A) Du 9 janvier 1978 au 16 février 1979


 

6) Du 1er moharram à l'Ashurâ (du 2 au 11 décembre 1978)

A la mort du prophète Mohammad en 632, ce ne fut pas son cousin et mari de sa fille Fatima, 'Ali, qui fut élu calife, mais Abu Bakr, qui nomma 'Omar, auquel succéda 'Osman. 'Ali, le premier Emâm, devint 4e calife en 656. Sous son califat (656-661) se produisit le schisme (shi'a en arabe signifie "parti", c'est l'origine du mot shi'isme) des musulmans. Son fils, Hasan, reconnut Mo'âviya, le premier calife Omeyyade. Mais après la mort de Hasan, son frère Hoseyn, devenu Emâm, ne reconnut pas Yazid, devenu calife à la mort de son père Mo'âviya. A Karbalâ (dans l'Irak d'aujourd'hui) eut lieu la bataille finale de Hoseyn contre l'armée de Yazid, le 10 octobre 680, ou 10 moharram 61. L'Emâm Hoseyn y fut tué parmi ses 72 compagnons au terme d'un sacrifice héroïque, clé de voûte de la légende shi'ite.

Le moharram est le premier mois de l'année lunaire des shi'ites, qui dure environ dix jours de moins que l'année solaire occidentale. Pour les shi'ites, c'est le mois du martyre, en commémoration du martyre de Hoseyn. Tâsu'â (le 9 moharram) et 'Ashurâ surtout (le 10, anniversaire de la bataille de Karbalâ) en sont les principales fêtes. Si les shi'ites ont longtemps admis dans le martyre une fatalité et une incitation à la résignation, des théoriciens shi'ites modernes, parmi lesquels 'Ali Shari'ati (mort exilé à Londres en 1977) avait en ce moment en Iran le plus incroyable des succès littéraires clandestins, faisaient au contraire du martyre de Hoseyn la condition et le début exemplaire de la victoire du shi'isme. Cette tendance optimiste et combative du shi'isme se calquait beaucoup mieux sur la jeune et radicale insurrection, que le défaitisme fataliste traditionnel.

A partir du 2 décembre, qui en 1978 est le 1er moharram, commence un hallucinant engagement, comme ce siècle macabre n'en avait pas encore vu. La mort n'y est plus crainte, plus méprisée, mais vénérée. La joie, la colère, la douleur et la fierté, toutes extrêmes, y sont ralenties en exergue par la solennité. Tout rassemblement est interdit. Chaque jour, le mois du martyre est honoré par des processions, qui se terminent en émeutes, où l'armée, acculée, fait des martyrs. Mais cette routine des jours n'est que la préparation des nuits. Le soir, on provoque des embouteillages pour violer impunément le couvre-feu. Puis, tous les toits et terrasses de Téhéran se couvrent d'hommes et de femmes déterminés, et d'un bout à l'autre de la ville se libèrent l'angoisse et la haine par vagues répétées jusqu'au matin, dans le cri de "Allâh Akbar", Dieu est grand, ce vieux pléonasme. Dans les rues, la troupe qui patrouille en bas de ses ennemis, a ordre de tirer sur les toits. On imagine la démoralisation des soldats, derrière des employeurs si démunis, en face d'ennemis si puissants, si nombreux, si sûrs d'eux, traversant leur propre capitale, sous les haut-parleurs des mosquées appelant à leur résister. Cette armée qui n'a jamais fait de guerre, et que le Shâh a équipée comme si de la planète elle devait les faire toutes, doute, et commence à se désagréger à l'ombre du drapeau rouge (le sang des martyrs) et du drapeau noir (l'Emâm Hoseyn) qui flotte sur le Bâzâr. Les cinq premiers jours du moharram, le gouvernement reconnaît 12 morts, ce qui prouve qu'il les sélectionne avec grand soin, parce qu'ils sont parmi les 1 300 tués réels. A Najafâbâd, notamment, l'armée tire au canon, on évacue les cadavres au bulldozer. Or, s'il est admirable que beaucoup veulent bien mourir, il l'est encore plus qu'en même temps, tous veulent maintenant gagner. Et il faut être un informateur occidental bien asservi pour supposer que ces enragés-là ne veulent que changer de gouvernement ; et même le militant shi'isme de la victoire, de Shari'ati à Khomeyni, paraît bien tempéré dans cette tempête. Car on s'attaque maintenant au sacro-saint matériel : à Esfahân, notamment, les hauts fourneaux sont sabotés, "il faut au moins 6 mois pour les remettre en état". "On estime que si les problèmes politiques étaient réglés demain, il faudrait au moins six mois pour remettre en marche l'économie, qui est en grande partie paralysée."

