1. La seconde avancée dans le besoin de discussion est la plus difficile à raconter. En effet, il sagit ici non de ce quont fait les autres mais de ce que nous avons fait nous-mêmes, et le recul qui donne la lucidité, limpartialité qui permet dopposer les camps, la hauteur et la distance doù les passions sobservent avec profit, en bref lopération dabstraire dun événement pour le replacer dans un contexte plus large est ici en défaut malgré le temps que nous avons laissé écouler pour rendre compte de cette intense expérience.
La caractéristique principale de cette introduction multiforme au débat est le caractère profondément négatif avec lequel nous lavons mené. Cette volonté dêtre en contradiction, de chercher la contradiction, de provoquer la contradiction, a été notre parti pris. Nous nimaginions pas quun débat, sil devait avoir lieu, se fasse sans négativité profonde ; ou alors, ce serait sans nous. Nous savions que nous portions en nous ce négatif, et il nous venait de loin. Nous navons pas utilisé le négatif exactement comme la célèbre force de frappe de Vaneigem, mais on trouvera ce négatif comme la lumière noire qui est le fil directeur de cette partie du discours de notre temps, dont nous avons été, et sommes encore les dépositaires. Nous avions la volonté du négatif, mais le négatif était aussi la teinture de notre volonté elle-même, que nous le voulions ou non. La haine de ce monde, une colère qui sest refroidie sans se dilapider, mais qui a foré profond, un élan hostile, et une intransigeance qui paraît hautaine, mais qui est plutôt poussée par lurgence, nous avaient mis dans ces dispositions. De la dialectique, nous avions appris quil fallait chercher les contradictions pour les dépasser, et que là où la contradiction était posée, il fallait aller jusquà ce quelle éclate.
Lusage du négatif, en tant que mode de débat, doit être ici différencié de son principal appendice, la polémique, qui le masque presque entièrement. Les nombreux éclats et excès, intéressant les uns jusquà la curiosité maladive de cette profession en disparition quon appelait les concierges, et dégoûtant les autres qui savent quici la forme peut leur dissimuler le fond, se sont entrelacés, jusquà les confondre, avec un fond pourtant plus riche quil ny paraît, même si cette richesse a été elle aussi déniée de façon polémique. Lapport négatif dont il est ici question est la présentation dune théorie, qui est la négation du monde tel quil est construit aujourdhui ; mais ce qui nous occupe autant ici est la façon dont cette présentation a eu lieu, en tant quexpérience de la parole. Le récit de ce fait devra donc distinguer entre ce dont il sagit, la téléologie moderne, et les disputes qui ont entouré sa mise en public.
Mais la difficulté la plus grande est dexpliquer comment une série de dialogues dans un lieu aussi étroit, en une langue principale le français qui tend à devenir obsolète dans le monde, avec un nombre aussi restreint de participants une cinquantaine pourrait intéresser le monde, auquel elle était immédiatement accessible. Comment éviter de sombrer dans la vanité, en parlant de nous-mêmes, quand on prétend quil y avait là un discours universel ? Il faut peut-être rétorquer, demblée, quà moins dun discours qui fût universel, et quen dessous dune parole nouvelle dans le monde, nous naurions pas pris la peine de nous mettre en avant ; et quen ce principe qui nous paraît la moindre des choses, nous sommes fort différents de la plupart de ceux qui parlent et fort proches dune petite minorité de ceux qui se taisent.
2. LInternet, dans son ensemble, sest révélé jusquà présent comme lexutoire de la misère de la parole et de la pensée. LInternet nest pas différent de la société où il est né, et ne modifie pas fondamentalement la société où il est né. Les hypertrophies comportementales et les modifications de lenvironnement spirituel que produisent les innovations techniques ne sont toujours que la confirmation dun état de fait latent : lélectricité, la voiture, la télévision nont pas changé le monde, mais lont confirmé ; grâce à lélectricité, la voiture ou la télévision le monde se révèle ce quil était devenu, mais ne change pas. La technique manifeste seulement ce qui est là, et à moins de considérer que cest là un changement, il ny en a pas. Cest pourquoi lInternet est surtout le support universel où se grave la misère universelle, le disque mou de lépoque ; cest pourquoi on y trouve aussi gravée une trace de la critique de cette misère, en dur.
La misère est essentiellement misère du contenu, misère du but. Cest dans la pauvreté de leurs buts que se situe essentiellement la pauvreté des humains. Généralement, les petits hommes ont pour buts les plus lointains leur bien-être, leur fortune, la gloire personnelle, leur carrière, et tout cela pour leurs enfants, quelquefois pour leur Eglise ou leur Etat, aujourdhui même pour leur « entreprise » ; mais le plus souvent les buts des individus du grand genre humain sont encore plus courts : le plaisir immédiat, la satisfaction alimentaire, sexuelle, la participation la plus active à la communication, cest-à-dire à la consommation marchande ; et tout cela sans leurs enfants, de préférence, quelquefois contre leur Eglise et leur Etat, souvent contre leur « entreprise ». Cest dans cette pauvreté des buts quon a vu la pauvreté de lInternet : des gens qui travaillent en train de senvoyer les commandements et les résultats de leur travail, dans lequel lInternet devient maintenant une nouvelle nécessité ; du loisir, du sexe, de linformation, des connaissances, là aussi lInternet devient rapidement une nécessité ; des policiers qui tentent de policer ; des marchands qui tentent de vendre. Le tout à très grande vitesse, dans une cacophonie qui exonère dentendre et qui oblige à écouter. Cest un support sur lequel tout le monde peut déposer sa parole, mais le support ne suffit pas pour parler. Sur lInternet on constate même surtout le contraire : les maigres élucubrations désordonnées des pauvres sont glorifiées avant même que ne soit révélé leur contenu. Fort heureusement : il ny en a guère.
Mais lInternet a porté, dans un premier temps, entre 1992 et 2000, une importante partie de la classe moyenne, ou plus exactement sa mutation middleclass, à lécrit. Il sest découvert là, dans les balbutiements étranges de cette époque pauvre en révolte, de nombreux borborygmes de pauvres, qui permettaient bien de deviner que les pauvres navaient dans la tête que des borborygmes, et non des révoltes. La mise en commun de lécrit a eu, cependant, plusieurs effets : le premier est une hausse quantitative de la réflexion par écrit et son corollaire est une baisse qualitative de lécrit par la réflexion. Si lécrit était encore revêtu, jusque dans les milieux postsitus et universitaires davant la vague de révolte de 1988, dune certaine noblesse, ce moyen dexpression sest trouvé là ouvert à toute la plèbe. Et la plèbe ne sait pas écrire : son jet est court, son style est linterjection, elle fait des fautes de langue, elle nexplique pas, elle nécoute pas. Ce peuple insolent et lent, soudain admis au discours public écrit, écrit comme il crie, pataud et grossier, pressé et superficiel, sans grâce ni logique ni exigence de fond. La middleclass confond toujours les accents graves et les accents aigus. Elle ne sait pas distinguer entre les strates inverses et encastrées du rire et du sérieux. On la vue, on la voit juger le monde à son image : ignorante en se cultivant, mais signorant inculte, sotte et frivole quand elle croit peser ses avis, et en débandade accélérée dès quon la frôle le sourcil un peu haut. Mais on entendait alors ses avis, qui ne sont pas ceux quon trouvait dans les bouts infestés de noblesse décadente de lécrit littéraire ou universitaire, ou même de la théorie pseudo-révolutionnaire. Et toute débile et contradictoire quelle est, elle exprimait là un besoin de parler, une frustration de la dure censure à laquelle elle est soumise, en se croyant libre. Les « adultes » de cette partie de la société retrouvent alors les tons et les poses quils avaient abandonnés la dernière fois quils ont osé parler, quand ils étaient adolescents ou enfants, lassurance, lallant en moins, le tout emballé dans une fausse sincérité qui a atteint son but : convaincre les parleurs eux-mêmes, car pour presque tous les pauvres, quand ils commencent à parler, le plus dur est de ne pas céder au simple plaisir de sécouter.
Cest dans cet élargissement du support de lonomatopée et de létranglement vocal, par écrit, quest apparu un imperceptible moment de flottement dans le contrôle dominant. LInternet na pas mérité les louanges et lenthousiasme de la middleclass en surf. Comme toujours lorsque la domination met en place des techniques nouvelles, cest dans ce quil y a de bancal dans la précipitation concurrentielle de leur installation que, par quelque interstice, on peut parfois capter une réflexion inattendue, un éclat de cuisse, un moment qui ne se reproduira plus, un lieu tampon, interlope, malsain qui est un no mans land entre des zones encore mal délimitées. Sur lInternet, le forum appelé « debord of directors » avait toutes les caractéristiques dun tel déséquilibre malencontreux et provisoire, une sorte de bistrot sans alcool ni nourriture ni luxure, où les pauvres soublient en tentant de raisonner, ce en quoi ils sont généralement interrompus par la police, ou par linformation dominante. Mais là, la police était en vacances, et on la bien compris : on na jamais entendu autant de bègues, de cris de cour de récréation, de pleurs maquillés en rires, de gros mots éructés publiquement parce quon avait ce droit qui est dordinaire limité aux stades, de couinements et de gémissements, de novlangues et de néologismes.
3. Depuis la fin de la Bibliothèque des Emeutes, en 1995, les rescapés de cette aventure navaient pas dautres projets que de faire connaître lépoque commencée en 1988, qui venait de sétrangler dans son incapacité muette à se faire connaître. Lanalyse des faits montrait que dans la perspective qui dit que lhistoire est laventure humaine du négatif, il venait dy avoir trois grandes vagues de révolte, quon pouvait dater ainsi : 1967-1969 avait été lintroduction, 1978-1982 avait été le zénith, 1988-1993 avait été la dernière vague dassaut. Le fait même que cette catégorisation de lhistoire ne soit pas même discutée, parce quelle était absolument ignorée, était encore plus honteux que surprenant.
Le rapport sur ces faits montrait que cette ignorance participait de ces faits. Linformation dominante, qui était garante de cette ignorance, était donc devenue, entre lEtat et la marchandise, le moyen de communication qui coordonnait les autres (cest ainsi que la middleclass, dont linformation dominante est lépicentre, a assis sa domination sur la bureaucratie et la bourgeoisie, qui se sont middlereclassées peu à peu). Entre la gauche et la droite traditionnelles existait maintenant un parti de la communication infinie, linformation dominante, qui sétait unifié. Ce qui distingue jusquà la rendre magique cette information dominante, cest quelle ressemble à laliénation au point den paraître une sorte de décalcomanie : monotone quoique pressée, infinie en puissance quoique butant partout et tout le temps sur la réalité en actes, unanime et pourtant somme de consciences distinctes, de perceptions du tout et du rien, de rapports précis sur les faits, mais tout ceci au milieu dune objectivité apparente qui nest quune autre forme de subjectivité qui signore ; et cela sans but et sans projet, comme si but et projet étaient implicites, une absence de sens qui prétend à une « pluralité » de sens, une multiplicité de commencements sans suite ; et la décalcomanie de cette décalcomanie était lInternet, ce vent de laliénation, la représentation concrète du vide habité de la pensée dont lessence est transformée. Du point de vue de la révolte moderne, cette information occupait toutes les lignes de communication, empêchait tout contact direct entre les émeutiers et insurgés dEtats lointains, et parfois même de banlieues voisines, filtre à critique, tambour à résignation ininterrompu. Mais le travail, plus inconscient que voulu, de cette information empêchait aussi lapprofondissement de ce quétaient ces révoltes, leurs discours, la capacité de leurs auteurs à les prendre pour leur objet. Linformation dominante noccupait que les carrefours, mais paralysait et parasitait les consciences.
Faire connaître les faits devait, par conséquent, se faire en dehors de linformation dominante, et clairement contre elle. Un tel parti pris rendait impossible lusage de la presse, de la radio, de la télévision, et les circuits de distribution de l« art moderne », toujours friands des nouveautés les plus radicales. Même lédition était un terrain ambigu : confier une mise en page ou une correction à un éditeur équivalait à les confier à un manipulateur potentiel, par intérêt ou inconscience ; devenir éditeur nécessitait cependant de se plier à la distribution notamment à larrogance honteuse du petit commerçant quest généralement le libraire et aux contrôles exigés par le dépôt légal : lexpérience avait montré, en effet, que la gratuité dévaluait le contenu dun livre auprès de la plupart des lecteurs, qui se comportent, au moins avant de lire, en consommateurs et qui agissent avec un livre gratuit comme sil ne valait rien, parce que depuis longtemps le pauvre devenu consommateur se fie davantage au prix quau contenu dune marchandise pour en fixer la valeur.
Même sil nétait pas pour autant question de renoncer à faire connaître lépoque et ses conclusions par le livre, les rescapés de la Bibliothèque des Emeutes commençaient à sinterroger sur la possibilité dutiliser lInternet.
Nous sommes donc venus nous exprimer sur lInternet, en 1998. Il sagissait essentiellement de lancer un site, où nos textes seraient disponibles. Ce site lobservatoire de téléologie a vu le jour en novembre 1998. Cest, conformément à notre conception de la lecture, un site sans fioritures et sans tapage, qui ne cherche pas à attirer le regard, ni à le détourner par des artifices visuels ou racoleurs. La qualité de la lecture y est privilégiée uniquement, sobrement. Cet ensemble paraît sans doute un peu austère au milieu des débauches deffets que déploie lécrasante majorité des pages Internet aujourdhui. Cest un site fort proche de lécrit, du livre, et où la vedette, si lon veut quil y en ait une, ne sont ni les images ni les auteurs, mais les contenus. Il ny a là aucune publicité autre que celle pour nos textes, aucuns de ces « bandeaux » ou « fenêtres » qui engorgent la plupart des sites ; il ny a pas de liens externes sinon vers un forum où il nous arrive de nous exprimer (nous navons pas de sites « amis ») et il ny a pas de raccourcis sur le sens, sous forme de digests ou de FAQ. Depuis sa création, la fréquentation de ce site double dannée en année, sans que nous sachions encore si cest simplement un reflet de la croissance de fréquentation sur lInternet en général ou lindicateur dun intérêt pour la téléologie, qui sinstalle peu à peu ; nous tendons à croire quil sagit dun peu des deux.
