses combats quotidiens, où les plus tièdes continuent de soutenir fermement les plus enragés. Que le Shâh meure ou fuie ! Et le lendemain de la joie déçue de Mashhad, le dépit y fait plus de 100 morts. Les 14 et 15 décembre, il y a 50 morts à Shirâz et Qom ; le 25, 12 à Sanandâj et Sâqqez au Kordestân ; le 29, 53 à Qazvin ; à Téhéran, fin décembre, on ne compte plus les morts, mais les jours successifs où il y en a. Le 29 décembre, la "population" attaque la prison de Hamadân. Ces moments heureux sont pénibles pour nos ennemis, parce que leur gêne et leur indignation les démasquent sans exception, lorsque des "populations" amnistient tous les hors-la-loi. En effet, les prisonniers "politiques" sont souvent des petits chefs, des valets, hostiles aux "droits communs" qui sont des gueux, souvent ennemis de la valetaille (comme si vol, viol, meurtre, etc. n'étaient pas des délits d'opinion au même titre que libéralisme, islamisme, stalinisme etc.). Pendant une autre mutinerie à Mashhad, les "droits communs" durent forcer les "politiques" à sortir ensemble pour pouvoir sortir aussi, résumant parfaitement dans cette libération tumultueuse, la désunion sincère et l'union forcée des mutineries sociales de cette période. Toujours au chapitre des mutineries, à Tabriz, les soldats ont tiré sur l'un des leurs qui avait tiré sur la foule, puis on grossi la manifestation qu'ils avaient ordre d'arrêter ; à la caserne La'visân, à Téhéran, "2 soldats ont vidé leurs chargeurs sur les officiers "immortels" (24 morts)". le 31 décembre, battu par ses ennemis, lâché par ses alliés, critiqué par ses amis, le chef de cette armée qui se dissout, le général Azhari, démissionne de son poste de chef d'un gouvernement, qui ainsi se dissout aussi.

Le 29, Shâpur Bakhtiyâr avait accepté de former un gouvernement, à condition que le Shâh s'en aille. Terreur dans l'aile sanjabiste du Front National dont Bakhtiyâr est issu, et qui donc désavoue ce dernier avec d'autant plus de fureur qu'il risque d'y être assimilé. Le nouveau Premier ministre, carriériste impénitent qui n'a pas su résister à l'ultime promotion, et qui est sincèrement ému par les grèves et la canaille, est le dernier, avec la presse occidentale et Carter, à croire que tout va s'arranger si le Shâh fuit. En attendant, c'est le général Oveisi, plus avisé, qui s'enfuit aux USA avec le butin d'une autre carrière. Et pendant que Bakhtiyâr cherche ses futurs ministres parmi les rats trop lents pour quitter le navire, les foudres très sèches de Khomeyni et leur écho très apeuré du Front National s'entrecroisent sur sa tête-paratonnerre. Le Front National, dont le radicalisme soudain est l'expression de sa servilité de toujours, appelle à une manifestation anti-Bakhtiyâr pour le 7 janvier. La manifestation religieuse aura lieu le 8. Saluons au passage les règlements de compte de Dezful (10 morts), Kermânshâh (100 morts) et Qazvin (40 morts le 1er janvier, où les chars ont écrasé 30 voitures).

Bakhtiyâr, social-démocrate dans toute l'horreur du terme, qui a connu la rare mésaventure d'avoir été excommunié une semaine avant d'avoir été intronisé, le 5 janvier, fait rouvrir les journaux et tirer avec des balles en plastique. Ainsi, la manifestation du 7, sans morts, dévoile plutôt la complicité du ministre que la radicalité de son ancien parti, et se termine dans le soulagement prématuré de ces fines fleurs de tactique de cabinet. Car le 8 janvier prouvera au Front National que d'avoir manifesté avant les religieux lui a plutôt attiré des suspicions que des parts de la révolte, qu'il croyait livrée à la criée, comme dans une OPA ; et à Bakhtiyâr, qu'il n'a jamais dépendu de lui d'étrenner son poste différemment que ses prédécesseurs Sharifemâmi et Azhari : par le sang d'une manifestation qui le condamne irrémédiablement. Car le 7 n'a été que l'insignifiant préambule du 8, où réapparaît, mais rodée, la tactique de harcèlements par petits groupes mobiles, et où il y a au moins 10 morts.

