l e  l a s e r  a z u r é  

 

 

 
         
         

 

    S

                2008

             
             
             
             
             
      Note   00       
     

Ma mère est partie cette nuit

     
             
             
             
             
             
             
             
      lundi 11 décembre 2006

Ma mère est partie cette nuit
Par Christian Lehmann, lundi 11 décembre 2006 à 19:42

Ma mère est partie cette nuit. Elle était née à l'Ile Maurice, d'une famille de la vieille noblesse française, il y a 84 ans. Quand elle était enfant, on lui a dit qu'il y avait des races. On lui a dit que les noirs n'étaient pas comme les blancs. D'ailleurs, quand elle allait en Afrique du Sud, elle voyait bien qu'ils n'avaient pas le droit de s'asseoir aux mêmes places qu'elle. Puis ma mère est venue en Europe, et a travaillé dans des organismes internationaux, pendant trente ans. Là, elle a vu des gens qui n'avaient pas la même couleur de peau qu'elle, et qui ne correspondaient pas aux stéréotypes qu'on lui avait appris. Elle n'était pas philosophe multicartes, elle n'était pas élu régional souverain, elle n'était pas star cathodique. Elle a juste fait, en sens inverse, le chemin que font ces "briseurs de tabous", qu'elle n'aurait pas aimé, parce qu'elle était bien élevée, que je traite de gros connards.

     
             
             
      7. Le mercredi 13 décembre 2006 à 14:41, par Sophie W.

Toute avec toi et ta famille, Christian. Ta maman partie a laissé en héritage ce qui n'a pas de prix, cette heureuse transmission, cette bienveillance dont il m'a été fait écho. Ce regard vivant, si juste.
Celui que tu portes aujourd'hui et transmets à ton tour.
Toute mon amitié, mon soutien.

     
             
             
      15. Le mardi 30 janvier 2007 à 17:40, par Hugo

Je voudrais rendre hommage à Christian Lehmann pour la liberté qui règne sur son blog. Sur un tableau voisin, intitulé « L’adieu aux armes » se succèdent des dizaines de liens grossiers vers des sites sans rapport avec l’objet de la tribune qui les héberge, à la fois publique et intime. Si Christian Lehmann n’avait pas résisté à la tentation de censurer cette longue ineptie, je ne me serais pas exprimé ici. Que la misère de « L’adieu aux armes » côtoie la gravité de « Ma mère est partie cette nuit » met en valeur la dignité et la tenue qui se sont donnés rendez-vous dans l’affliction.

Le message qui exprime le mieux cette noblesse est le septième. Primus inter pares, il m’a bouleversé. Je l’ai découvert, ainsi que tous les autres, un long mois après sa parution.

Au mois de décembre, – je ne suis pas certain que les dates étaient les 11, 12 et 13 –, j’ai fait trois rêves successifs et liés. Pour moi qui ne me rappelle pas de mes rêves, d’ordinaire, je suis encore secoué de l’immense détresse de ceux-là. Dans le premier, la femme qui m’emplit était dans une désolation profonde : quelqu’un de très proche, peut-être un de ses enfants, était mort. Des tranchées de larmes, des cheveux en cascade de désordres, des courses éperdues, des paroles trop courtes, des consolations inutiles. La nuit suivante, cette femme dont je ne connais pas les bornes, était en prison ; c’était une variante du premier rêve. La troisième nuit, je continuais encore de me torturer pour découvrir une vérité dont j’étais inexplicablement si proche, déjà trop proche peut-être pour l’appréhender : mon aimée était atteinte d’une maladie incurable. Toute la rancune de l’irréversible semblait s’interposer entre la vie et le soleil.

Le message signé « Sophie W. » contient la sensation de ces rêves. C’est parce que cette parenté m’est apparue que j’ai lu plusieurs fois ce court texte. A chaque passage, il s’est alourdi de sens et s’est prolongé hors de son bouquet d’intentions, riches et variées, puis même hors de son contexte.

J’ai pensé d’abord que là s’exprimait cette tristesse singulière et solennelle que la politesse bride et gauchit. Mais il y avait un peu plus qu’une condoléance, sincère, pour la mère d’un auteur, qu’on aurait seulement connu à travers la forêt des médiations que sont le papier du livre ou le pixel de l’écran. C’est comme si les cinq phrases du message étaient tendues prêtes à craquer, dans une vive retenue. Il me semble qu’il y avait derrière la façade, légèrement vibrante de ces mots, quelque chose de plus grand, freiné à grand peine, je ne sais quoi, un roulement, une tempête, un immense cumulus, une supplique, un fluide varié, peut-être vorace, probablement douloureux dont je subodore les fragrances, et dont j’envie les élancées. Je crois que le message ne s’est pas écrit en une fois, que l’abondance qu’il contient a été taillée, gommée, gainée, mais qu’elle s’échappait parfois, nécessitant un nouveau brouillon, peut-être agacé, peut-être fébrile, un nouveau pinceau, une nouvelle idée chassant vivement la précédente avant de rendre son esquisse qui se voulait définitive ; on sent que de tels exercices, qui ne sont pas formels, malgré les apparences, se sont répétés plusieurs fois en quelques heures. L’exigence de la dignité, de la sobriété, de la simplicité encadrent ici quelque chose qui les répudie, mais avec succès, mais à la Pyrrhus.