Parallèlement à cette démarche de fond, nous sommes également venus sur des forums de discussion, et en particulier sur le debord of directors. Cétait un site créé en 1995 et apparemment déserté par son fondateur, un certain Gregor Markowitz, qui ny avait jamais posté quun seul message annonçant la création du forum. Du fait de labsence permanente de son fondateur, cest lun des uniques forums qui est resté sans censure et sans police du début jusquà la fin (en mars 2001, cependant, quelque sept cents messages recouvrant la période de novembre 1997 à septembre 1999 ont été supprimés sans justification par quelquun qui avait donc les ciseaux). Le nom du site, à lhonneur de Debord, attira assez lentement une faune postsitue, plutôt anglophone. A partir du début de 1997, Jean-Pierre Voyer, qui avait été le seul postsitu à tenter de critiquer Debord, sexprima là à son tour. Cest en 1998 que nous avons appris que ce Voyer, qui paradait là en obscur homme de lettres, avait grossièrement falsifié une correspondance quil avait eue en 1991-1992 avec Adreba Solneman signature collective que certains dentre nous sétaient donnée alors pour la publication dun ouvrage (Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979). Adreba Solneman y critiquait de fond en comble la théorie de Voyer, et Voyer avait publié une partie de cette correspondance en omettant soigneusement cette critique qui portait sur de nombreux détails et sur lensemble de ce quil avait dit, à lépoque où il disait encore quelque chose. Cest donc pour dénoncer cette falsification que, après mûre réflexion, nous avons décidé dintervenir vigoureusement là où sexprimait cet ex-théoricien, par ailleurs petite personne fort satisfaite delle-même qui nen était plus quà se construire le personnage quelle croyait pouvoir faire illusion à la postérité.
Avant que nous ne connaissions lexistence de ce lieu paisible, les premières hostilités y avaient été déclenchées par lindividu qui nous avertit de la tranquille péroraison du vieux truqueur. Le ton était parvenu très vite à linsulte la plus élémentaire, et nous avons renchéri par deux textes tout aussi fermes un mois avant la naissance de lobservatoire de téléologie. En février 1999, nous navions encore publié quune demi-douzaine de messages sur ce forum de vieux un peu lents, où il ne se passait alors absolument rien, dont un pour faire la publicité de notre site enfin accessible. A la fin de cet hiver-là ont eu lieu quelques disputes légères : lune où nous réfutions un certain Le Manach et sa conception du centre du monde : nous ne sommes pas opposés à ce terme en tant que tel, mais nous pensons que le centre du monde est nécessairement le lieu de rencontre du négatif avec son objet, et non, comme le pouvoir voudrait le faire accroire, lépicentre du pouvoir ; une polémique contre un bouffon appelé Bueno, qui se prenait pour lintervenant le plus éminent du forum et qui, face à notre venue quil sentait menaçante pour son ridicule personnage, avait tenté une grossière calomnie pour se remettre sous les projecteurs ; et une autre contre léditeur de Voyer, qui prétendait nous donner tort en sappuyant sur des citations dAdreba Solneman dont il était facile de montrer quil les avait falsifiées, sur la lettre et sur lesprit. Peut-être ny a-t-il pas de meilleur condensé de la dégénérescence accélérée des mœurs de notre temps que la réponse que nous fit ce fion démasqué : il aurait commis cette nouvelle falsification intentionnellement, pour pouvoir se moquer de notre inévitable indignation ! Un éditeur qui falsifie publiquement et sciemment pour samuser ! Et qui sen vante !
Nous avons alors publié notre première analyse de lInternet, qui était en même temps une analyse de notre présence sur ces lieux. Il sagissait dabord de montrer que nous nétions là quen passants hostiles, et que nous nattendions rien du média lui-même, quil fallait traiter comme entièrement aux mains de nos ennemis. Et nous faisions ensuite le premier constat de la pauvreté de lexpression sur ce réseau. Il faut remarquer, à la grande honte du cercle où nous nous sommes exprimés, que nous avons été rigoureusement les seuls à analyser, périodiquement, ce qui se passait là. Lune des grandes faiblesses des pauvres modernes est leur incapacité à analyser sur place et sur-le-champ ; et ceci les différencie notablement de leurs ennemis, qui savent souvent, quoique pas toujours, limportance dun regard périphérique qui donne le recul sur ce dans quoi on est engagé. Il ne sagit pas même ici de la qualité des analyses, mais de la capacité à analyser.
Jusquà lété 1999, nous avons seulement commencé à faire connaître certains textes (sur linsurrection en Albanie notamment, ainsi quun des textes les plus importants de la téléologie moderne intitulé Croire qui contient la forme la plus aboutie de la critique de la religion , et une publicité pour louvrage dAdreba Solneman paru en 1991, Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, dont lobjet est la phase montante du zénith de la révolution iranienne), tout en continuant dinsulter Voyer et son éditeur, quand ils osaient sexprimer. Personne ne répondait à nos interventions de fond, pourtant hors norme, autant par la longueur, par la qualité de présentation, que par la force du contenu.
Cette supériorité que nous avions dans le contenu des textes ne nous étonnait pas : nous avions une vision du monde dont nous ne connaissions rien dapprochant autour de nous. La téléologie, que nous avons dabord appelée moderne pour la différencier de la téléologie classique, est une proposition sur lhumanité et une façon de voir le monde qui provient principalement des faits négatifs qui sy sont joués depuis une génération, et qui est la tentative de leur approfondissement. Cest du dernier grand mouvement de révolution dans le monde, qui a eu les années 1978-1982 et lIran, lAmérique centrale, la Pologne et les banlieues anglaises comme épicentre, que nous avons appris. Toute notre réflexion a son origine dans ce vaste mouvement, multiforme et pourtant relativement occulté dans la conscience véhiculée et installée par linformation dominante ; et notre réflexion est vaste en proportion exacte de ce mouvement dont elle a restitué, jusquaux fondements, la colère et lenthousiasme. Nous savions que dans le négatif de ce débat-là était le levier du monde ; nous avions constaté que la faiblesse de ce mouvement avait été sa faiblesse à se comprendre ; et la téléologie moderne était essentiellement une proposition à partir de la profondeur spirituelle de cet enchaînement dévénements, profondeur qui était autant ignorée par ses survivants que par ceux qui avaient dormi suffisamment pendant cette époque pour ne pas la voir. La téléologie est essentiellement la tentative de donner son sens, qui a tant manqué à ce mouvement, à cette explosion historique des plus belles émotions. On peut dailleurs dire que ce résultat arrivait en retard ; mais on peut aussi dire quil lui faut ce temps pour naître et apparaître au monde. Lavenir nous dira dailleurs si le sens que cette révolution sest donné à travers la conscience que nous en avions est le seul ou seulement le premier, le plus rapide, celui qui, justement, a de lavance sur son temps. Nous craignons que ce ne soit le seul. Mais il est plus probable que ce ne soit que la première manifestation de pensée construite à partir dun mouvement si long et si complexe, qui avait de telles lacunes dans lexpression intelligible, et dont la nôtre est aussi le reflet, quil faudra peut-être encore plusieurs décennies avant que ce sommet de lhistoire ne soit exprimé dune manière plus adéquate, sans doute alors avec des conclusions contraires à nos récit, analyse et proposition qui en sont issus sous la forme provisoire de téléologie moderne.
Nos sources théoriciennes, à côté de cette connaissance de la révolte, étaient fort réduites, cest-à-dire au niveau de ce quelles sont en général dans la middleclass : quelques connaissances approfondies, beaucoup de connaissances superficielles et encore plus de lacunes. Des situationnistes, que nous avions pris plus au sérieux queux-mêmes, nous tenions notre mode de fonctionnement basé sur la rupture et la prédominance du négatif, ainsi que lessentiel de nos directions de lecture ; avec Hegel, nous avions saisi les différences entre pensée, conscience et esprit, les débuts de laliénation moderne dans le monde, la dialectique et ses limites, et nous avions compris que le monde est pensée, et non matière, comme il est communément admis depuis Marx ; de Marx nous avions appris à analyser les événements négatifs dans le monde et comment leur donner lextension quils contiennent, et nous avions appris à soutenir que lhumanité est divisée ; Voyer, avant quil ne devienne falsificateur et sec en tout, nous avait fait comprendre que Hegel pouvait être retourné contre ceux qui sétaient retournés contre lui, que léconomie nétait pas la réalité du monde, et que la communication pouvait être le principe du monde. Mais tous ceux-là et quelques autres ne nous paraissaient toujours que des outils, plus ou moins adaptés, selon les périodes et les goûts, à la compréhension des événements de notre temps. Ces événements, en effet, étaient en désaccord avec tous les théoriciens. Et nous qui étions en accord avec ceux qui faisaient ces événements nous nous sommes donc trouvés, à la recherche du sens de ces événements, en théorie, en désaccord avec toutes les théories.
Nous étions nous-mêmes de la contradiction, et nous nattendions donc rien dautre que de la contradiction. En effet, notre isolement, en partie volontaire, en partie subi, était prodigieux ; et même si nous ne pensons jamais notre ignorance aussi profonde quelle lest, nous nous doutions bien que les limites de nos connaissances particulières devraient être crûment mises à nu dans le débat public. Que lon nous contredise, que lon nous montre nos lacunes, que nous puissions apprendre, soit pour fortifier la téléologie naissante, soit pour la casser et la jeter, si nos conclusions et hypothèses ne suffisaient pas, dune part pour rendre compte du fondement de la révolte de ce dernier siècle, dautre part pour construire le projet qui rendait compte de linsatisfaction non réduite de la défaite de ce même mouvement, cétait là le sens aigu de notre démarche ambitieuse, tout à son projet. Nous tenions cependant de notre apprentissage par lémeute quau moment où lon veut en avoir le cœur net, il faut sengager en entier. Ceci sapplique aussi aux autres jeux sociaux, aux guerres, aux amours, aux théories. Si on nest pas prêt à les mettre en jeu, en entier, elles nannoncent plus que limbécillité ébahie des suivistes et la poussière des archives. Clausewitz montrait quen stratégie il faut toujours tout engager, et que les réserves ne servent à rien sur le théâtre des opérations ; alors que dans la bataille cest celui qui a le plus de réserves qui finit par lemporter. Eh bien, quand on engage une théorie, il faut puiser au fond des réserves, et risquer tout le parti dont elle est le discours ; une fois enfoncée dans la pensée ennemie, il faut bien la maintenir et la soutenir, mais il faut aussi risquer de la casser en la trempant complètement. La qualité de cette théorie se vérifie dans ce tout ou rien, dans cette mise en cause : soit elle vole en éclats, et tant mieux, soit elle se renforce, et tant pis, il faudra faire avec un bagage plus lourd. Nous avions exactement cette conception de la téléologie, et de lusage qui devait en être fait, dès sa mise en perspective. Cest par le négatif des actes de révoltés dans le monde que cette théorie sétait cristallisée, cest par le négatif de la provocation et de la volonté de léprouver quelle allait se faire connaître. Née dans une guerre, cette théorie était la continuation par dautres moyens de cette même guerre contre le même ennemi. Aussi, cest avec lassurance dêtre les porte-parole de la nouveauté du monde, mais aussi avec lhumilité des vaincus qui ne veulent plus se cacher leurs innombrables et transparentes limites, les raisons de leurs défaites, que nous sommes venus chercher la bagarre.
Nous ne doutions pas de la nouveauté de nos positions, de la difficulté pour des tiers de se les approprier, et nous pensions que ceux qui sexprimaient sur le debord of directors étaient, sans exception, incapables dy répondre avec le niveau critique que nous attendions et dont nous avions besoin. Cette opinion a toujours paru comme une incroyable vantardise, mais cétait simplement un constat : même un Voyer nétait plus en mesure de comprendre ce que nous disions, nous le pensions alors et nous lavons vérifié depuis. Il fallait un souffle, un engagement, un désir, une vitalité qui nétaient pas là avant nous sur ce forum, non seulement pour sexprimer, mais aussi pour entendre et comprendre ce que nous y disions. Cest de lhistoire que nous tenions ces qualités que le monde de la communication a voulu réduire en les privatisant, en les individualisant. De sorte que notre supériorité était évidente pour nous, mais pas de manière absolue, uniquement parmi ceux qui sexprimaient là et pour linstant. Nous cherchions, de manière inquiète, cette combinaison de détermination, dhonnêteté, de densité, dintelligence qui nest quune forme maîtrisée de linsatisfaction, et il suffisait de balayer rapidement ce forum pour constater quelle ny était pas parmi ces quelques lourds oisifs aux traits desprit convenus. Nous savions quà moins on ne pourrait pas répondre à nos coups de boutoir, et nous ne nous sommes pas trompés sur ce point.