Mais comme ce beau crépuscule qu'est ce moharram décrit si tristement par l'économiste de service, menaçait et se préparait depuis l'ultimatum nullement oublié de Shari'atmadari et le Vendredi Noir, l'Ashurâ menace et se prépare dès le début du moharram. Les généraux, qui n'en mènent pas plus large que leurs soldats, travaillent fiévreusement à une capitulation qu'ils espèrent encore honorable. Le 8, la procession de l'Ashurâ, qui est le 11 décembre, est autorisée. L'armée quitte la ville au cortège de Tâleqâni pour la citadelle que sont les collines au nord de Téhéran, où se terrent toutes les complicités de la dynastie des Pahlavi : princes du pétrole et de la cour, gardes prétoriennes, conseillers culturels et étrangers, flics, banquiers, diplomates. Le 11 comme le 10, entre 1 et 2 millions de manifestants laissent exploser la joie de cette victoire sans appel. Et l'Ashurâ, par une ironie mécréante, est le premier jour du moharram où il n'y a pas de morts à Téhéran. Les seuls qui s'y battent sont les militants islamiques et gauchistes, érigeant déjà en spectacle les nuances qui séparent leurs méthodes de récupération, sur le premier territoire libéré, dont ils se disputent la confiscation.

Depuis la démonstration de l'Ashurâ, le clergé shi'ite encadre enfin de manière convaincante ce mouvement somptueux. La première critique que les révolutionnaires iraniens ont laissé passer est la vieille tarte à la crème légaliste. Khomeyni et les autres chefs religieux ont toujours dénoncé l'illégalité du Shâh (la légalité venant du Coran, ils en sont dépositaires). Ainsi, ils justifient la révolte, lui imposent de l'extérieur ce qu'elle ne peut tenir que d'elle-même, sa perspective, lui donnent un Droit, lui donnent une Loi. Ainsi, ils démentent impunément la négativité de cette révolte, et font au contraire du Shâh un révolté négatif contre l'autorité légale. Ainsi ils promettent l'absolution sans confession à tous les timorés : la dette morale des crimes commis pendant l'insurrection sera affranchie, tant que la légalité sera islamique, ce qui transforme les innombrables mauvaises consciences en clientèle. Ainsi ils noient les plus radicaux dans la grande masse des légalistes. Ainsi ils sauvent aussi la légalité elle-même. Ce n'est donc pas la fin de l'Etat iranien, mais au contraire sa pérennité, que ce moharram si impressionnant garantit ainsi.

Si un hors-la-loi n'est pas toujours révolutionnaire, un révolutionnaire est toujours hors-la-loi. Le parti de la subjectivité, de l'homme total, ne reconnaît pas de "règle impérative imposée à l'homme de l'extérieur", nie toute loi. Même ses propres principes, rares, mais sur lesquels il est intransigeant, sont discutés en permanence, parce qu'ils sont sus éphémères, utiles en leur temps seulement. La spontanéité, dont il a été montré assez clairement, je l'espère, à quel point elle est motrice de cette histoire, rencontre, dans cette usurpation religieuse des présupposés et des fondements de la révolte, son premier et dur joug. Et là lui revient la seule loi de l'histoire dont elle n'a encore connu nul dépassement. C'est ce que Brennus énonçait aux Romains : vae victis.

Dans le parti insurgé, les concepts religieux sont devenus les idiomes de la communication. Qu'il ait fallu réquisitionner jusqu'à la religion pour contrôler ce parti est certainement la plus grande victoire de ce parti ; mais que ce voile posé sur la communication n'ait pas été critiqué dans la communication est aussi sa faiblesse. La religion s'affirme maintenant comme la limite de la révolution iranienne, et pour la première fois depuis les ravages de la guerre de Trente Ans, comme la limite du monde.


Editions Belles Emotions
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman Précédent   Table des   matières   Suivant