J’entends parler cette femme, et je la vois aussitôt se multiplier. D’abord et avant tout, je la vois mère. Elle utilise le mot tendre et intime de maman, alors que même Christian, dans son annonce à laquelle elle répond, restait dans l’ampleur brechtienne du mot mère. Le maman, qui est un mot d’enfant, signe l’identité entre les mères. Par la grâce de leur fécondité, par le détour de l’enfantement, elles savent devenir sœurs, nos mères. Je vois Sophie tenir la main de la mère de Christian. Et elle la serre. Je n’ose pas entrer dans la pensée qui accompagne ce geste qu’elle fait si bien : je ne regarde jamais la mort ainsi.

Tout l’empire qu’elle a essayé de garder sur son émotion n’a pas pu l’empêcher de signaler, sans ostentation, qu’elle a eu un lien, un autre lien que moi et nous qui lisons ce blog, avec la mère de Christian. Cette bienveillance dont il lui a été fait écho est l’écho de la bienveillance de Sophie. Il y a une si grande discrétion dans cette indiscrétion que je m’en veux de l’avoir remarquée.

Ensuite, heureuse transmission, elle en vient à Christian ; je ne sais pourquoi, j’imagine qu’elle l’a rencontré, qu’il y a une histoire, peut-être un lambeau d’histoire, qui clignote en référence invisible. Heureuse transmission est le carrefour de ce message : de la mère à la femme, de la maman au fils, de la sœur à l’amie, de l’intime au public, du public à l’intime. Heureuse transmission ouvre la condoléance à l’espoir, et l’espoir se scinde en plusieurs espoirs : pour Christian, pour Sophie, pour moi, pour l’enfant de Sophie, pour l’enfant de Christian, pour nous tous. Dans heureuse transmission un relais invisible passe de hier à demain, un moment figé devient mouvement, l’imagination, engourdie par le drame, s’étire et inspire. Oui, l’heureuse transmission va plus loin que le message de Sophie : elle s’alimente là où nous sommes tendres et elle fond nos plastrons d’airain.

Ce regard vivant, si juste. Quelle étrange phrase sans verbe ! Pour moi elle sonne à la fois comme inadaptée, et comme tout à fait cohérente. Le vivant est adapté parce qu’il nie la mort, ressuscite, d’accord. Mais le juste ? Christian, dans son faire-part, a manifesté de la colère contre les « briseurs de tabou ». Il y aurait beaucoup à dire sur cette colère que je ne trouve pas juste, comme beaucoup de colères ; Sophie occulte ce mouvement de la blessure qu’elle cherche à panser au moment où elle dit ce regard vivant, si juste. D’ailleurs, ce n’est pas un regard qui à ce moment là meut Christian. D’où, alors, me vient l’impression de cohérence ?

L’heureuse transmission est allée au fond de Sophie. C’est là, en son sein, qu’elle a trouvé le vivant, le vrai vivant, pas seulement la plate négation de la mort, mais l’éventail, mais la fluidité, mais l’impérieux allant de nos insatisfactions, qui dénoue nos colères et qui jette Sophie vers Christian, et moi vers eux. Et le vivant du propre regard de Sophie est ce qui est si juste, ici. C’est pourquoi la courte phrase sans verbe est détachée du sujet du regard : dans le message adressé à Christian, à sa mère, Sophie ne peut parler d’elle qu’en transférant sur eux ce qu’elle exprime sur elle-même. La retenue, la balance et l’harmonie sont ici la mesure de la justesse. Le regard de Sophie est intense, – vivant –, droit, et elle a réussi à lui donner l’équilibre de l’heureuse transmission et de tout les extrêmes qu’elle concentre : mère et femme, tristesse et bonheur, contemplation et action, aller vers l’autre et se retenir, émotion et maîtrise. Dans son regard, Sophie a équilibré la balance de tout ce qui est, en ce moment, si vivant en elle. Il est juste.

Ce regard, malheureusement, ne se décrit pas. Je l’imagine aussi beau et aussi singulier que le plus beau que j’aie vu. C’est un regard de femme. Nous, les hommes, n’avons pas ces regards là, ces rayons de matrice, ces courbes droites, ces velours déployés. Même Christian n’est ici appelé qu’à le porter, et à le transmettre, le beau regard de Sophie.

Amitié et soutien : une mère et une femme, une alliée et une inconnue, une soeur et une conseillère, déroulent un voile de compassion et de sérénité, opaque comme un soupir. Un cœur fort propose un repos invincible aux souffrances, aux tourments, aux colères.

Ce calme qui bat, ce refuge des désarrois, se dédouble encore d’une beauté plus grande. Je ne pense pas, en effet, que la signature soit un pseudonyme. Chère Sophie W., pardonnez moi d’avoir cliqué votre nom sur le grand dédale qui l’environne. Il n’apparaît nulle part ailleurs qu’en cette seule occasion. Cette présence unique en rehausse la noblesse. Ce n’est pas seulement un grand cœur sûr, c’est un grand cœur courageux, qui veut, en cette occasion, allier la plus franche simplicité à une hardie nudité. Et ce cœur s’offre.

Je ne peux pas en être l’heureux destinataire. Mais merci de m’avoir laissé entrevoir un tel trésor.

     
             
             
             
             
Retour     Suite du Laser azuré      
             
             
             
   

 

       
             
         
   
 

téléologie ouverte

 

 

 
  observatoire de téléologie      
  éditions belles émotions      
  a&c