1. Au début daoût 1999, nous avions constaté que Voyer passait des messages publicitaires pour lui-même sur dautres sites. Nous sommes donc venus dans ces culs de sac, qui parlaient encore philosophie sans roter et littérature sans péter, faire savoir quil était un falsificateur et un enculé, en particulier sur lun dentre eux appelé Agora Philo. Cette Agora Philo était le site officiel de la réflexion pour justifier que la réflexion est inoffensive, de lacné qui se croit bonbon et des « cafés philo », qui étaient eux-mêmes une tentative lamentable de retrouver la parole académique relookée aujourdhui dans le bruyant monde taciturne de linformation dominante, où des amuseurs publics comme un certain Berroyer avaient obtenu des rubriques de vulgarisation philosophique sur la chaîne télévisée du moment, entre fromage et météo. Non seulement la mort de la philosophie y était inconnue, mais le loisir quon avait substitué habilement au cadavre de la connaissance par la raison y devenait une sorte de jogging mental typiquement middleclass auquel, lespace de deux ou trois ans où ce courant pseudo-philosophique banda mou, se rallièrent quelques carriéristes, quelques intellectuels ratés et désœuvrés, et de nombreux lycéens qui cherchaient là des raccourcis pour escamoter leurs devoirs de classe dans la matière appelée philosophie. Telle était aussi la typologie du site, arrière-salle de cette association de cafés philo qui, passés de mode, végètent peut-être encore.
Notre attitude virulente contre le falsificateur inconnu, et notre signature singulière, y attirèrent la curiosité. Nous répondîmes aux questions qui nous étaient posées. Pour expliquer et introduire la téléologie moderne, nous avons alors proposé une question préalable : tout a une fin ? ou non ? Et nous navons pas laissé libres de dire nimporte quoi, ou même de se retirer, ceux qui sétaient imprudemment engagés dans des réponses, souvent bien trop hâtives. Cest que la drague était la raison de ce site, même si le but sexuel de la drague était fortement refoulé : cétait surtout une petite gloriole personnelle que cherchaient les intervenants de lAgora Philo, et en cela ils avaient exactement les mêmes buts que les Voyer et Bueno du debord of directors, où fut posée la même question en même temps, le 22 août 1999 : tout a une fin ? ou non ? Comme nous étions rigoureux et déterminés dans notre démarche, face à des écervelés, des ignorants et des gens qui ne connaissaient pas aussi bien notre background que nous connaissions le leur, et comme ces gens nous jugeaient par ce quils étaient eux-mêmes, les deux ou trois principaux intervenants de lAgora Philo furent vite dans le rouge. Cest-à-dire que ce petit peuple mi-étudiant, mi-frimeur à la petite semaine se mit à bouder, à maugréer, à crier, à jurer, puis à tricher, à falsifier et à essayer détouffer nos interventions sous divers procédés, tous plus indignes les uns que les autres. Mais comme nous étions décidés à ne pas céder un pouce de terrain, le webmaster du site finit par intervenir, un certain Pascal Hardy qui ne savéra hardi que dans la malhonnêteté profonde des censeurs, le 9 septembre, en supprimant à la fois les falsifications les plus criantes et nos textes les plus accablants. Puis six mois de ce site furent supprimés dun coup. Nos philosophes de café installèrent alors une police sur le champ de ruines restant, et tous les messages qui nétaient pas dans la ligne stricte de ce sous-stalinisme de bistrot furent supprimés sans discussion ; après moins dun an dInternet, il savéra ainsi que la philosophie de café ne pouvait se protéger et se justifier que par la censure la plus tatillonne. Personne aujourdhui ne sera surpris de cette mesure, puisquelle est devenue la règle des forums, où les webmasters ont pris lhabitude de bannir sans explication tout ce qui paraît inconvenant à leurs petites personnes, et cest à peu près toute opinion qui nest pas la leur. Et tous ceux que nous avons connus depuis, à part le debord of directors et son successeur le Debord(el) of, ont tous été policés avec une intransigeance bornée et pinailleuse, qui aurait fait hésiter un censeur salarié par une dictature, comme sur lAgora Philo, ou avec des ronds de jambe hypocrites comme on la vu plus tard chez certains apprentis de la libre parole issus du debord of directors, comme les néoflics voyéristes Jules G et YBM sur un site appelé AEAMH ou comme le tartuffe Bueno sur son forum poubelle qui sappelait sans rire Absoluto, où ce webmaster-là fit lui aussi acte de police et est allé jusquà falsifier en personne.
Après avoir montré quil était impossible de parler librement, cest-à-dire de parler de téléologie sur lAgora Philo, nous sommes revenus sur le debord of directors. Cétait la rentrée des vacances scolaires. Et nous avions maintenant face à nous tout un petit peuple que nous avions provoqué sans retenue. Mais ce qui démarra la discussion autour de la téléologie moderne fut la publication dun texte sur la place prépondérante quavait prise linformation dominante dans les sciences dites positives : Deux Découvertes fut posté le 15 octobre 1999. Ce texte, assez mal écrit au demeurant, montre comment le but de ces « sciences » est de plus en plus de plaire aux informateurs, qui deviennent les commanditaires indirects mais obligatoires des « découvertes », de plus en plus fréquentes, de plus en plus spectaculaires, et de plus en plus éphémères dans les mémoires, tout à fait comme les « unes » de linformation. Pendant les deux mois qui suivirent, nous fûmes pris à partie par de nouveaux intervenants. Le mode dintervention de tous ces frustrés était très curieux. Tous nous prenaient de très haut. De très haut, ils essayèrent de réfuter que tout a une fin. Nous montrâmes facilement linsuffisance de leurs argumentations, mélange de trivialités auxquelles nous avions forcément déjà pensé et de sottises consternantes. Ils se retrouvèrent rapidement dans le rouge. Cest-à-dire quils se mirent à maugréer, à jurer, à nous insulter, à rire, puis à tricher, à se dérober, enfin à falsifier. Cette meute désordonnée aboyait avec une rage toute canine contre des arguments, des constructions de pensée seulement habillés parfois de retours cinglants et agacés.
Nous étions extrêmement surpris, non par la violence verbale, qui nous paraissait un juste retour de la nôtre, mais par la faiblesse des argumentations quelle soutenait. Nous avions lancé une discussion sur le devenir de lhumanité, sur le sens de lhistoire, sur laliénation que produisait encore la révolution qui venait de sachever, et nous trouvions face à nous un petit peuple qui éructait violemment sa phobie de la mort, sa croyance religieuse en linfini, et son ignorance complète de lépoque. Les répliques que nous recevions venaient dun mauvais vaudeville, avec un dialoguiste sans verve, où une galerie de pauvres prétendait jouer les savants, les connaisseurs, les théoriciens, et toujours en ayant mieux à faire ailleurs, et toujours en prenant tout le monde de haut, et déjà en trichant pendant les fréquentes glissades dans les cordes du ring. A la fin de lannée, par conséquent, toute cette première salve antitéléologue était vaincue, rien nétait laissé sans réponse, et les Aristote, Terrien, Weltfaust, F, Bueno, von Nichts, « … », Judge Dread, YBM, Ben Aziz, Voitures qui brûlent, étaient retournés à leurs chères études (certains de nos contradicteurs utilisaient plusieurs de ces signatures, toujours pour tromper), déboutés sur le fond, pas fiers sur la forme et profondément irrités et vexés.
2. Au cours de cette première période, nous avions donc posé la question tout a une fin, mais en soulignant en quoi elle était une question essentielle pour le monde, nous avons réfuté linfini qualitatif et par conséquent linfini quantitatif, nous avons affirmé le lien indissoluble de ces deux infinis artificiellement séparés, nous avons expliqué que la téléologie était un projet de vie et non un projet de mort, mais un projet de vie qui prend en compte la fin de la vie, la mort, nous avons soutenu que la téléologie est la question de la réalisation de lhumanité, de la différence entre existence et réalité, la question du sujet, nous avons expliqué quune fin implique une vérification pratique, que « tout a une fin » implique le ici et maintenant, et nous avons constaté que nos contradicteurs ne comprenaient pas la fin de tout comme une proposition sur la totalité. Ils étaient incapables dentendre une proposition sur la totalité, parce quils avaient résigné sur leur propre petitesse, leur propre séparation, leur propre misère qui les plaçaient aux antipodes de la totalité, dont ils ne pouvaient pas concevoir quon revendique laccomplissement, comme un accomplissement de soi.
Deux positions étaient venues, à ce début, sopposer à notre exposé. La première est la moins importante, parce quelle relève seulement dune infirmité psychique face au tabou de la mort : certains de nos contradicteurs aggloméraient fin de tout à mort, massacre, rêve morbide ; dès quils avaient fait léquation fin de tout = mort, ils sexonéraient même de lécoute de toute autre perspective de la téléologie. La seconde attitude méprisait lidée de tout a une fin, parce que, jusque-là, cétait une idée périphérique pour ceux qui la rencontraient, sans aucune importance, et ils étaient tout à fait inaptes à entrer dans la grandeur qualitative de lidée, cest-à-dire à la replacer au centre de leur propre façon de voir les choses, refusant quelle puisse même affecter quelque chose dessentiel ; de sorte quils voyaient dans notre démarche un arrivisme qui sappuie sur un détail, renversé contre le tout, et non une proposition sur la vie et le monde, et ils ne voyaient pas davantage la construction de vie et de pensées qui sous-tendaient cette construction, et dont elle provenait.
Une autre objection, tout à fait courante mais parfaitement erronée, est finalement restée en suspens, à ce moment-là, parce que nous pensions y avoir suffisamment répondu, ce qui nétait pas le cas : cest lidée que la fin serait quelque chose qui procède dun constat. Il était pour nous implicite dans la différence capitale que nous avions affirmée entre vérification pratique, qui est la fin qui ne nécessite pas de constat, et la vérification théorique, qui est le constat nécessaire de la fin dune chose, pour la conscience, que la fin comme constat nest pas la réalité de la fin. La réalité de la fin, cest lexpérience du ici et maintenant, dont le constat trahit lexpérience et dont il manque, encore aujourdhui, le discours théorique qui déflorerait son secret, sa magie, si terrifiante notamment dans lexpérience de la mort, tant que la mort sera taboue.
Entre octobre et décembre 1999, nous avions donc abordé presque toute létendue de la téléologie, mais vite, trop vite, en effleurant seulement, avec trop peu de développement approfondi pour donner une idée de la consistance, un aperçu de la richesse et de la portée de la perspective. Nos contradicteurs ne comprirent pas la profondeur de cette construction qui leur était présentée à leur corps défendant, et cest évidemment à nous principalement quen revient la faute, parce que notre explication était trop en pointillé et que nous avions forcé tous ces gens à se recroqueviller sur leurs préjugés. On peut cependant sétonner que ce public nait même pas senti la grandeur de ce que nous proposions de mettre en jeu.
3. Aujourdhui, avec le recul, nous comprenons mieux pourquoi ceux qui disposent dune autorité intellectuelle refusent de se mêler aux controverses avec un petit peuple aussi méprisable que celui que nous découvrions à lautomne 2001. Mais nous ne les approuvons pas davantage de cette hautaine retenue, qui nous semble être aussi une peur de sengager. Dabord, nous avons la témérité de croire que la téléologie est accessible à tout le monde, et pas seulement à travers la formule choc « tout a une fin ? ou non ? ». Ensuite, même si nous pensons que nos ennemis potentiels sont sans doute plutôt parmi ceux qui savent se servir du silence comme dune censure, nous sommes convaincus que ceux qui feront la différence, en ennemis convaincus ou en alliés convaincus, se trouvent parmi ces pauvres dont la fraction middleclass du debord of directors nétait quun éphémère arrière-goût. Ce sont eux qui ont manqué de théorie lors des dernières révoltes, ce sont eux qui en feront quelque chose, que ce soit en la combattant ou en la critiquant. Comme dans les assemblées dAthènes, cest cette plèbe qui est le souverain des débats de lavenir. Cest donc à elle dabord et en dernière analyse quil faut soumettre ce qui la met en cause. Et il faut accepter quelle ne comprenne rien, il faut résister à tenter de linfluencer quand on voit comment elle se laisse influencer par des démagogues, il faut admettre quelle ne fasse pas la différence entre le niveau de la réflexion à laquelle elle est conviée et celui qui est le sien, il faut supporter ses trivialités et ses faiblesses, ses découragements et ses vanités, surtout si on ne répugne pas à sabaisser à lui répondre sur son ton, sur son terrain.
Même après tous les dégoûts et toutes les désillusions que nous avons essuyés avec ce petit peuple goguenard, ignare et peu courageux, nous conseillons à tous ceux qui auraient à informer sur un sujet dimportance de suivre ces quelques préceptes pêle-mêle : choisir un terrain public non médiatisé par lennemi ; présenter la nouveauté sous sa forme scandaleuse, en mettant essentiellement en avant ce en quoi elle nie ce qui est là ; ne pas hésiter à la soutenir contre tous les arguments, y compris ceux qui viennent de la mauvaise foi et de la bêtise, et ensuite seulement signaler quon ne répondra plus à la mauvaise foi et à la bêtise ; refuser de discuter de manière non contradictoire, non conflictuelle ; ne jamais perdre de vue le souverain, quil importe dinformer, et lui garder le respect, même si les individus qui en émanent sont profondément méprisables ; ne pas hésiter à descendre dans larène ; proposer publiquement des analyses de la dispute dans laquelle on est engagé subjectivement ; savoir écouter les lazzis comme les incompréhensions dans la perspective de renforcer lidée ou de lamender ; avoir toujours à lesprit de bien différencier entre le fond et la forme de la dispute ; renverser, à loccasion, le trop de sérieux en humour et lhumour en sérieux ; être plus exigeant avec soi-même que ladversaire ; rappeler quon nest pas admirable et en quoi, pour décourager les suivistes ; ne pas chercher dalliés, parce que, si lidée est bonne, elle doit se soutenir contre tous, et les alliés lui viendront sans quil soit nécessaire de les rechercher, alors que les alliés recherchés laffaiblissent et laffadissent ; ne pas laisser libres du silence ceux qui ont commencé à sexprimer en adversaires ou en soutien ; semployer sans réserve ; même pour un soupçon dargument, vouloir toujours en avoir le cœur net, ne pas laisser de différend en suspens, pousser la controverse ; vérifier toujours que la dispute est contenue dans la portée du discours.
