(Texte présenté au 1er Congrès de téléologie, remanié et augmenté pour publication.)
Je distingue trois périodes pour l'émergence et la maturation de l'idée de téléologie moderne :
La période où nous terminons « Adreba Solneman », jusqu'à la fin de la Bibliothèque des Emeutes.
La période où nous sortons de la BE, et prenons du recul par rapport à la théorie qui commence à émerger : de la fondation de l'observatoire de téléologie jusqu'à la parution du tome II de 'la Naissance d'une idée'.
La période qui suit la parution de 'la Naissance d'une idée', période qui commence.
Le dernier texte écrit pour 'Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979' est 'De l'histoire', où l'on dit : « L'histoire a une fin, l'humanité aussi, et il n'y aura jamais d'éternité. »
'De l'histoire' fut prêt en fin d'année 1990.
1989-1990 était le moment du début de la Bibliothèque des Emeutes.
1989-1990 correspond à un moment d'ouverture : période de rencontre sur la base d'un projet, qui mène à une association de personnes déterminées et conscientes de l'ouverture qui se jouait à ce moment-là (Birmanie, Algérie, Venezuela, Abkhazie…). Toute l'année 1990 est portée par l'enthousiasme du projet entrepris et de ce qui est en jeu : comprendre le négatif dans le monde, mettre au point un outil de détournement de l'information, archivage, constitution de dossiers, statistiques et commentaires ; mettre en relation les événements entre eux, au moins dans la compréhension de ces événements, leur hiérarchisation, etc. Ce fut une année riche en échanges, en découvertes, en déplacements.
En 1990, nous n'avions encore rien rendu public. 'Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979' était en préparation, et le premier bulletin de la Bibliothèque des Emeutes (avril 1990) n'a été publié que pour les seuls participants de la BE, en tant que document interne.
Quand 'De l'histoire' fut prêt (en fin d'année 1990), nous l'avons envoyé aux autres membres de la BE, en précisant que ce serait l'introduction d'un ouvrage à paraître en 1991.
L'un d'entre eux répondit clairement : je ne peux pas endosser l'idée de la maîtrise de l'humanité et de la fin de l'humanité comme d'un but à poursuivre. Je suis trop attaché à l'idée d'infini, je désirerais pour ma part « vivre éternellement ».
Nous répondîmes que l'idée était neuve, choquait l'entendement commun, et que le projet de la Bibliothèque des Emeutes nous paraissait plus important que de nous mettre d'accord sur cette idée immédiatement, qu'elle devait faire son chemin en tant qu'idée, et qu'il n'était pas nécessaire dans notre association de l'endosser. Mais les infinitistes de la BE prirent alors la fuite. Cette première façon de présenter la téléologie, dans 'De l'histoire', est donc à l'origine de la rupture, en janvier 1991, avec ces personnes qui étaient impliquées dans le projet de la BE à ses débuts.
Nous nous retrouvons alors en nombre encore plus restreint, avec le projet « Adreba Solneman » à réaliser concrètement, et avec le projet de la Bibliothèque des Emeutes qu'il n'était pas non plus question d'abandonner (c'est le moment du début de la guerre du Golfe ; nous tirons le bulletin n° 2 à 30 ou à 50 exemplaires, et le déposons dans une seule librairie à Paris, Parallèle).
En août 1991, parution du bulletin n° 3 : la répression de l'insurrection en Irak nous force à sortir de notre activité silencieuse. Nous sommes scandalisés par le traitement de l'information sur ce qui se passe en Irak et nous tenons à le faire savoir. Nous diffusons ce bulletin dans plusieurs librairies.
Quatrième trimestre 1991, nous terminons 'Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979', que nous déposons avec difficulté dans quelques librairies et que nous envoyons à une cinquantaine de bibliothèques dans le monde.
Cette première confrontation de l'idée avec nos associés éphémères du tout début de la BE permet de mieux comprendre que nous avons poursuivi les buts de la Bibliothèque des Emeutes (comprendre et faire connaître les révoltes de notre époque, tenter de constituer ce lien qui avait tant manqué entre l'insurrection au Nicaragua et la révolution en Iran) sans les rattacher systématiquement à la proposition faite dans 'De l'histoire' : « L'histoire a une fin, l'humanité aussi, et il n'y aura jamais d'éternité. » C'était un background, et ce n'était qu'un sujet de confrontation parmi d'autres.
Au cours de la BE, après le rejet clair et net de l'idée par les infinitistes démissionnaires, trois moments ressortent, où cette idée de la fin de l'humanité et de la fin du monde est discutée, ou occultée parce que mal comprise.