Nous sommes loin du Vendredi Noir où les victimes, immobiles, tombaient en rangs serrés. Les manifestants sont maintenant décidés, expérimentés et lucides. Ils attaquent des objectifs précis, ambassades, commissariats, sièges de la SAVAK, administrations, banques, hôtels. Leurs petits groupes saccagent et se retirent, insaisissables pour une armée rongée par les désertions, incapable de s'adapter au terrain, à son tour immobile, bientôt cible facile comme dans un Vendredi Noir à l'envers. Avouer 10 morts, c'est dire l'acharnement de ce 8 janvier, premier anniversaire du premier soulèvement de Qom, où on tire avec des armes désormais en plastique, non plus contre un troupeau béat qui se rue à la mort, mais contre des bandes où la passion s'est organisée, où la gloire de mourir est devenue gloire de vaincre, plaisir de devenir les maîtres du pavé, intelligence pratique.

Le 13 janvier, "... tard dans la nuit, un phénomène d'auto-suggestion collective a fait voir à des centaines de milliers d'Iraniens montés sur les toits de leurs immeubles, les traits de Khomeiny se dessiner... sur la face de la lune" rapporte "Le Monde". Ce phénomène mérite qu'on s'y attarde pour plusieurs raisons. La première est qu'il est l'éclairage le plus cru sur l'incurie des services d'information dominants dont la puérile règle positiviste matérialiste "je ne crois que ce que je vois" s'inverse sans s'avouer pour l'occasion en "je ne vois que ce que je crois". Aucun envoyé spécial présent du "Monde", du "Figaro" et de "Libération" n'a osé démentir franchement ce que des centaines de milliers d'Iraniens ont formellement vu ; aucun non plus n'a osé franchement reconnaître qu'il l'avait lui-même vu. Ces journalistes, fermement méprisants pour tout ce qui n'est pas matériellement prouvé, et qui passent leurs journées à spéculer sur des mouvements bakhtiyaro-ministériels, dont leurs feuilles de choux sont tartinées pendant d'illisibles pages entières, accordent au mieux deux lignes à un tel phénomène. D'abord, comme les journées se passent à assiéger le notable, la nuit, c'est le couvre-feu, lorsque les Iraniens se réveillent, ils dorment ; ensuite, de toutes façons, un tel phénomène n'a pas de sens. Comprenez-moi bien, ce sont des centaines de milliers d'Iraniens obscurantistes et déchaînés qui sont fous, qui se trompent, et non pas ces trois serpillières déléguées à Téhéran pour y faire reluire ce qui s'y passe avec les vernis idéologiques de leur soumission quotidienne et éternelle. Ce serait ridicule de parler de ce genre de phénomène sans pouvoir le prouver ! Car la raillerie du bar de l'Hôtel Intercontinental est une des meilleures censures du monde.

Le camp très restreint de ceux qui veulent bien parler de visions est divisé en deux ; ceux qui les admettent, qui parlent de Vierges Marie, mais qui n'admettent pas qu'une vision ne soit pas chrétienne ; ceux qui s'en amusent ou s'en délectent, qui parlent d'OVNIs, mais qui n'admettent pas qu'une vision ne soit pas crétine (quoique pour les OVNIs, parce que, matériellement, on estime avoir une hypothèse invérifiée, un courant se prenant au sérieux s'est développé). La presse contrainte de parler de la nuit du 13 janvier a donc été encore moins nombreuse que celle qui s'est permise d'occulter.

Deux siècles de matérialisme font qu'on appelle idéalisme tout ce qui ne commence pas par un entier positif ; et idéalisme, cette maladie infantile, est une injure qui signifie déiste, mystique, marchant sur la tête. Tout phénomène visible doit être prouvé physiquement, sinon il n'existe pas, assure sans réplique Mr. Foutriquet, qui depuis son enfance croit en l'économie, la matière et le bonheur, toutes choses qu'il a forcément vues et sans aucun doute prouvées physiquement, ainsi que les mille lieux communs abstraits d'une propagande concrète qu'il ânonne, convaincu en plus qu'il a tout inventé. Très parent de ce Mr. Foutriquet, on retrouve notre journaliste du "Monde" : il se débarrasse en "phénomène d'auto-suggestion collective" de ce qu'il craint de devoir commenter, expliquer. Qu'est ce qu'un "phénomène d'auto-suggestion collective" ? Rien. Rien égale : rien de physique. Ah bon, une lubie. N'en parlons plus alors. C'est juste dans plusieurs centaines de milliers de têtes qui marchent justement sur la tête. Les pauvres Iraniens, pense Mr. Foutriquet en lisant son "Monde", ils ont encore du chemin à parcourir avant d'arriver au même point que nous !

Voyons le "Figaro" : "Dans la nuit de samedi à dimanche c'était la pleine lune. Des milliers et des milliers de gens ont cru reconnaître dans l'astre un peu recouvert le visage de Khomeiny. "Il arrive, il arrive c'est un signe de Dieu" criait-on partout. La foule a passé la nuit à regarder la lune et à remercier le ciel. C'est l'Orient !" Quand même ! Quels grands enfants ces Iraniens ! Il y avait des nuages ! Et ils sont tellement cons, ces milliers et milliers d'Iraniens, qu'ils n'ont pas fait le rapprochement, entre ces nuages et le visage de Khomeyni dans la lune, comme Thierry Desjardins qui est allé se recoucher en secouant la tête ! Non mais, quelle bêtise ! Cher Desjardins, si jamais j'ai l'occasion de te rencontrer au détour de quelque ruelle déserte de Téhéran, que tous deux nous affectionnons la nuit tombée, je t'apprendrai l'Orient : il y a des choses qui t'ont échappé.