1. La première moitié de lan 2000 a été pour nous lapogée de cette démarche, qui était la présentation de la téléologie moderne par le négatif, parce que cest là, seulement, que le fond a été approfondi.
Nos adversaires étaient les adversaires de la téléologie, non à cause de la téléologie elle-même, mais à cause de nos manières, dont ils déduisaient que notre discours nétait pas acceptable. La vraie marque de la pauvreté de cette contradiction a été quà aucun moment ses tenants nont réussi à clairement scinder le fond de notre discours et la polémique. Cette infirmité est équivalente à celle déjà montrée, de lanalyse. Ce sont nos personnes, par ailleurs absolument inconnues et prodigieusement fantasmées par ces gens-là, et nos intentions, elles aussi inventées et extrapolées en calomnies délirantes, qui ont fortement cristallisé une haine ou une animosité qui nous rassuraient bien sûr.
Deux choses ont choqué ce petit peuple habitué à dautres mœurs : cest dabord nos insultes face à Voyer ; en effet, le site initialement ouvert en lhonneur de Debord était devenu majoritairement voyériste, ce qui pour nous était un signe très net de la déchéance de Voyer, qui permettait cela, en arriviste flatté : depuis sa correspondance avec Adreba Solneman comprise, ce personnage, en effet, ne défendait plus sa théorie, mais sa carrière de théoricien éternel. Et cest ensuite notre mépris cassant pour toute la mauvaise foi qui saccumulait là contre nous, faute de mieux.
Le fait dinsulter Voyer, pour falsification, était pour nous une chose fort distincte de la présentation de la téléologie moderne. Cest à peine si nous avions signalé le lien entre cette falsification et de multiples faiblesses contenues dans la théorie de Voyer, lien pourtant tout à fait justifié. Nous avions seulement esquissé que Voyer était obligé de falsifier parce quil navait plus rien de nouveau à dire, et parce quil ne pouvait plus protéger le personnage dont il rêvait pour la postérité en mettant en jeu sa théorie face à notre critique. Son calcul de se taire par rapport à nous nous a toujours paru fort mauvais, né de linstant puis devenu pose, mais intenable à la longue : nous sommes plus jeunes que lui, et si sa théorie survivait, elle ne pourrait pas faire léconomie de la critique que nous lui avons adressée dautant quà ce jour il ny en a pas dautre ; et comme nous avons profité du silence de ce vieux has been pour linsulter à volonté, ces insultes non relevées lui plomberont le cul, sil reste quelque chose de lui. La thèse du mépris de Voyer à notre égard sest lézardée au fil du temps, devant quelques réactions épidermiques que le vieillard na pas pris soin de réprimer. Mais ceci na pas empêché son plus verbeux défenseur de nous accuser formellement davoir inventé la falsification de Voyer dans lunique but de faire parler de nous, parce que la téléologie en elle-même ny suffirait pas. Le haut ridicule, non dénué dinfamie, de cette façon de blanchir Voyer a eu pour principal effet que les tenants de cette hypothèse nont pas réussi à comprendre ce que nous avons dit sur le fond, sur la téléologie. Déduire le contenu de la téléologie du fantasme quon a des téléologues nest pas très important en soi, mais cest une intéressante façon de manquer un contenu parce quon reste prisonnier dune apparence.
En 2003, le même Voyer a fini par penser pouvoir sacquitter de son incapacité à nous répondre. Nous avons immédiatement contré et mis en lumière cette tentative tardive de se justifier. Comme cest bardé de préjugés, dignorance et de vanité quil a cru pouvoir se sortir de lembarras, de quelques réponses bien senties nous ly avons enfoncé davantage. La falsification et la malhonnêteté intellectuelle de Voyer sont leffet dune résignation complète et dune impuissance honteuse sur le fond. Et tant quil ne sera pas capable de répondre sur le fond, où nous lavons toujours attendu de pied ferme, cet indigne falsificateur restera aussi vaincu quun Brunswick à Valmy.
Sur notre ton et nos manières, dun style situationniste presque caricatural (le style situationniste consiste seulement à parler haut, à soutenir ce quon affirme, et à tirer les conclusions des réponses sans hésiter), nos adversaires débordés ont réagi comme les situationnistes espéraient que leurs adversaires réagiraient : en étant scandalisés. Mais le scandale était aussi que nous étions inconnus du petit milieu postsitu où tout le monde se connaît, quon ne pouvait pas tracer nos curriculum vitae, que la profusion de nos références si précises ne se concevait pas sans ces copinages qui sont toute lexistence de ces gens-là, et que ce carbone 14 de leur misère quotidienne ne permettait même pas de reconstituer nos âges. Et le scandale était encore dans le fait que nous dépossédions ces fiers héritiers de lIS du même ton, et de la même posture, dune manière simplement plus conséquente, plus intense, plus engagée, plus décisive, appuyée sur un discours qui leur était absolument hermétique et contraire. Lincapacité de ces intervenants furieux à répondre sur le fond, ou simplement leur propension à glisser dans les potins, les a fait nous attaquer sur nos personnes, mais à tâtons, sans jamais pouvoir nous toucher, parce quils nous faisaient à leur image, ou plus exactement à limage de leurs propres hypertrophies, comme si nous avions les mêmes défauts queux, mais qui chez nous auraient pris le dessus ; aussi, leurs diatribes rageuses, censées nous dépeindre, ne sont que le propre portrait de ce quils avaient toujours caché sur eux-mêmes. Leur peu dambitions na pas permis à un seul de ces pauvres ratatinés de comprendre les nôtres, qui ne sont pas dans quelque chose daussi superficiel que la réussite en théorie. Ils avaient la soif de reconnaissance des boutiquiers décrits par toute la littérature du XIXe siècle. Ainsi, parce que le mystère de nos personnages perdura (ils ne surent jamais combien ni qui nous étions), ils nous traitèrent de secte, ce qui était un miroir imparfait de leurs propres regroupements ; alors quils toléraient des admirateurs de bolcheviques entre eux, ils nous traitèrent de bolcheviques ; alors quils étaient tous postsitus, ils crurent nous atteindre en nous traitant de prositus ; alors que leur grossière hypocrisie nétait teintée que de la naïveté de linconscience, ils nous appelèrent jésuites, et même flics, pour ceux qui, apparemment, pouvaient avoir été délateurs, fût-ce par inadvertance. Ils firent de nous généralement tout ce qui leur déplaisait profondément, qui était souvent ce pour quoi ils craignaient eux-mêmes de passer. Jamais, au cours de ces calomnies intenses et fantasmagoriques, ces alliés de fortune car le debord of directors était devenu essentiellement un forum en deux camps : les téléologues contre tous les autres nessayèrent de modérer les insultes et les calomnies à notre égard, ce qui nous a toujours semblé les desservir davantage en dénonçant une réaction épidermique incontrôlée jusque dans lubuesque, aux antipodes de la prudente modération quaurait recommandée leur ignorance profonde de ce que nous disions là, de ce que nous faisions là.
2. Lopposition de fond fut courte et cinglante. A la fin de 1999, nos adversaires commençaient seulement, avec des niveaux de compréhension très différents, à digérer ce dont nous avions fait le premier nœud de la téléologie : quon puisse imaginer que tout a une fin, depuis les nombres entiers jusquau concept, en passant par la poésie, le temps, la dialectique et lhumanité entière et divisée. Après un mois de trêve, un deuxième tour eut alors lieu. La première et principale difficulté pour nos contradicteurs était dadmettre quune vision des choses contre tout infini, dans notre monde, était fondamentalement contraire à toutes les visions, à toutes les théories présentes, une façon neuve de concevoir le temps à lépoque du big bang et lespace à lépoque où lUnivers est communément en cours dexpansion à linfini. Ce qui les gênait avant tout était quon sattaque à leurs propres visions, quils ne mettaient plus en place ou en cause généralement depuis leur adolescence prolongée. Le fait que nous revendiquions une nouveauté était tout à fait insupportable : cest ce quils rêvaient eux-mêmes de faire, depuis leur adolescence prolongée. Là encore, nous avons découvert avec stupeur que ce qui déterminait de nombreuses réactions épidermiques était dabord cette vanité de ne pas tolérer quau milieu deux apparaisse une nouveauté qui ne venait pas deux ou dune autorité reconnue ; ensuite, dans lexamen de cette nouveauté, quil faudrait modifier de nombreuses croyances qui nétaient plus modifiables sans mettre en cause leur conception entière du monde, ce qui était vécu comme une intolérable imposition que nous leur infligions : il fallait en effet réviser les conceptions courantes sur la matière et la pensée, sur la révolte moderne, sur le fait de faire des enfants, sur ce que sont la religion, la poésie, la musique, la communication et léconomie, le jeu, la conscience et lesprit ; puis sur ce quest le temps, lhistoire, le monde, la pensée, lhumanité, le sens, et la réalité ; et cest ensuite seulement, mais à travers des filtres aussi épais et déformants, quils en venaient à considérer notre proposition elle-même.
Lors de ce deuxième round, décisif, qui acheva la dispute de fond, nous eûmes dabord la surprise de nêtre confrontés quaux mêmes critiques que celles que nous avions déjà réfutées à la fin de 1999, sans pour autant que nos contradicteurs nous renvoient à ces réfutations, ou à leurs insuffisances. Il fallut donc en conclure quils navaient pas entendu ces réfutations et ces explications.
Cétait dabord et surtout la question de linfini qui revenait au cœur de la dispute. Nos adversaires, séparément mais daccord entre eux, nous concédèrent alors que linfini quantitatif était faux, mais pas linfini qualitatif, auquel nous nentendrions rien, ayant là aussi occulté que nous avions aussi réfuté explicitement cet infini qualitatif.
Assez singulièrement, cette dichotomie entre infinis quantitatif et qualitatif révélait deux façons de vivre linfini dailleurs compatibles entre elles, mais incompatibles surtout avec lopposition que nous avions rencontrée à lautomne, qui ne faisait pas encore bon marché de linfini quantitatif. La première est simplement manichéenne : il y a le bon infini, qui est qualitatif, et le mauvais, qui est quantitatif. Cest comme si la Science de la logique, où Hegel avait statué sur ces questions, en utilisant ces termes, était un traité moral. Le mauvais infini, cest linfini angoissant et monotone quon associe à tout ce qui est mauvais et dont on ne voit pas la fin ; le bon infini, au contraire, na que les vertus dune sorte de complétude inachevée qui nous ressemble tant, et dans lesquels se mirent les rêves dexcellence absolue, de perfection. Et dans le monde réellement renversé, selon lexpression consacrée, le mauvais infini essayerait donc de se faire passer pour le bon. Nous, téléologues, en attendant, étions accusés d« enfoncer des portes ouvertes », comme si nous voulions prouver que le mauvais infini seulement navait pas de réalité, ce que les manichéens de linfini prétendaient un fait établi depuis longtemps, et comme si nous étions par ailleurs incapables de nous élever à un infini qualitatif.
Le second malaise que cette division des infinis faisait ressortir était que linfini nest donc pas une chose aussi secondaire que tous nos adversaires lavaient voulu, seulement parce que pour eux les questions à propos de linfini étaient réglées. En effet, linfini qualitatif est len et pour soi ! On ne peut pas dire de len et pour soi que cest une chose triviale ou secondaire ! Il y avait là un singulier paradoxe entre laffirmation que linfini navait pas dimportance, que la téléologie prenait les choses par un détail, et cette autre affirmation qui disait que nous ne connaissions pas linfini qui a de limportance, linfini qualitatif.
Il fallut donc dabord rappeler que chez Hegel, dont ce petit peuple qui le connaissait si mal se réclamait, linfini qualitatif et linfini quantitatif ne sont pas séparés. Bien au contraire, lun procède de lautre. On ne peut pas sacrifier linfini quantitatif au profit de linfini qualitatif, ni linverse dailleurs, en tout cas pas en se prétendant en accord avec Hegel. Avec le texte Réfutations de quelques infinis nous avons poussé plus loin la vérification théorique de la question de linfini chez Hegel. Cest un tissu de fautes de logique inadmissibles, depuis un préjugé enthousiaste en faveur de linfini, qui détermine tout le mouvement, jusquà une dialectique complètement défaillante justement pour sortir de la dualité entre infinis qualitatif et quantitatif. Cette critique de linfini chez Hegel nous amena à notre premier acte offensif, en théorie, à partir de la prise de parole sur le debord of directors, qui consistait à appeler, à envisager et à entreprendre une critique de Hegel, parce que ce monde est construit sur une conception hégélienne, renforcée par celle de Marx. En passant, nous avons proposé, pour commencer, le terme de mauvais fini, comme étant celui qui soppose en apparence à linfini, ou comme celui qui finit avant laccomplissement, par accident, résignation, épuisement du désir, celui qui narrive pas à la réalisation du projet ; et dégagé ce qui pourrait être un bon fini (« bon » et « mauvais » pris ici en tant que termes dérivés de la critique de Hegel, non moraux), à savoir celui qui soppose au non-fini. Cette brève réfutation des quelques infinis qui nous avaient été opposés na pas eu de réplique, jusquà aujourdhui.