Le premier porte sur la fin qui correspond donc à la mort de tous les petits êtres humains. Un correspondant nous interroge à ce sujet et semble se satisfaire de notre réponse, nous rencontre et se concentre davantage sur la méthodologie et le projet de la BE, sans relancer le débat sur la fin de l'humanité et ses conséquences. Une trace de ce questionnement apparaît au début de 'Programme' (bulletin n° 5).
Le deuxième porte sur l'occultation de la fin du monde par l'idée de la fin de ce monde (débat avec les communistes, et autres rencontres à la fin de la BE). C'est la question de la perspective et du but que l'on se donne. La fin de ce monde est un but en soi respectable, car souvent riche de négatif pour ceux que nous avons croisés et qui se le proposent, mais c'est aussi un choix court, parce qu'en réalité il occulte la question cruciale de « tout a une fin », et peut tendre à un projet diamétralement opposé à celui de la téléologie moderne. L'idée de la fin de ce monde, en effet, laisse entendre un au-delà possible à ce monde, même s'il est formulé par des ennemis de ce monde qui n'imaginent pas forcément un au-delà à ce monde. C'est l'expression d'un négatif simple, qui envisage un paradis sur terre ou qui occulte le dépassement.
Dans cette occultation, il y a une incompréhension de l'idée de téléologie moderne (et peut-être une difficulté à se confronter à l'idée de la mort).
Dans cette occultation, il y a la tentative de se trouver une échappatoire (à la compréhension de cette idée), sans sacrifier sa révolte et sa radicalité.
Le premier interlocuteur se confronte à l'idée < de > la mort, les autres contournent l'idée de la mort : la mort associée à l'idée de fin est, dans notre société et à juste titre, perçue comme un échec et non comme l'aboutissement de l'accomplissement.
Dans notre société si friande de recherche de satisfaction, d'épanouissement, de plaisir, et de bonheur affiché, la mort est devenue un véritable tabou. Elle a perdu jusqu'à sa visibilité : il y a encore peu, on portait le deuil, on drapait en signe de deuil.
Le troisième moment, qui vient en réalité avant les deux autres, est celui du silence de Jean-Pierre Voyer face à la lettre du 13 octobre 1991, qu'accompagnait le coffret « Adreba Solneman ». Sans préjuger de ce que signifie ce silence, il semble, pour le moins, que Voyer n'a pas compris ce que nous avancions là, et en quoi la remise en cause de l'infini, en quoi l'idée de réalité comme fin du possible, donnaient du contenu à sa notion de communication et consistaient en un dépassement de sa critique de l'économie : il l'a peut être davantage senti que compris pour avoir été aussi lâche par la suite.
Ce n'est qu'après la période d'offensive 1988-1993 qu'émerge le raccourci « tout a une fin ». Le bulletin n° 7 intitulé 'Après l'émeute, le débat continue' sort en mai 1994 et fait état de l'offensive passée. La première partie, « Après l'émeute », est une analyse de l'état de la révolte dans le monde, la seconde partie, « Le débat continue », s'ouvre sur 'la Téléologie, enfin', principale conclusion théorique de l'assaut contre la société qui vient d'avoir lieu (1988-1993).
Je n'ai pas pu retrouver à partir de quand, exactement, nous avons commencé de penser « tout » a une fin. Mais je continue de croire qu'il fallait sortir de 1988-1993 pour avoir conscience de l'étendue de ce qui se jouait là, comme en témoigne le bulletin n° 7.
Nous avions eu, avant la préparation du bulletin n° 7, une discussion sur la fin de… tout, sur ce que devient l'Univers par exemple après la fin de l'humanité, et nous avions pensé alors qu'il ne fallait pas s'avancer jusqu'à la fin de tout, que nous étions trop ignorants en la matière, et que soutenir la fin de l'humanité restait suffisamment conforme à notre vision anthropocentrique du monde et suffisamment difficile à soutenir.
Nous pouvons dire qu'entre 'De l'histoire' et 'la Téléologie, enfin', notre anthropocentrisme s'est approfondi, porté par le négatif dans le monde, porté par le négatif dans nos vies.
En conclusion :
Cette idée forte a été à l'origine d'une rupture, lourde de conséquence sur l'organisation de la BE.
L'exposition de cette idée provoque fuite, incompréhension, occultation.
Cette idée ne se superpose pas entièrement à la période et au projet de la Bibliothèque des Emeutes.