Passons à "Libération" : ""Regardez bien la lune, vous verrez on aperçoit distinctement l'image de l'ayatollah Khomeiny... C'est un signe très bon, ça veut dire qu'il arrive et que tout va s'arranger". Parce que la pleine lune éclairait samedi soir la capitale iranienne, le standard d'un des hôtels du centre de la ville, où descendent traditionnellement les journalistes étrangers a failli sauter : des dizaines d'Iraniens ont en effet cherché à joindre les correspondants étrangers pour les adjurer de contempler le ciel... "Ces histoires sont un coup de la SAVAK ou de la CIA qui ont projeté sur la lune l'image de Khomeiny pour prouver que les Iraniens sont superstitieux" protestait téléphoniquement une femme le dimanche matin auprès du bureau de l'AFP de Téhéran." Glissons vite sur l'étrange cause à effet de la pleine lune au blocage du standard : admettons à la décharge de son auteur que c'est un effet de style manqué et non pas une tentative insidieuse de faire supposer qu'il n'y avait rien..., sauf, vous savez, quand c'est la pleine lune, les gens disent et voient n'importe quoi, ils sont un peu hors d'eux, phénomène prouvé, et viennent, pour un rien, importuner les éminents correspondants étrangers. La citation à l'AFP, a bien l'odeur caractéristique du journal qui la porte : ce mélange de putasserie extrême et de désinvolture hâtive que la partie moderniste de son public va jusqu'à applaudir, parce qu'elle s'y reconnaît. C'est une femme qui proteste, parce que ce journal est alors féministe, par téléphone, parce que c'est invérifiable. Si l'intègre "Libération" avait eu une opinion propre, il nous l'aurait apprise crûment, sans avoir besoin de la mettre dans la bouche d'une fantôme. Mais même cette femme ne nie pas le fait (et c'est pourquoi le journaliste, qui ne peut pas le reconnaître, lui, met en scène cette femme) puisqu'elle croit en un trucage. La dénonciation de ce trucage doit nous convaincre qu'il existe en Iran des révolutionnaires raisonnables, comme cette femme, comme les lecteurs de "Libération", matérialistes, logiques et pas superstitieux. Malheureusement, le trucage dénoncé est tellement improbable, qu'il est lui-même un comble de superstition : la SAVAK et la CIA auraient projeté sur la lune l'image de Khomeyni pour prouver la superstition des Iraniens. A qui ? Aux lecteurs de "Libération" ? Alors que l'écrasante majorité de la presse occidentale soutient l'opposition contre le Shâh, et met en sourdine la publicité du fanatisme religieux tant que le Front National soutient les religieux et que le Shâh n'est pas tombé ! De plus, comment SAVAK et CIA auraient réussi l'exploit technique, secret, de projeter l'image de Khomeyni sur la lune ? Et pourquoi la CIA, ni personne d'autre, ne s'est jamais servi depuis d'une "technique" et d'un "support" publicitaires aussi spectaculaires (Bonté d'âme ? Mort du savant fou ?) ? Et en admettant l'absurde, à savoir que ces services secrets ont réellement eu les moyens d'une pareille projection, ce n'est évidemment pas Khomeyni qu'ils auraient montré, mais le Shâh ! Ce n'est pas hors d'Iran qu'ils ont alors les ennemis qu'il s'agit d'impressionner ! Il est évident qu'il vaut mieux se servir de la superstition que de la dénoncer quand on cherche à récupérer des pauvres. Car il est évident que les pauvres sont superstitieux ; mais ceux d'Iran moins alors que ceux de France, qui croient sans ciller aux plus paranoïaques constructions et qui préfèrent s'expliquer un phénomène incompréhensible par la toute-puissance occulte de la CIA, ricanant de l'illusion séculaire, universelle et beaucoup plus simple qu'est Dieu.