Un certain Hate Company fut le représentant malgré lui de la position dichotomique sur linfini. Ce voyériste concevait la bonne communication comme le bon infini, et laliénation comme le mauvais infini. Cette reconstitution en noir et blanc était arrivée à la question que ce manichéisme infini pose effectivement : que faire ? Comme la plupart des voyéristes, celui-là avait probablement lhabitude davoir une tête davance avec ses contradicteurs, lorsquils ne connaissaient pas Voyer. Il pensa sans doute que nous étions dans ce cas, parce que nous nadhérions pas aux lieux communs quil en avait conclus, comme le fait que la communication est toute chose (qui, dans lacception conséquente du terme de communication est au mieux son contenu) ou encore que laliénation est toujours et seulement mauvaise, comme lânonnent même les maîtres décole. Peu à peu, il fut contraint de sapercevoir que là où nous étions en contradiction avec lui, cétait là où nous estimions que la théorie de Voyer avait été insuffisante. Et, à travers ce filtre bien imprécis, nous avons pu remontrer un certain nombre de désaccords profonds que nous avions avec Voyer. Nous navons lâché Hate Company sur aucun point et, devant la foule des contradictions de son discours étalées publiquement, il se tut abruptement et disparut.
Un autre, beaucoup moins intéressant, signait Le petit voyériste. Celui-là se contentait de signaler aux uns (avec amitié) et à nous (avec une hostilité qui finit par éclater avec une aigreur ridicule) que ceux qui parlaient de Voyer ne respectaient pas la lettre de Voyer, somme de détails hors de propos quil argumentait avec précision. Ceci navait pas pour but de faire avancer un débat, ou de régler des questions, mais plutôt de les ensabler, dempêcher un débat. Ces rappels à lordre étaient aussi la pose de quelquun qui se place en intermédiaire savant dun penseur hors de portée et de grouillots qui ne sauraient pas de quoi ils parlent. Mais le personnage fut vite pris en flagrant délit dignorance et de mauvaise foi, notamment sur le concept de religion, et sur sa connaissance de Hegel, qui nétait toujours que de seconde main. Nous lui avions concédé que Voyer navait pas affirmé que léconomie était une religion malgré quelques fortes apparences contraires (en 2003, Voyer se raccroche à cette discussion et tente de montrer, avec lappui de quelques trucages et falsifications, mais sans aucun argument, que davoir soutenu que léconomie est une religion sur ces apparences, entre autres, est la preuve que nous ne laurions jamais compris en rien). Le petit voyériste, cependant, ignorait ce quest une religion. Il fallut se rendre à lévidence que soit ce personnage nétait quun exégète maladroit de Voyer, soit Voyer non plus ne savait effectivement pas ce quétait la religion ; et que, contrairement à ce dont nous avions crédité cet auteur, il navait même pas été capable de dire que léconomie est une religion. Le petit voyériste dut donc aussi se taire, ou tout au moins changer de signature.
Un troisième contradicteur, véritable moulin à insultes antitéléologues, signait Weltfaust (prononcez Weltfaux). Cétait larchétype du conservateur de linfini qualitatif expurgé de linfini quantitatif. Il sétait réclamé à grand bruit de Hegel et même de René Guénon, dont la conception de linfini est parfaitement contradictoire avec celle de Hegel, comme nous lavons montré. Il faut dire que les ambitions théoriques de Weltfaux nécessitaient absolument len et pour soi, linfini magnifié et grandiose, le sujet qui se pose lui-même et se prend lui-même pour son propre objet infini. Débouté à chacune de ses sorties, incapable de soutenir aucune de ses prétentions, pseudo-critiques et même positions théoriciennes, ce personnage aura donc eu pour principal mérite de rappeler que nous navions pas encore fait de critique de la téléologie classique, ce qui est au moins une erreur. Son incompréhension de notre discours, profonde et haineuse, truffée damalgames pour diffamer, en vint même jusquà présenter la téléologie moderne comme un relookage de la téléologie classique, dont elle nest quun homonyme.
A travers ces opposants, il est vrai assez démunis, nous avons compris queux-mêmes, défenseurs de linfini qualitatif, ne voyaient dans « tout a une fin » que linfini quantitatif. Ils sont passés à côté de la qualité quil y a dans « tout a une fin », et qui est dans la proposition qui en découle : quelle fin ? Prisonniers de leur façon triviale de voir la fin, la mauvaise fin, ils nous ont contraints à exposer la fin dans sa qualité, son contenu, celui de laccomplissement (totalité), du jugement (rupture), du choix (liberté), de linconnu (histoire). Comme pour les prisonniers du tabou de la mort, qui pensent que dès quon parle de mort on se propose en vérité de les assassiner, ils ont séparé la fin de son processus, de son mouvement, comme si la fin était un à-plat, opposé au contenu, merci Hegel, qui a largement contribué à cette vision bornée de la fin. Entendre dans « tout a une fin » le lieu commun chaque chose a une fin, comme ces adversaires si dépourvus dans le maniement des idées le comprenaient le plus souvent, cest en réalité ne pas comprendre la qualité de la fin, la totalité de la qualité, la fin de la totalité.
Au même moment, le postsitu attardé et calomniateur impénitent Bueno, petit provocateur démuni qui avait posé en matamore, fut escraché dans la rue par un téléologue, et sauvé par la police dune correction plus complète. Il a, depuis, toujours essayé de corriger par la calomnie et le mensonge cette défaite, où il sétait montré indigne au point de vouloir arranger le coup autour dun café, juste avant de dérouiller de manière si bénigne. Une certaine Obertopp, qui semblerait être la progéniture du bouffon Bueno, mérite dêtre citée non pas pour ses arguments eux-mêmes, pauvre fille, mais parce que ses calomnies maladroites et bornées nous ont permis, à la fin de ce printemps, de faire une critique en règle du modedevitisme, cette idéologie de la vie selon Debord, qui était devenue le fantasme de but de tous les postsitus.
Voyer enfin, par la bande, a essayé de glisser des raisons de ne pas répondre à « tout a une fin » : on ne peut pas prédire lavenir (là, il confond prédiction et projet) et les questions pour lesquelles il faut répondre par oui ou par non, cest comme pile ou face, une chance sur deux. Nous avons négligé de le renvoyer à ses toiles daraignée : léconomie existe ? ou non ?
Tout a une fin ? ou non ? nest que lentrée dans la téléologie, un préalable. Elle est très difficile à admettre, parce quelle remet en cause des choses crues depuis lenfance : linfini nest plus discuté en tant que tel, aujourdhui. Et recevoir lidée selon laquelle linfini nest quun croire, et que ce croire en linfini est le sine qua non de la religion, est tout à fait inadmissible pour la plupart des adultes qui se croient sincèrement hostiles à la religion, et qui ont toujours partagé une croyance profonde en linfini. Mais la proposition tout a une fin nest quun début. La téléologie est au fond une réflexion sur le monde comme pensée. Nous ne sommes jamais arrivés, sur le debord of directors, à débattre avec ce recul-là de cette matière-là, pourtant si évidente et maintes fois affirmée, quoique complètement en opposition avec le monde matérialiste ambiant auquel adhéraient aveuglément tous ceux qui nous contredisaient. Cest aussi de ne pas voir que la question de la fin nest quen surface qui a rendu nos adversaires si faciles à dérouter : ils étaient partis de lidée que nous avancions la fin de tout comme un gadget théorique, né dune inspiration non vérifiée et ultima ratio de notre différenciation ; mais cette proposition-là était une conséquence, le résultat dune conception, elle-même née dans les centaines de combats de rue dune période déjà lointaine, synthèse dune révolution et portail de la perspective qui en découle. La contradiction na donc pas su gratter au-delà de cette apparence, à la fois ultime conclusion et avant-propos.
3. Ces gens superficiels qui venaient ségosiller sur lInternet, et qui retombaient sans cesse dans la polémique et le ragot, étaient le petit peuple middleclass qui se répand. Le besoin de parler y était très grand, signe indubitable de la frustration du discours dans la vie privée, dans le travail, et dans la vie publique. Ces pauvres avaient besoin de faire connaître leurs opinions, comme nous. Mais comme leurs opinions sont plus informes ou plus triviales, elles sévaporent aussi vite quelles apparaissent. Le mode dexpression de ce besoin était fruste à un point qui nous choquait parfois : lécrasante majorité des messages duraient moins de trois lignes, souvent pleines de fautes ; cétait un discours plus près du langage parlé, de linterjection, que du langage écrit. Nous écrivions des textes destinés à être lus comme des livres, cest-à-dire bien après que ce contexte fut brouillé, et nous ne recevions presque que des réponses destinées à être oubliées trois heures plus tard lorsque les progrès de larborescence du forum les auraient avalées. Mais la plus grande faiblesse dans le dialogue, chez ces interlocuteurs turbulents, était lécoute. Trop pressés de hurler ce qui leur passait par la tête, ils ne savaient pas faire face, écouter. Ils ne savaient pas encaisser une rebuffade : leur premier soin était de recouvrir par un nouveau message tout message qui sen prenait à eux, pour quon croie quils avaient le dernier mot, en espérant par là effacer critique, reproche ou rebuffade, et leur réponse était presque toujours inepte, destinée non pas à linterlocuteur à qui elle répondait, mais à la galerie, souvent fantasmée. Pour la plupart des textes un peu consistants que nous avons publiés, on peut admirer en réponse de véritables nuées de ces interjections écrites, nayant quun rapport accidentel avec le discours proposé, qui nest pas compris dans la précipitation de le dénigrer.
Tout ce petit peuple par ailleurs avait deux grandes motivations pour être là. La première nétait pas avouable : lennui. Ils étaient là par curiosité, évadés de leur travail et de leur foyer, par clavier interposé, révélateurs vivants de labsence de vie. Aucun enthousiasme, aucun feu, aucun désir puissant, aucune intelligence pénétrante nimprégnaient leurs sautillements maladroits et satisfaits. La deuxième raison dêtre là nétait pas davantage avouable : cétait lambition mystique de devenir le Grand Théoricien du début du millénaire. Cest là un excellent ersatz du prophète, du stratège, du père, mais plus véritablement, ici, du cadre. Il y a une carrière rêvée dans la culture, et cest parce quil a réussi à en construire le personnage romantique que Debord a fasciné tous ces gens-là : quoi ! un théoricien qui méprise la théorie : y a-t-il un plus beau parti à prendre dans ce monde ? Tous ces internautes postsitus en étaient et en sont là, en particulier ceux qui dénigrent aujourdhui Debord. « La théorie » paraissait là une source de richesse facile et sans danger puisque, pour devenir admirable on devait même faire mine de la bâcler, en passant. Par « la théorie », si secondaire en apparence, on laissait entendre à quel point on était admirable dans tout le reste, qui devait cependant rester plus ou moins secret, on comprend pourquoi.
Autant létudiant décrit par les situationnistes dans la Misère en milieu étudiant sest résigné dans une apathie et un conformisme qui ne feint même plus la révolte, autant le cadre critiqué dans la Véritable Scission… sest mis à grogner doucement. Cest lancien étudiant qui se réveille prudemment. Mais il nest plus, comme il y a encore trente ans, une petite minorité intermédiaire. Il est souvent au bas de léchelle. Il est maltraité mais il le sait. Il est devenu « flexible », au-delà de ce que son corps rigide et son intelligence laborieuse peuvent tolérer, car sa flexibilité et sa mobilité lui sont imposées, et il est devenu souvent, non sans une fierté qui sest transformée en amertume sous la surcharge des humiliations, « indépendant », « libéral », « free-lance », « consultant ». Il a toutes les satisfactions qui lui avaient été promises, et qui ont justifié sa carrière, mais il fait lexpérience quelles nont aucune saveur. Lennui le sauve du stress et le stress le sauve de lennui. Le travail le sauve de la famille et la famille le sauve du travail. La hiérarchie sestompe, remplacée par lindifférence et le mépris, la marchandise qui létouffe le pollue, et il recherche des sensations, des expériences nouvelles, plutôt dailleurs par devoir, pour pouvoir le raconter, que par goût. Partout, pourtant, où il croit tenir un exploit de sport extrême, de rencontre fortuite, de succès de carrière, il est en retard, quelquun est déjà passé avant lui, lextrémité elle-même nest pas extrême, il, ou elle, est encore grugé. La désillusion alors le fait retomber dans la source de ses illusions : lintensité de son travail. Mais même cette intensité nest pas communicable, paraît dérisoire hors de létroit milieu professionnel où elle est la norme imposée sinon tu sautes. Il na que le mot plaisir à la bouche, cest sa défausse, un mot respiratoire et entendu qui signifie une pause entre les temps, beaucoup plus fréquents, de vide, de souffrance, de stress et dennui.
Cet ex-ambitieux qui rouille vite sans le savoir sa supériorité personnelle est postulée commence à comprendre que son horizon est derrière lui. Il commence alors, parfois, à fouiller dans ce qui lui a été interdit par axiome, le négatif. Là encore, pour linstant, dans sa chute lente vers le bas de la société middleclass, il sarrête aux apparences, en partie parce quil espère toujours séduire, lui-même ne sait plus trop qui, depuis que ses propres enfants, aussi perfides que lui, lui font des enfants dans le dos ou, de dégoût, lui crachent au museau. Il ne sait pas encore quil est petit et quil le restera dautant plus quon a réussi à le convaincre du contraire. Même si son agitation est encore dérisoire, comme celle dun cafard déjà touché par une giclée dinsecticide, il sagite ; et ce nétait pas encore le cas il y a trente ans.
Lancien étudiant devenu cadre, lancien ouvrier devenu employé, lancien cadre devenu consultant, lancien chômeur devenu webmaster, lancien postsitu devenu futur Grand Théoricien sont des exemples personnifiés de la middleclass. La middleclass, qui désigne dabord un magma mou aux contours flous, un mode de vie où la mode a éclipsé la vie, nest pas une classe sociale au sens économiste du terme. La middleclass est lapparition de la décompression de lantagonisme bourgeoisie-prolétariat, et une forme de leffondrement de la conception économiste de la division des humains. La middleclass est un rapport à la communication comme principe du monde ; cest pourquoi, dans la middleclass, on croise aussi bien des bourgeois, des ouvriers, des petits-bourgeois et des lumpen-prolétaires de lancienne division économiste. La middleclass apparaît dabord comme lalliance de toutes ces anciennes classes sociales décompressées. Son noyau est dailleurs lancienne petite bourgeoisie qui, par létudiant et le cadre, mais surtout par la collaboration active à linformation dominante a largement débordé de son lit et inondé toutes les autres ex-classes sociales de la société. Et le gueux, qui est le pauvre à loffensive, est le pauvre qui critique la middleclass cest-à-dire qui a pour but de la supprimer.