Durant cette période, l'idée est vraiment celle de la téléologie en puissance, présentée d'abord avec modestie comme l'idée que l'humanité finira, observation riche de conséquences, la principale conséquence étant l'urgence de la mise en œuvre du négatif, ici et maintenant.
Cette idée est largement débordée, pendant tout ce temps, par le négatif dans le monde, non pas en puissance, mais en actes. C'est la période d'un assaut contre la société : l'intensité et la richesse du négatif qui s'exprimait là priment l'idée même de téléologie, qui était conçue, apparaissait, sans toutefois s'imposer au centre du projet.
L'idée de téléologie est bien plus complexe que la formulation simple et négative de « tout a une fin ». Mais nous pouvons dire, avec le recul, que l'idée de téléologie moderne est véritablement apparue associée à l'idée de « tout a une fin ». Dans tout a une fin, la conscience de l'idée de téléologie naît à la conscience par la négation de tout ce qui est.
Après l'échec de la Bibliothèque des Emeutes, c'est-à-dire après la fin de la BE, qui vient avec la conscience que l'offensive de 1988-1993 est passée, a échoué, nous étions défaits.
L'horizon s'était rétréci. Les idées étaient noires. Nos forces étaient usées. Physiquement et moralement, nous étions très affaiblis.
Nous avions bien l'idée de montrer l'époque historique que nous venions de traverser dans son ensemble : nous retrouvions en quelque sorte la posture d'Adreba Solneman, à la différence que 'Du 9 janvier' en entier était une offensive, une ouverture, la conscience de la préparation d'une rampe de lancement pour une bombe dont nous ne doutions pas de l'effet, même à retardement. Mais l'enthousiasme qui présidait à la construction de la rampe et de la bombe '9 janvier' s'était assombri de la conscience d'un échec cuisant.
Il s'agissait seulement de regrouper les textes de l'ex-Bibliothèque des Emeutes selon un plan assez simple, avec les faits qui avaient été au centre de cette période, qui feraient l'objet d'un premier tome, et la théorie qui en avait émergé, qui ferait l'objet du second tome. En effet, le bulletin de la BE avait évolué d'une analyse des faits à une analyse de leurs fondements, en cohérence avec l'idée qu'au mouvement de révolte de notre temps il manquait une théorie. Cette théorie qui émergeait des faits en était encore à son début, et c'est en partie pour cette raison que nous eûmes l'idée d'intituler cette rétrospective : 'la Naissance d'une idée'.
Entre 1995 et 1998 (année de la fondation de l'OT), c'est le projet de 'la Naissance d'une idée' qui nous occupe, et plus particulièrement l'élaboration du premier tome : toutes les recherches concernant la « Montée » datent de cette période. Comme je viens de le dire, ces années ne furent pas des plus joyeuses, contrairement aux années « Adreba Solneman », où nous avons apporté l'éclairage de l'Iran par le Nicaragua et vice versa, et où la découverte des événements, même après coup, était des plus réjouissantes, parce qu'en elle-même cette exploration consistait en une bagarre contre ce monde, alors que les quelques années qui suivirent la fin de la BE étaient dominées par le sentiment d'avoir échoué dans la bataille.
Fin 1998, la fondation de l'OT, qui naît d'une sollicitation extérieure, permet de se recentrer sur ce qui n'a pas été perdu dans la bataille.
Nous nous servons de l'idée de téléologie moderne comme d'une arme pour attaquer ce qui est là. Le raccourci tout a une fin va de la totalité à la finitude. C'est le raccourci qui traduit le mieux le négatif de l'émeute, et qui combat le mieux la procrastination. Si nous avons des choses à faire, à réaliser, c'est ici et maintenant.
C'est la période de la bagarre sur le debord of directors : nous y fûmes beaucoup contredits, attaqués, mais davantage sur nos personnes, ou sur nos intentions que sur l'idée elle-même. Du fait même de nous avoir méprisés d'entrée, de ne pas nous avoir respectés en tant qu'adversaires, l'idée a été de prime abord dévaluée, méprisée, ramenée à quelque chose d'inessentiel.
« Tout a une fin » n'a pas été compris comme un résultat, mais comme une formule choc, péremptoire et creuse.