C'est de Khomeyni et non de Dieu que les gueux d'Iran ont vu l'image sur la lune. Début janvier, les gueux d'Iran ont la pensée disciplinée dans les combats de rue et débridée dans les combats d'idées : leurs succès sur le terrain leur ont ouvert des perspectives dans l'histoire, que le petit peuple journaleux, colmateur coincé, le dos à la brèche, ne veut ni ne peut voir. Le moment, trop peu fréquemment observé, d'un mouvement qui découvre avec ravissement sa force inespérée, est arrivé : "Ils en sont là : ils commencent eux-mêmes à compter vos armées pour rien, et le malheur est que leur force consiste dans leur imagination ; et l'on peut dire avec vérité qu'à la différence de toutes les autres sortes de puissance, ils peuvent, quand ils sont arrivés à un certain point, tout ce qu'ils croient pouvoir." Les gueux d'Iran veulent tout. Il ne leur reste plus qu'à tout faire, puisque tout c'est tout faire.

Tout faire, c'est rendre à Dieu son royaume ; c'est forcer le retour du douzième Emâm, l'Emâm du temps, disparu en 874, et que les shi'ites attendent depuis. On voit ce qu'il y a de séditieux dans cette formidable sincérité qui consiste à vouloir réaliser la religion. Car, rend-on son royaume à Dieu, qui serait moins capable qu'une horde de gueux furieux, de l'arracher à la marchandise et aux différentes idéologies qu'entraîne son culte ? Siffle-t-on l'Emâm du Temps comme un chien égaré ? Ce désir de mettre fin au temps, ce désir d'achever le sacré en le faisant soi-même, hasarde et menace bien trop l'Islam shi'ite pour que l'image lunaire du 13 janvier, qui en découle, ait pu être une conspiration khomeyniste, comme il a pu être dit bien plus tard par ceux qui, dans l'amalgame du temps si courant au nôtre, avaient oublié, qu'alors, non seulement Khomeyni ne disposait encore d'aucune SAVAK ou CIA, mais les avait contre lui.

L'Ashurâ avait fissuré qualitativement l'unité des Iraniens. Mais la lutte contre le Shâh rallie encore chaque jour quantité de partisans de dernière heure jusque parmi les collabos qui craignent la tonsure. L'enthousiasme est ce qui étend la détermination, à l'infini semble-t-il. Jamais autant de gueux, ensemble, n'ont eu le même objectif pratique, la même licence et la même ferveur, jamais passion aussi concentrée, aussi redoutable, ne s'est montrée aussi collective. L'image de Khomeyni projetée sur la lune, le 13 janvier 1979, est l'expression de la subjectivité collective des gueux d'Iran révoltés.

Ils veulent le retour de Khomeyni : ils le font. Ils ont fait Khomeyni : ils ont fait Khomeyni image. Khomeyni est l'image de leur unité, son retour en est la preuve, comme le Shâh est la raison de leur unité, et son départ la preuve. Khomeyni est aussi bien l'image concentrée du départ du Shâh que du retour de l'Emâm du Temps. L'image de Khomeyni sur la lune, créée immédiatement par quelques centaines de milliers de subjectifs gueux d'Iran, est-elle plus extraordinaire que l'image d'Armstrong sur la lune, médiatisée par la télévision et vue passivement par quelques milliards de gueux objectifs du monde ?

Dans la médiatisation gît une explication physique qui dans l'immédiateté nous échappe. Je proteste, en tant que gueux, de connaître davantage le phénomène physique qui a fait marcher Armstrong visiblement sur la lune, que celui qui a permis aux traits de Khomeyni de s'y dessiner, tout aussi visiblement. Et ce n'est pas parce que d'aucuns connaissent l'explication physique de l'un de ces phénomènes que l'autre n'existe pas. Quelle est l'explication physique de la physique devrions-nous demander à tous ces athées orthodoxes, qui ne se posent que les questions qui les arrangent. La chicane physique se dissout dans ce qui la fonde, comme la science du même nom, qui depuis deux siècles qu'elle est devenue jugement dernier, ne cherche qu'à justifier ses propres présupposés.

Il n'existe aucune science des passions. Il faut dire qu'elles sont si unilatéralement et durement réprimées, déformées, aplaties et parfois vendues sur les écrans de la crédulité publique, mais alors sous une forme édulcorée et engraissée, comme des boeufs dans un concours agricole, qu'il n'en reste, chez la plupart des individus, que le rêve. Ce dont sont capables, ensemble, des gens passionnés, nulle trace depuis la fin de la poésie, à l'aube de la seconde offensive ouvrière, juste avant le début de la présente histoire. La fin de la poésie coïncide avec la fin de la passion, et leur résurgence est nécessairement commune et collective, au travers du sas incroyablement étanche de l'objectivité. Donc, nulle indication, hormis dans les travaux les plus vilipendés de Wilhelm Reich, de ce dont seraient capables des gens aussi nombreux, aussi concentrés et aussi chargés que les gueux d'Iran d'alors, dans une situation aussi exceptionnelle. Les gueux d'Iran, le 13 janvier 1979, forment la plus belle image de notre histoire. C'est aussi la plus redoutable hypothèse sur la grandeur des hommes.


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman Précédent   Table des   matières   Suivant