Ce qui différencie principalement le pauvre middleclass du pauvre qui na pas cet épithète infamant, cest la visibilité, cest la participation active ou passive, mais toujours non critique, dans la communication, cest son approbation et son soutien à une communication dont le contenu le projet de la fin de la communication est nié. La middleclass est dabord lagglomération (il ne faut pas penser ce magma en terme de volonté consciente dorganisation) des pauvres dans la visibilité de cette société. Ce nest donc pas, au contraire des anciennes classes sociales, une somme dindividus, mais les individus y entrent et en sortent, en fonction de leur capacité à sagglomérer dans la visibilité ; la middleclass nadditionne pas des individus, elle les divise en eux-mêmes, elle est une forme de présence de labsence, une perte de cohérence dans la conscience, justifiée pratiquement dans et par linformation dominante, une juxtaposition dattitudes qui, lorsquelles sont contraires, restent sans complémentarité. Si la majorité des pauvres de la planète nentrent jamais dans la middleclass, les pauvres de la middleclass y sont par intermittence : la middleclass apparaît comme une manifestation sociale sans conscience, justement parce quelle est une forme de conscience intermittente transcendée et suspendue par un esprit collectif qui aspire à la permanence. Ce mouvement entre la conscience intermittente et lesprit collectif qui aspire à la permanence alterne par intermittence dans lapparence. Dans linformation dominante, le rapport entre la représentation de lindividu et la représentation du genre fonctionne selon ce mouvement réciproque.
La première caractéristique de la middleclass, cest lintermittence. Dans la période historique actuelle, depuis 1967, elle nest jamais entièrement présente, elle nest jamais entièrement absente. Elle occupe un carrefour incontournable de la société et pourtant on peut traverser ce carrefour sans se mêler à elle. Elle est poreuse, elle est fluctuante. Son action a pour but la passivité, et sa passivité agitée contamine toutes les actions qui ont lieu dans la société, tant quelle en est lépicentre incontesté. Elle se présente ainsi comme un mouvement infini en elle-même qui a pour but et conséquence labsence de mouvement dans lhistoire, qui est justement sa mise en cause. La middleclass est fondamentalement infinitiste.
La middleclass est un résultat opératoire, pratique, dun mouvement de lesprit qui permet, notamment, la justification pratique et théorique de la séparation de lindividu en lui-même. Elle permet de séparer les rôles de lindividu, de les justifier, et par là de les pérenniser. Dans la middleclass, le rôle dacteur nest plus contradictoire avec la passivité, la contradiction devient pluralité, le compartimentage est accepté et instrumentalisé comme outil de refoulement et de dissimulation de la misère. La première critique de la middleclass est la critique de la satisfaction, car la satisfaction nest que lacceptation de cette forme daliénation apparemment limitée. La middleclass en effet est la gestion de la séparation ; la critique de la middleclass nest pas le retour à lunité antérieure à la séparation, mais au contraire la mise en cause de la séparation à travers la libération de laliénation.
Lintermittence de la middleclass est donc à la fois une intermittence de la middleclass comme tout et de la middleclass en elle-même. Ce clignotement, cette intermittence permanents sont le discours dominant tel quil apparaît dans linformation dominante de la période historique actuelle. Linformation est le but, le miroir et le mode demploi de la middleclass : linformation théorise, valide et applique ce clignotement arythmique, cette intermittence perpétuelle. Jusque dans les propres divisions internes de son discours, linformation dominante reproduit cette absence de la présence qui fuit dans la présence de labsence : depuis les traditionnelles rubriques des journaux (politique, monde, local, économie, loisirs, sports, culture, faits divers, télévision, petites annonces, etc.) en passant par la prétendue division entre vie professionnelle et vie privée, les nouveaux concepts marketing de la perte de densité individuelle que sont la « flexibilité » et la « mobilité », ou les variations deffet entre faits et émotion telles que les a modélisées en particulier la télévision, jusquà la déstructuration du discours de lInternet pris dans son ensemble, linformation dominante est la vérification pratique et théorique de ce clignotement, de la middleclass.
La middleclass est donc fondamentalement un rapport des pauvres à linformation dominante. Ce rapport est dabord dans la participation à cette information, que ce soit positivement, en tant que journaliste par exemple, ou de manière pseudo-critique, dans lopposition dune partie de cette information à une autre. Dans linformation dominante, lindividu pauvre moderne trouve dabord labsolution de ses propres contradictions internes ; en échange, il les pérennise. Et il y trouve ensuite un incroyable raccourci pour se profiler, pour faire carrière, pour être reconnu, même sil ne connaît pas les différentes médiations qui permettent les succès rapides et les notoriétés même momentanées ; il le paie en abdiquant alors sa négativité. LInternet, et pour ce qui nous occupe ici, le debord of directors, a été une extension fabuleuse de cette accession à linformation dominante et à la middleclass. Cest par dizaines de millions que les pauvres deviennent collaborateurs intermittents, deviennent middleclass, abdiquent leur capacité critique au moment où ils pensent parfois même lexercer sur ce média facile daccès, et dont le sens, le but et la négativité ont toujours échappé dans le rôle séparé suivant.
Mais la middleclass nest pas seulement ce rapport intermittent de pauvres à linformation et le rêve, parfois en partie rétrocédé par cette information à titre de récompense, de célébrité, de reconnaissance ou de gloire. La middleclass est également, à travers linformation dominante, limposition des valeurs de cette attitude à lensemble des pauvres (dans lesquels, du point de vue de la communication, il faut compter les anciens bourgeois). Le premier résultat de ce rapport réciproque des pauvres à linformation dominante est létablissement dune nouvelle morale, et linstallation dune légitimité middleclass dans le monde (on voit dailleurs les anciens bourgeois se vanter aujourdhui de valeurs petites-bourgeoises, lorsquils viennent prêter allégeance à la télévision, dans la presse et bientôt sur lInternet). Sur le fond lui-même mouvant de cette morale se construit une idéologie, qui stipule aussi bien une effectivité politique quun mode de gestion, le fonctionnement des Etats et la construction ou lhypothèque de lavenir du genre humain. Si bien que, en tant quensemble sans limite précise dans létat actuel de la connaissance de laliénation , la middleclass statue néanmoins ensemble et, tout au moins, en caricaturant une attitude de sujet de lhistoire. Dans lhistoire, la middleclass identifiée comme linformation dominante de notre époque est au contraire labsence de sujet, et même la tentative dempêcher toute manifestation dun sujet de lhistoire, lopposition sous forme dobstacle aggloméré, poreux et intermittent, à lassemblée générale des humains. Forme incarnée de linformation dominante dans sa permanence qui se prétend éternelle, et dans son intermittence qui se prétend liberté, la middleclass middleclasse ce qui lentoure (elle est en expansion, dans sa phase colonialiste). Ainsi, même la révolte moderne, lémeute, voient de plus en plus des intermittents de la révolte se jeter dans ce qui peut devenir un loisir qui peut clore le travail, ou devenir un tremplin de carrière ou simplement de renommée personnelle pour les plus démunis si lattention de linformation dominante peut y être attirée. Dans cette aliénation de la révolte, la middleclass est la tentative, inconsciente, de linstallation de ses valeurs, en particulier la négation de lhistoire : là où la révolte et lémeute sont devenues des parties séparées et répétitives de lactivité sans but, elles ne sont plus quun appendice inessentiel de la survie de la middleclass, elles sont cette intermittence ramenée dans le négatif, qui perd, du coup, sa qualité, sa détermination. Ainsi la révolte elle-même, infestée par la middleclass, est-elle attaquée et divisée dans sa négativité simple. Cest là une importante manifestation du changement dépoque : la longue pénurie de discours, qui a depuis longtemps rendu si courte lémeute, a laissé la middleclass gangrener lécho et même la pratique de ce négatif simple. Cest pourquoi le besoin de discours est devenu si pressant chez les pauvres. Paradoxalement, alors quelle sest installée comme le parasite de la parole, la middleclass provoque, en négatif, la nécessité de discours des pauvres, au moment où ils échappent à son emprise intermittente.
La middleclass, pour en terminer provisoirement avec elle, est donc un ensemble dactivités intermittentes qui apparaissent dans linformation, et elle est en même temps la constitution massive dun système de valeurs et de croyances indexées sur cette intermittence. Cest lidée et limage du réseau, telles quelles sont en fantasme par rapport à lInternet : une libre association dintermittents et dactivités intermittentes, dont la circulation en circuit nest jamais visible en entier daucun point dobservation, et se définit, par conséquent, comme indéfinie, comme infinie. Cest lensemble qui échappe à tous, qui contrôle tout, et la liberté, ici, est simplement dans le changement intermittent du point dobservation, mais avec une observation qui na pas dautre sens et dautre repère que son ancrage intermittent dans linformation dominante.
Cétait là le public du debord of directors. Cétait devant ces gens petits et pauvres que nous nous sommes expliqués, leur parlant comme sils étaient des chiens, mais les traitant comme sils étaient la lignée la plus noble de philosophes et de guerriers depuis la nuit des temps. Nous leur avons donné ce que nous sommes : une parole. Ils ont répondu en populace, les uns y voyaient un arrivisme, une concurrence, les autres une arrogance, et la plupart une bêtise parce que, lorsque les pauvres ne sentent pas la contrainte là où ils ne sont pas révoltés, ils deviennent présomptueux et insupportables, ils imitent les maîtres quils se représentent mais avec grossièreté et servilité, et ils jugent alors méprisant ce qui les dépasse et stupide ce quils ne comprennent pas. Ce quavaient en commun les petits carriéristes étroits comme Voyer, Weltfaux, Obertopp, Ben Aziz et les consommateurs de chatrooms qui dissimulaient leur fadeur derrière des désinvoltures, qui signaient Aristote, Jules G, Weber, Eric K., FC, Bueno, Anarstrige ou Saloth Sar, était le jugement hâtif et outré de la bonne conscience outragée qui sindignait, sans pouvoir justifier cette indignation, de la démarche et de la proposition de la téléologie moderne. Trop courte en tout, toute cette petitesse assemblée nous a permis de décoder ce sur quoi butait la présentation initiale de la téléologie ; comment, dans un monde aussi mesquin que celui de la middleclass de lan 2000, une théorie qui contient la suppression de la middleclass et de toutes ses théories était reçue. Devant un tel manque de capacité illustrant autant de réactivité épidermique, nous nous prenions parfois, à lexamen de ces piaillements informes, pour ce Jean Rostand qui avait passé sa vie à disséquer des grenouilles.
1. Cest en février et mars 2000 que nous avons donc eu les deux ou trois principales escarmouches sur le fond. Hate Company a lâché prise dun coup, au même moment Weltfaux sest retrouvé à linfirmerie pour un séjour prolongé après lequel il ne se hasarda plus à revenir sur le terrain de la théorie, où la fuite de ce prétendu critique de Voyer avait été des plus comiques dès que nous lavons attaqué sur les termes mêmes de cette prétendue critique, et le matamore Bueno commença à mentir et à redoubler de calomnies pour sauver son image de héros révolutionnaire de gauche après les deux gifles quil avait reçues en public, dans la plus généreuse tradition situationniste. Ensuite, la falsification, qui devint massive en avril et mai 2000, prit le relais des tentatives si infructueuses de nous donner tort par largumentation : il y eut plus de soixante-dix messages portant notre signature mais qui nétaient pas de nous, signes dune impuissance et dune fascination sans égale, qui nous gêna sans doute, mais moins que si elle avait été tournée en admiration positive : nous avions, provisoirement, résolu le problème du suivisme, cet écueil qui avait si bien contribué à couler lInternationale situationniste, en faisant en sorte quil se manifeste toujours ouvertement contre nous. Et le compte brut de ces dizaines de falsifications ne contient pas les autres actes de dépit et de misère infantile à notre égard, comme les messages signés obtologie de téléservatoire, où lauteur pratiquait une sorte de pastiche illisible de nos textes dans le but de montrer quil ny avait là que de lillisible, là aussi relevant dune incapacité crispée et répétitive à comprendre et à discuter, ou bien les multiples messages tardifs signés dun « téléologue » quelque chose par des non-téléologues, ou encore cet intervenant qui soulignait chacune de nos interventions avec des messages sans texte et dont le titre étaient des lignes entières de « blabla », dont la hargne contredisait de manière évidente lintention de mépris ostentatoire, litanie qui pouvait aussi bien se lire comme une incapacité à répondre autrement que les moutons dans la Ferme des animaux, qui tentent dinterrompre chaque discussion en criant en cœur « quatre pattes oui, deux pattes non ». Il y eut même la mise en photo et ladresse de limmeuble qui était supposé être notre quartier général pour nos adversaires, symptomatique tentative de délation dinsultés trop lâches pour régler leurs comptes eux-mêmes, et qui espéraient que dautres sen chargeraient à leur place.