Nous l'avons dit à plusieurs reprises : c'est la différence d'engagement dans l'affrontement qui a fait la différence sur le debord of directors. Si nos adversaires étaient entrés dans la bagarre comme nous y étions entrés, en étant persuadés que leur vie dépendait de ce qui se jouait là, eh bien… nous ne savons pas ce qui aurait pu émerger. Mais la simple attitude contradictoire, où certains soutenaient d'un côté que ce qui se passait là n'était pas l'essentiel (ils sont entrés dans la dispute en freinant, en mondains qui voulaient surtout paraître et non en avoir le cœur net), tandis que de l'autre ils se sont accrochés pendant des années sans pouvoir l'emporter, montrait que ce qui se jouait là était plus important pour ces piètres opposants que ce qu'ils voulaient bien laisser paraître.
Parution du premier tome de 'la Naissance d'une idée' fin 1999.
L'introduction, rédigée en dernier, commence ainsi : « Tout ce que la Bibliothèque des Emeutes a dit tient en quatre mots : tout a une fin. » « Tout a une fin », qui acquiert là aussi une position centrale, est devenu fer de lance.
Il nous faudra encore deux ans et demi pour réaliser le second tome, qui paraît, enfin, début 2002.
La division en trois parties du tome II de 'la Naissance d'une idée' (« L'émotion comme objet », « La téléologie comme négation », « L'aliénation comme fondement ») aborde de manière plus ample et plus juste le contenu de l'idée de téléologie moderne et le phénomène de sa naissance. La téléologie y est présentée, de façon modeste, comme elle est apparue : comme le moment de la négation, où « tout a une fin » correspond à la négativité simple de l'émeute. L'émotion et l'aliénation lui donnent de la profondeur.
La naissance de l'idée, c'est une époque, ce sont des vies, ce sont nos vies aussi, ce sont des déflagrations de la pensée non concertées, séparées et contradictoires malgré leur ubiquité, ce sont des allers-retours de la pensée désorganisés et irrationnels, qu'il nous est très difficile de retracer.
Mais il est important de noter que la naissance de l'idée, c'est-à-dire l'affirmation publique et centrale de l'idée, vient après que cette idée soit là, même si c'est une évidence.
Et ce qui m'intéresse dans le phénomène de la naissance, c'est le mouvement de maturation qu'il révèle. L'idée naît déjà formée, avec des traits, comme un nouveau-né, auquel il manque la profondeur du contenu.
En conclusion de cette période 1998-2002, deux choses :
D'une part, l'affirmation centrale et publique de « tout a une fin » correspond à une bagarre, qui consistait à soutenir publiquement cette idée. Nous avons manié tout a une fin comme en d'autres temps nous aurions manié l'épée ou la massue. Peu de contradicteurs : la plupart de nos adversaires ont été dans le rejet pur et simple de qui nous étions ou nous ont fait de mauvais procès, d'intention essentiellement. Beaucoup d'incompréhensions, cependant : nous avons eu à de nombreuses reprises l'impression que nous devions nous répéter, re-dire le début de la fin, re-re-répéter oui, tout finir, jusqu'à il y a peu encore, et nous aurons encore à réaffirmer cette évidence. Pas de contradiction audible sur le fond : si ce n'est celle de l'aliénation, qui continue, ou progresse.
D'autre part, l'idée de téléologie connaît un premier approfondissement par le plan du deuxième tome de 'la Naissance d'une idée' : nous n'aurions pas pu le faire et le concevoir ainsi à la sortie de la Bibliothèque des Emeutes. C'est le recul par rapport à l'apparition de « tout a une fin » qui le permet.
L'intitulé de cette séance et de ce texte, 'Tout a une fin', montre assez bien que nous sommes encore dans la période de la naissance de l'idée. Mais l'intitulé de cette troisième partie indique clairement que je pense que nous sortons de cette période, et que nous avons intérêt à en sortir plus concrètement encore.
Tout a une fin reste encore aujourd'hui une façon claire et ramassée pour exprimer l'idée de téléologie moderne (c'est le raccourci saisissant qui va de la totalité à la finitude), mais depuis la concrétisation de l'ouvrage (tomes I et II), cette formulation apparaît toutefois largement insuffisante.
Nous commençons à cerner les limites et les dangers du raccourci tout a une fin.
Quels sont-ils ?
Il manque à tout a une fin l'idée de liberté, de faire, d'absence d'obligation, de cela dépend de nous, de il n'y aucun accomplissement obligatoire à la clé, de la fin peut être une catastrophe.
Ce n'est pas actif, et l'on peut entendre « tout a une fin » comme l'énoncé d'une qualité intrinsèque du tout, comme une réminiscence de la finalité dans la téléologie classique, où le principe de finalité ne dépend jamais de celui qui l'énonce.
Enfin, tout a une fin séparé de son contexte peut être entendu de manière très banale et à l'opposé de ce que nous cherchons à faire comprendre, hors de l'urgence, comme le tout a une fin du détail, à savoir chaque chose a une fin. Même si la proximité avec le lieu commun éponyme tend à faire comprendre que ce n'en est pas un.
Si l'on trouve dans la formulation « tout a une fin » une analogie à la négativité simple de l'émeute, tout a une fin ne présente pas tout à fait les mêmes limites que l'émeute dans sa négativité simple. Car contrairement à ce qui se passe dans une émeute, et s'il me paraît important de sortir de l'énoncé tout a une fin, c'est d'abord parce que cette formulation fait l'économie du mouvement qui mène à la fin, alors que l'émeute est une forme de ce mouvement dans le monde.
La difficulté à communiquer le projet de téléologie moderne ne consiste pas seulement à nier l'infini (cela me fait penser à mes choix de vie, qui étaient essentiellement négatifs, « je ne sais pas ce que je veux, je sais ce que je ne veux pas »), mais consiste surtout à donner un contenu à l'humanité, à connaître enfin ce qu'humanité signifie, en allant le vérifier.
L'idée de téléologie moderne est un projet, c'est un projet négatif dans la mesure où il attaque tout ce qui cherche à conserver, et c'est un projet positif dans la mesure où il est aspiration à un accomplissement de l'humanité. Le négatif est au cœur de ce projet, c'est aussi notre garde-fou, mais il contient une forme de positivité qu'il nous appartient aujourd'hui de reconnaître.
En conclusion :
Après tout a une fin, il me paraîtrait plus juste de proposer aujourd'hui en débat l'idée de faire la totalité jusqu'à sa fin : tout finir, ou réaliser l'humanité, ou faire l'humanité jusqu'à sa fin, ou réaliser le monde, ou faire le monde jusqu'à sa fin.
Je préfère pour ma part formuler cette idée ainsi : tout finir ou faire le monde jusqu'à sa fin. Cette dernière proposition me paraît plus ambitieuse, exprimant davantage le projet de maîtrise sur tout – qui va de la poursuite de l'aimé au secret de la pensée, en passant par la pleine possession de l'Univers. Mais ce qui manque encore dans ce faire, pour être tout à fait explicite, c'est la notion d'accomplissement, c'est de découvrir en même temps que faire ce que signifie pour l'humanité « accomplir » tout.
Je pense et j'espère que ce congrès va permettre d'ouvrir sur une autre période : l'au-delà de la négativité simple ; sortir de l'implicite, donner son contenu à tout a une fin, approfondir, donner son ampleur et son volume à l'idée de téléologie ; lever les ambiguïtés, faire apparaître le sens et les contours plus précis de cette idée, déterminer l'abstraction.
La première conséquence concrète à laquelle je pense serait de retravailler la page d'introduction du site de l'OT, en fonction de la nouvelle orientation que nous aurons prise pour présenter l'idée de téléologie moderne. [« Accomplir tout » sera, du fait de la place acquise par cette notion lors du congrès, retenu et associé à « tout a une fin » dans cette page d'introduction.]
Après le congrès : premiers approfondissements de la notion d'accomplissement
Téléo-, télo- est tiré du grec telos « achèvement, terme », d'où « fin » et particulièrement « but » ; le mot désigne aussi la plénitude de puissance, c'est-à-dire l'autorité, la juridiction souveraine. Par extension, il désigne ce qui doit être accompli, dans le domaine administratif (un impôt, une taxe, un paiement) et dans le domaine religieux (un rite). Avec l'idée de « chose complète en soi », il a pris le sens spécial d'« unité militaire, troupe ». Il est peut-être à rapprocher de tellein « accomplir, se lever (en parlant du Soleil, d'un astre) ». (…)
Accomplir v. tr. est le préfixé (1121) de l'ancien verbe complir (Xe s.), du latin complere « remplir », devenu complire (voir complément), comme tenere, d'où tenire, qui a donné tenir. Complir a signifié « réaliser (la promesse divine) », puis (déb. XIIIe s.) « satisfaire (un désir) » et « mener à bien (un projet) » ; dans tous ses emplois, il a été éliminé par accomplir. D'abord terme de religion, au sens de « réaliser (la Promesse) », le verbe est immédiatement employé dans un contexte laïque pour « exécuter (une promesse) » et « exécuter » en général (mil. XIIe s.), ainsi que « terminer (une action) ». Ces valeurs sont toujours vivantes, alors que les sens de « compléter (qqch.) » (1329), « munir (qqn) de qqch. » ont disparu.