La guerre était gagnée avant même dentrer dans le territoire de la téléologie. Jamais le faible petit peuple présent ne sut passer le goulet détranglement du « tout a une fin ? ou non ? ». Jamais aucun individu de cette plèbe si démunie en tout ne sut se projeter dans les causes historiques dune telle question, dans le rapport entre la question posée et lépoque, dans le point de convergence entre le déferlement négatif qui avait son épicentre en Iran et ces conclusions, passées au tamis de plusieurs abstractions conscientes, au milieu dune tempête daliénation. Jamais aucun de ces semi-lettrés qui se rêvaient seigneurs ne sut entrevoir les perspectives immenses que cette proposition de débat ouvrait sur le monde : de lurgence de lindépassable, de la critique de lensemble de la philosophie défunte à la critique de lensemble des sciences positives, du véritable contenu de la vie à la forme nécessaire de la prochaine insurrection. Nous étions restés maîtres dun pavé où gisaient des cadavres qui bougeaient encore, comme les batraciens après que Rostand les avait décapités : il y avait encore de ces gestes quon appelle conditionnés, mais toute la réflexion, toute la substance de ce petit troupeau étaient déjà épuisées ; et loccasion même de remplir leurs carrières avait été sabotée dans cette brève rencontre, où tant de mauvaises volontés avaient été transpercées avant même que nos lames aient quitté leur fourreau.
Ce qui suivit dans la dispute ne fut plus quun long débat sur léthique. La falsification patente, en particulier du petit clan qui sétait aggloméré autour de Voyer, fut même dénoncée avec mépris par des debordistes à lancienne qui navaient aucune sympathie pour nous et qui ne sexprimaient que sporadiquement sur un forum qui leur était majoritairement hostile. Mais les voyéristes falsifiaient même ceux qui ne sexprimaient pas directement et clairement contre nous, preuve dune inconscience qui frôlait la panique, et qui avait comme justification de prouver par linflation des falsifications que ces falsifications nen étaient pas véritablement et que ces procédés devaient désormais être considérés comme une règle.
Comprenant bien que ceux qui sexprimaient étaient une petite minorité de ceux qui venaient regarder le match téléos-reste du monde, nous avons cependant continué à publier nos textes sur ce forum où nous savions pourtant que la dispute sur le fond était close. Dans les tout derniers mois du site, qui sacheva en avril 2001, quelques individus épars nous donnèrent raison, sur lexamen de lensemble de notre démarche, contre la rage aveugle et la mauvaise foi si visible de ce que nous avons appelé la voyérisation : la falsification à lappui de limpuissance théoricienne.
2. Comme dans une guerre, il ne faut pas ici confondre la durée dune opération avec son importance. Le vrai tournant, le zénith du débat que nous étions venus initier sur le debord of directors na duré que quelques semaines, sur les deux ans et demi pendant lesquels nous nous sommes exprimés là. La dispute sur la téléologie a été peu marquée par largumentation elle-même, mais par le fait que la contradiction de nos adversaires sest arrêtée après notre réponse à leur deuxième éjaculation, faute de munitions. La dispute sur la falsification, qui était déjà sous-jacente dès le départ, a été la matière quasi unique de toute la dernière année. Cest une dispute secondaire, par rapport au contenu du débat que nous avons proposé, mais cest une dispute importante, en regard de la forme du débat en général, qui est lun des objets des troubles de la parole.
Il ne faut pas confondre la falsification de Voyer par rapport à Adreba Solneman et quelques années plus tôt celle de Lebovici par rapport à Voyer, qui sont des falsifications pour faire croire quil ny a pas eu de critique là où il y en a eu une, avec les falsifications massives des voyérisateurs dans la dernière année du debord of directors, qui sont des falsifications pour simuler une critique là où il y a faillite de la critique, ou plutôt pour prétendre dissimuler cette faillite de la critique, sous une forme pseudo-négative. Dans le premier cas, il y a un calcul : faire disparaître une contradiction gênante ; dans le second cas, il y a une tentative plus épidermique, et donc relativement moins crapuleuse : feindre une contradiction réfléchie, alors quelle nest plus quémotionnelle. Dans le premier cas, antérieur au debord of directors, le but de la manœuvre est que la critique ne se voit pas. Dans le second cas, au contraire, cest dans lostentation que la manœuvre prend son sens. Mais comme les falsifications du debord of directors étaient naïves, pour ne pas dire puériles tout en restant de véritables falsifications, profondément malhonnêtes, crapuleuses, destinées à tromper , leurs motivations et les calculs quelles recouvrent sont plus éclatants. Cette généralisation de la falsification est, en effet, dabord un aveu de faiblesse, une capitulation dont les auteurs cherchent désespérément à renverser limage. Elles sont un aveu de pauvreté, dincapacité profonde, de misère intellectuelle et, pour ceux qui sétaient mis le plus en avant, de faillite dans la vie. Ce sont aussi des appels au secours. Et par là des tentatives dimpressionner les autres, de renverser la cuisante défaite dans le domaine de lidée, en modifiant les règles du jeu : si la falsification et en particulier lusurpation de signature qui a été la falsification la plus pratiquée est permise, alors on ne peut plus discuter en profondeur, parce quon peut toujours faire dire à ladversaire la caricature, voire le contraire de ce quil pense ; alors le but même du lieu de débat change : dune violente proposition sur le monde on passe au divertissement, de la question du sens de lhistoire on dérive dans les questions de personnes, de la gravité on glisse dans le ricanement, et de lusage nécessaire de rigueur et de précision on bascule dans la glorification de là-peu-près et du relâchement, tels quils sont communément pratiqués dans les loisirs.
3. Mais quand la falsification était devenue le dernier sujet de controverse, parce que les vaincus de la dispute sur la téléologie navaient plus dautre issue que de falsifier pour espérer garder la face, nous, sur la téléologie, nen sommes pas restés là. Sans plus être contredits, mais en contredisant, nous avons poussé lavantage de notre victoire dans la bataille décisive. Alors que lautomne 1999 avait été une rapide mise en place, ressemblant à une série de barricades construites en plein territoire ennemi, et que le printemps 2000 avait été la défense de cette position offensive, tenue sur tous les points, devant labandon de la capacité à disputer sur le fond nous avons poursuivi lennemi dans sa débandade.
Nous avons en effet continué à ne pas laisser Voyer libre de son expression sur ce site, car ce falsificateur pensait quil pouvait sexprimer en étant le seul à ne jamais sexprimer sur nous. Nous savions que nous pouvions répondre à toutes ses interventions devenues si faibles, et que lui nosait ni ne pouvait en soutenir aucune contre nous.
Il y avait dabord eu une critique du spectacle de Debord que Voyer avait pris en haine, parce quil avait pris Debord en haine. Nous avions montré que le spectacle de Debord était une allégorie, assez artistique au demeurant, une sorte dimage instantanée de laliénation, mais rien de plus. Laliénation, en effet, nest pas une image, même si elle a des qualités dinstantanéité. Là encore, le spectacle nest pas rien, mais fort peu de choses, et rien, en tout cas, qui mérite ladmiration des postsitus et la haine de leur fraction la plus moderniste, les voyéristes.
Voyer essayait par ailleurs dimposer son dada : linexistence de léconomie. Pour prouver cette absurdité, il scinda dailleurs léconomie en deux parties (un peu de la manière dont ses suivistes avaient scindé linfini en infini qualitatif et en infini quantitatif), selon les termes mêmes des économistes : economy et economics. Nous avons aussitôt affirmé et montré que cette séparation était purement fictive et ne servait quà la marotte frelatée du vieillard. Léconomie est une façon de voir le monde, un système de pensée, une religion et non pas une superstition, même si, comme toutes les religions, elle véhicule des superstitions. La part de réalité quon prête à léconomie est inhérente à cette façon de voir le monde, procède, ou non, de cette religion, et non linverse. Ce nest pas la croyance en la réalité de léconomie qui fonde la religion, cest la religion qui fonde la croyance en la réalité de léconomie ; et la religion peut très bien se passer de cette croyance, alors que linverse nest pas vrai. Lobstination autiste de Voyer à soutenir linexistence de léconomie, tout en admettant lexistence séparée de léconomie (politique) quil avait dailleurs reproché à Marx de ne pas critiquer, et quil na pas davantage critiquée , nous a permis de développer ce qui était déjà contenu dans le syllogisme dAdreba Solneman en 1992 : toute pensée existe, léconomie est une pensée, léconomie existe. Linadéquation de la formule « léconomie nexiste pas », en effet, nest pas dans tout ce quon peut appeler léconomie, mais dans ce quon appelle lexistence : dans cette question, léconomie, bien quelle soit la religion dominante, nest que le doigt, et lexistence est la lune, parce que cest dans la conception de lexistence et de la réalité que se situe le fondement de cette religion. Nous avons alors commencé à distinguer de manière beaucoup plus précise et construite entre existence et réalité. Il est intéressant de constater que cest lacharnement de Voyer à expurger toute réalité de son discours qui nous a amenés, sur ce point particulier, à rendre inflammable une critique de Hegel à laquelle la critique de ses infinis avait allumé la mèche. Lexistence est le domaine du possible. La réalité est seulement et justement ce qui finit. La réalité est si difficile à cerner parce quelle nest pas toujours constatée, elle nest pas toujours lobjet dun constat, et cest là quil manque aujourdhui encore une théorie approfondie du constat qui sera forcément un constat approfondi de la théorie. La réalité, elle, est si difficile à cerner parce quelle échappe à la conscience, au constat, et fondamentalement aujourdhui encore à la théorie : en constatant la réalité, on la nie.
La poursuite de Voyer nous avait donc permis de poser la question de la réalité. Et dans Existence et réalité (pour commencer) nous avons commencé à pousser lavantage sans le debord of directors, qui ne suivait plus depuis longtemps, et ne comprenait pas là notre proposition sur la pensée. La réalité est la fin de la pensée dans un monde où tout est pensée. Cétait le viseur qui nous a permis dentreprendre la démarche suivante, capitale, et que personne na encore relevée : la critique du concept chez Hegel, qui est la critique du monde pour lequel la réalité est linfini et linfini len et pour soi la réalité. De cette vaste offensive contre la partie non critiquée de la dualité dominante (lautre est la pensée comme quoi la réalité est un donné, une matière, quelque chose dabsolument séparé et au-delà de la pensée, et où existence et réalité deviennent une et même chose), il est encore beaucoup trop tôt pour attendre quelle soit comprise à la hauteur de son possible ; et donc, de ce quelle signifie, en réalité.
Un détail sur lequel notre avis a changé dès le début de la fréquentation de ce site concerne la place de la téléologie comme théorie dans le monde. Inconsciemment, nous partagions cet avis qui fait ressembler les théories à une lignée absolutiste, qui stipule quune seule « théorie » règne à la fois, et que lorsquune théorie est renversée, la théorie qui la renverse prend le trône en entier, et devient seule référence sur absolument toutes les questions. Cette vision dAncien Régime sétait peu à peu installée à partir de la philosophie allemande et à travers toute la théorie « révolutionnaire ». Ce qui nous a très vite permis de comprendre quil sagissait dune étrange hypertrophie de lidéologie qui se nie elle-même, cest quune bonne partie de nos adversaires, nommément Voyer, Weltfaux, Ben Aziz, Obertopp, étaient atteints de cet arrivisme que nous nommons larrivisme du Grand Théoricien, et qui ne tient sa grandeur que de labsolutisme prêté implicitement à la théorie du moment.
Dune part, cette finalité de la théorie à savoir procurer ce type de reconnaissance à son auteur est vraiment trop en dessous de ce que promet la téléologie moderne pour pouvoir nous tenter, dautre part, un regard à peine désabusé sur laliénation montrait clairement que la figure du Grand Théoricien est née dune société de un milliard dignares, dirigés par un million de lettrés, dont chacun connaît à peu près les découvertes les plus récentes des neuf cent quatre-vingt-dix-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf autres ; mais que ce paradigme ne fonctionne pas dans une société de six milliards dignares, dont un milliard de semi-lettrés, dont chacun ignore ce que pensent les autres, et ne lentend pas. Nous étions frappés par la volonté et le besoin de penser, dans son coin, qui remontaient par le debord of directors, et dont nous nétions, après tout, quune forme. Aussi sommes-nous persuadés que dautres pensées que la nôtre rejoignent ou recoupent ce que nous pensons. En tout cas nous sommes convaincus que la « théorie » nest une fin en soi que pour quelques fétichistes ou nostalgiques, en mal de reconnaissance. Dans un petit texte sur la théorie, nous avons également rendu compte de cette conception. Ce texte, comme tous ceux que nous avons continué à publier sur ce forum, resta sans réplique.
4. Le debord of directors était un lieu de débat qui demeurera peut-être unique assez longtemps : en même temps chacun pouvait dire absolument ce quil voulait, et de la manière dont il voulait, sans que personne nait le contrôle, ou une position hiérarchique face aux règles du débat, ou une possibilité de coercition, puisque le webmaster semblait même avoir oublié lexistence du forum. Même si cette absence constatée ne restait quhypothétique, légalité de tous et la liberté de chacun de dire ce qui lui plaît, sans pouvoir manipuler ou menacer les autres par un moyen technique, ouvraient très grand le possible. Cette situation fortuite avait donc pour particularité quil ny avait pas de règles du jeu au-delà de la mécanique assez simple du site. De même, tous les participants découvraient en même temps les attitudes à adopter, les possibilités, et les impossibilités. La particularité de la situation se découvrait à lusage. Il y eut de nombreuses transpositions virtuelles des disputes, comme si le forum était physique, et que les gens étaient face à face, par exemple lors de fréquents appels à ce que lautre sen aille (dégage ! casse-toi !), comme sil ne débattait pas de chez lui, ou comme sil y avait un endroit ailleurs où il pourrait aller. On saperçut ainsi quon ne pouvait pas exclure quelquun quoi quil dise ou quoi quil fasse. Si on ne voyait jamais les autres, on sen faisait des représentations physiques, et on aboutissait à limpression de mieux connaître chacun des intervenants habituels que de nombreuses personnes dont on connaît le nom, le visage, le corps ou lessentiel de la survie. Les autres étaient en même temps très proches, presque palpables, et totalement abstraits, sans conséquence concrète possible. En giflant le vantard Bueno, nous avions dailleurs voulu rappeler que la dispute que nous portions nétait pas virtuelle, et que parler plus haut que ce quon peut met au moins en jeu lamour-propre et la dignité.
Les règles du jeu furent donc constamment débattues, mais pas dans une discussion de juristes ou de créateurs de jeu, plutôt par le fait accompli. La falsification fut la plus importante de ces propositions implicites sur les règles du débat. La falsification était une porte de sortie pour tous ces vantards de la middleclass, quand ils étaient battus sur le fond. Ils contestèrent beaucoup que lusurpation de signature, par exemple, était une falsification. Ils prétendirent quil sagissait dune sorte de plaisanterie. Mais lon vit bien ce quil en était, lorsque lun dentre eux usurpa la signature de Voyer et que celui-ci hurla assez comiquement, justement sans plaisanter, au fascisme et à la provocation. Lui qui avait toléré, peut-être même en y prenant part, des dizaines de gestes similaires contre nous nen tolérait aucun contre lui. Et il avait raison : son adversaire, à court dargument, avait eu recours à ce type de procédé pour essayer de revenir à la charge. Lextension par laquelle la malhonnêteté devient plaisanterie reflète bien létat de relâchement et lincapacité au sérieux, la corruption des mœurs de la middleclass. Il nétait pas bien difficile de constater que les falsificateurs étaient justement les plus prétentieux et les plus incapables de la rigueur nécessaire dans la dispute argumentée. Et, par conséquent, ils prétendaient à une extension des règles du jeu, qui contienne et admette leur propre incapacité à la rigueur. Nous seuls savions que la falsification, même transparente, était toujours au détriment de la justesse du fond déjà parce quelle mettait en cause un principe de fond, et cest pourquoi nous avons même fini par trouver suspectes certaines approches dont sétaient déjà glorifiés les situationnistes, comme le détournement, qui peut tout à fait devenir une forme de trucage du fond par incapacité à le critiquer frontalement. Ainsi, le sens de la falsification était bien : nous ne voulons pas, nous ne pouvons pas approfondir au-delà dun certain point ; nous sommes obligés de ramener le discours de lautre à notre niveau, sinon nous perdons la face. Dans ce type de proposition de règle, il y a un choix important : soit on admet quil faut que tout le monde garde la face, y compris ceux qui se sont trop avancés, et sont incapables dassumer leurs frimes, et on renonce à lapprofondissement du débat au profit de la sauvegarde de la communauté ; soit on met tout de suite en danger tous ceux qui ne sont pas là pour le contenu, en montrant impitoyablement que, nen ayant rien compris, ils y sont un obstacle ; et alors lopprobre et lexclusion possible hors du simple contexte de lInternet de ceux qui manquent de rigueur divisent la communauté. Soit on admet le plus grand nombre, mais en conservant léchange au niveau du plus désinvesti ou du plus incapable (que ce soit en respectant sa parole ou en tolérant ses interjections), soit on recherche la qualité, et on tient pour responsables tous ceux qui ont cherché à tromper les autres, que ce soit « plaisanterie » ou non. Par le négatif, et la critique ad hominem, mais aussi par la construction dune perspective qui dépassait lentendement de ceux qui étaient là, nous avions commencé à poser aussi ce débat sur la forme du débat. Nous navons posé la question sur ce qui est tolérable ou pas que dune manière indirecte et théorique. Ce quon doit faire dun menteur, ou dun manipulateur, ou dun falsificateur, quand il est pris la main dans le sac, par exemple, est un vrai problème dans les troubles de la parole. Il en va du devenir dune assemblée générale des humains que ce débat soit tranché. Et ni à Jussieu, ni en Algérie ou en Argentine, cette question ne semble avoir trouvé un début de solution.
On a voulu récemment faire de lInternet le lieu même de la démocratie : tous y seraient égaux, et chacun pourrait y participer, sans préjugés ni différences apparentes. Les loyalistes du régime qui gouverne la planète espèrent, par la nouveauté du média, et par le peu defforts que nécessite son accès quand on y est familiarisé, racoler une partie des indifférents, de plus en plus nombreux à mépriser leurs parodies électorales, et de manière assez inquiétante, dans la middleclass même. Il faut dabord, pour contredire cet enthousiasme de commande, rappeler que tout ce qui est Internet est payant, même si une autre tendance moderniste tend à proclamer gratuit ce qui coûte pourtant en électricité, en connexion, en matériel. La lente mais sûre mercantilisation de lInternet sajoute à une surveillance policière, elle aussi en progression constante, qui peut même être complète dans linstant sur des cibles choisies, et rétroactive. Il sen faut donc de beaucoup que lintégration de lInternet dans la société de la communication infinie apporte quelque liberté, ou puisse devenir un outil de démocratie. La brève et vive expérience du debord of directors, dont nous ignorons bien sûr comment et par qui elle était surveillée, apparaît comme une exception partielle datée, qui va le plus dans le sens dune telle promesse fallacieuse : pas de webmaster, pas de censure, pas de limitation du discours, rapports marchands limités et inessentiels, pas de présence manifeste de lEtat, absence dinterférence de linformation dominante. Et, malgré la falsification, malgré la faiblesse des intervenants (et nous ne connaissons pas de forums actuellement où la qualité serait meilleure), malgré lorganisation chaotique du lieu et du discours, elle a révélé un immense besoin de parler en même temps que lignorance profonde de ce quétait parler, à lépoque où ce besoin est devenu si immense ; lubiquité et la rapidité des informations ont entrouvert la perspective de parler partout et en même temps dans le monde ; et limpossibilité de communiquer la qualité dun débat, cest-à-dire le négatif, là où les pauvres viennent sexprimer sans être révoltés.
Il faut dabord sétonner de lintensité de cette dispute, étalée sur un an et demi, et dont les participants ont gardé une si vive mémoire, comme la plupart dentre eux lattestent depuis. Les raisons de cette intensité sont une combinaison de ce qui était fortuit et éphémère, dune particularité très aiguë et de la profondeur de lenjeu, qui était perceptible, même sil était difficile à nommer. Lune des grandes difficultés de cet événement était dailleurs son évaluation : cétait une bataille de fantômes, où le dérisoire et le grandiose se sont côtoyés et ont alterné à une telle vitesse quon ne pouvait pas dire si on basculait dans le ridicule, ou si on se promenait sur le haut des cimes. Le peu dhabitude de cet alpinisme de lesprit, et lironie des pauvres qui craignent leur propre possible, a toujours provoqué, sur le debord of directors, de rassurants ricanements destinés à rétablir une modestie quon seffrayait davoir perdue sans contrôle.
Il y a du Shakespeare et du Balzac dans cette expérience. Non le Shakespeare noir du vortex des tragédies, mais le Shakespeare de cette mise en perspective du grotesque par le tragique et du tragique par le grotesque, à travers la multiplicité de personnages grouillants et éphémères, qui mettent en œuvre toutes les ressources de leurs passions pour ségosiller non sans vanité ; et du Balzac pour une galerie de personnages du temps, pour la misère humaine, mais telle quaucun littérateur naurait osé ou su létaler. Là encore, en allant chercher une comparaison dans la composition littéraire, on voit comment ce discours, concentré du discours daujourdhui, a été aux prises avec toutes les médiations qui font douter de la vérité : était-ce une comédie, un drame, un essai, une sociologie, une somme de pamphlets ? Linsignifiance et la haute signification des rêves côtoient ici une réalité discutée, discutable. Il ny avait pas dargent, pas de police, mais on était sur un média, et le monde entier peut encore consulter cette somme de disputes qui le concernent. Le monde ne le sait pas. Limperfection de lexpression du sens nous fait dire : tant mieux. Car cest nous, téléologues, qui sommes seuls responsables du sens de cet événement.
Nous avons été les seuls à poursuivre un dessein sur la durée entière de la période (à part le signataire Weltfaust, qui na cherché quà prouver que Voyer avait raison. Mais cétait uniquement en réaction contre nous ; et comme il a été très rapidement débouté dans la théorie, il sest ensuite cantonné dans la défense de la falsification indiscutable de son maître). Cest sans doute pourquoi nous lavons emporté sur toute la ligne. Nos buts étaient clairs : finir le monde, lhumanité, la pensée, nos vies, tout accomplir. Il y avait unité entre ces buts, qui rendent dérisoires tous les arrivismes, et le fond de notre discours, qui nest que le débat sur ces buts. Depuis la faillite de proposition du communisme, il y a presque un siècle, pendant la révolution russe, le parti du négatif na pas eu un programme dune telle cohérence.
Nos adversaires nont pas su lire cette unité entre notre action et le projet que nous proposions. Eux qui véhiculent encore lillusion de lunité pratico-théorique de lépoque précédente ne savent pas lapercevoir là où elle se manifeste, par extraordinaire, puisque cest forcément contre eux. Leurs propres visions trop courtes en ont fait des comparses, des ustensiles inessentiels, des piquets de slalom, des figurants de nos prolégomènes au débat le plus vaste ; avec le phénomène antitéléo nous avons ressuscité le phénomène prositu, mais sans lécueil de pouvoir être confondus avec ces suivistes que nous avons fascinés. Lavantage a été que le propos a pu être exposé avec éclat, et sans même que leur poussière ne salisse véritablement nos épaulettes. Nous navons pas subi de pertes, malgré dassez nombreuses blessures. Linconvénient est que notre discours a été trop peu contredit. Les débandades de cette opposition mal préparée, encroûtée, perruquée et poudrée sont venues trop tôt pour que la téléologie soit réellement éprouvée comme nous espérions quelle le serait, et comme nous étions convaincus quelle devait lêtre. Il est plus difficile, depuis, de rester humbles et à lécoute avec nos innombrables insuffisances que cette victoire trop facile tend à masquer.
La profondeur du discours a été souvent indiquée, parfois effleurée, jamais atteinte, sauf hors de la dispute. La nécessité du discours, par contre, est fortement apparue, autant dans notre démarche que dans celle de nos adversaires. Les pauvres modernes ont besoin didées, de disputes, de confrontation. Ils ont besoin de comprendre leur monde, comme cétait déjà apparent à Jussieu. Cest comme sil y avait en chacun une accumulation de pensées entourées dune souffrance sourde de ne pas pouvoir les communiquer. Le fait si révoltant dun monde où les idées circulent sans que les individus ny aient part sest manifesté ici par la revendication implicite des individus à faire connaître les idées informes qui sont prisonnières de leur incapacité à les faire circuler. Cétait comme si, depuis trente ans que laliénation a écrasé sans partage tout discours particulier, tous ces individus réclamaient goulûment lexpulsion des idées qui sétaient entassées en eux, indépendamment et parfois en opposition caricaturale à cette aliénation. Ce nest pas seulement une vidange nécessaire à laquelle on voyait ici postuler tant desprits démunis, mais cest la partie plus ludique qui en est laboutissement : relancer cette somme de pensées enfouie dans lépoque, faire tourner sa propre conviction pour la faire construire aux autres par le doute, pratiquer laliénation, mais en connaissance de cause, dabord comme une souffrance, ensuite comme un plaisir, enfin comme dissolution de lindividu même si cétait sous lapparence et la rêverie contraires.
Les règles dun tel débat sur le monde, que nous appelons de nos vœux, nont pas même été esquissées véritablement. Il apparaît cependant que cette dispute, si petite, et si lointaine, pourra contribuer de son expérience à tracer des limites provisoires, et à éviter les choix qui nuisent à la qualité du débat. Car cétait une dispute publique, sans le contrôle daucune autorité, égalitaire par rapport au moyen et au support, avec les idées de lépoque et, au moins chez nous, la volonté de sortir de lépoque. Cest le seul média sans médiation par les informateurs, sans menace même indirecte de devoir se soumettre aux règles du jeu de lEtat, et sans que largent et la marchandise ne soient un enjeu. Il y avait donc le possible le plus large imaginable aujourdhui, et ce qui en a été fait indique assez bien ce que contient notre époque, en richesse et en misère. Pour cela seul, le debord of directors mérite dêtre considéré comme un laboratoire du débat le plus vaste.
Le négatif a été confirmé dans son rôle de révélateur. Sans la négativité de lépoque doù nous venions, et sans la nôtre, nous aurions aujourdhui des « amis » à ne plus pouvoir nous en protéger, mais nous naurions même pas eu toutes les ineptes réponses embarrassées à « tout a une fin ? ou non ? », qui apportent bien plus à notre projet. Sur le debord of directors il y avait peu dennui (juste ce quil faut pour rappeler son oppressante proximité), et le peu de conversation faisait partie des tentatives de nos adversaires pour détourner lattention. Nous navons jamais permis longtemps aucun type de civilités.
Enfin, limportance de cette dispute tient aussi en ce quil ny en a pas dautres à notre époque. La société que nous combattons ne propose pas didées pour deux raisons : dabord elle nen a pas ; ensuite elle ne propose pas, parce quelle impose. Le débat à la base, qui nest pas seulement ce qui fait lintérêt de la démocratie, mais ce qui fait la vie et lhumanité, a été supprimé. Ici, une de ses formes, certes embryonnaire, courte et insatisfaisante, a rappelé que laspiration est restée latente comme linsatisfaction dont elle est lhaleine, et comme la conscience dont elle est le souffle. Si laliénation est ce qui donne le désordre et la richesse à notre pensée, là où ce désordre et cette richesse ne se construisent pas par la contradiction est la victoire de la mauvaise aliénation, le désert du possible, limpossibilité de la maîtrise. Cest lirrigation dun tel désert qui a été manifestement en jeu, sur le debord of directors.
(Texte de 2003.)
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