Accompli, ie p. p. a été adjectivé au sens de « parfait, entièrement réalisé et achevé » (v. 1200) et aussi de « arrivé à son terme (temps) » (déb. XIIIe s.).
Le dérivé accomplissement n. m. (1214) signifie « satisfaction », puis (1284) « fait de terminer (un acte, une œuvre) », sens devenu dominant. De là, le mot s'emploie pour « perfection » (1288). (…)
Complet, ète adj. et n. est emprunté (v. 1300) au latin completus, participe passé adjectivé de complere « remplir complètement » d'où « achever », de cum (voir co-) et plere (voir emplir). (…)
Co- est le préfixe tiré de la préposition latine cum et du préverbe correspondant com-, con- et co- (suivant la nature du phonème suivant). Cum signifie « avec » ; souvent joint à des adverbes marquant l'égalité ou la simultanéité, il marque lui-même l'idée temporelle de « simultanéité », le moyen ou les circonstances qui accompagnent l'action. Avec certaines expressions, le sens est proche de celui de contra (voir contre), le partenaire étant aussi l'adversaire (à la guerre, dans une compétition). Employé comme préverbe, cum marque la réunion concrète, et souvent, sert seulement à modifier l'aspect du verbe, indiquant que le procès arrive à son terme (conficere signifiant « achever », à côté de facere « faire ») (…).
Perfection n. f. est emprunté (v. 1156) au latin perfectio, -onis « achèvement complet » et moralement « état de ce qui est idéal, sans défauts », dérivé de perfectum (voir parfait, à parfaire), supin de perficere « faire complètement, achever », d'où accomplir de manière idéale (voir parfaire). (…)
Le mot a été repris avec son sens moral, dans une perspective chrétienne ; il désigne aussi, en général, la qualité de ce qui est parfait dans son genre (v. 1190). Il a été employé en moyen français dans un contexte social avec le sens de « haute position » (XIVe s.). Son sens étymologique neutre, « achèvement, action de pousser à son terme » (v. 1390 ; 1340 à propos de la conclusion d'un mariage), est sorti de l'usage courant au XVIIIe s. mais survit dans certains contextes (amener à son point de perfection…).
(Extraits d'articles du 'Dictionnaire historique de la langue française'.)
Nous retrouvons, de manière à la fois inattendue et heureuse, à la racine du mot téléologie la notion d'accomplissement. C'est une première révélation de ce qui était contenu, de manière implicite seulement, dans tout a une fin.
Nous retrouvons systématiquement dans l'étymologie des termes accomplir, accomplissement, complètement, complet, compléter, et même perfection, la notion d'achèvement. Il est plaisant de constater que le sens étymologique neutre de « perfection », notamment, « action de pousser à son terme », a pu s'entendre sans aucune connotation morale, le défaut étant compris comme ce qui reste à faire (donc à parfaire), à compléter, à accomplir, le sans-défauts ou la perfection étant ce qui a été complété, accompli, parfait, achevé.
Le verbe « accomplir » trouve à travers ces quelques recherches étymologiques une véritable légitimité comme expression du faire téléologique, de la téléopraxis : action qui tend à la satisfaction, à la pleine puissance, à la maîtrise, à l'achèvement. Les sens du telos grec et du complere latin feraient de la formation du verbe « téléocomplir » une parfaite redondance.
Toutefois je pensais, avant cette recherche, que l'étymologie du substantif accomplissement ou du verbe accomplir me conduirait forcément à la totalité. Cette impression était confortée par le sentiment qu'il n'y a pas d'accomplissement possible de l'individu hors de l'accomplissement de la totalité. En vérité, accomplissement et accomplir ramènent davantage à la notion d'achèvement qu'à celle de totalité, seulement induite dans la locution « au complet » (« en totalité », cf. 'Larousse').
Premier constat : la notion d'accomplissement dépend du sujet, de l'auteur. Celui qui achève accomplit, car l'achèvement rend son action complète, sans défauts.
Deuxième constat : rapporté à la totalité, l'accomplissement évoque un processus qui est en cours (ou non), mais qui n'est pas constatable. Parce qu'il n'y a pas d'après à l'achèvement de la totalité, l'accomplissement de tout s'oppose au constat. L'accomplissement implique uniquement le sujet, l'auteur, l'action, l'intensification, la présence au monde, l'adversité, la satisfaction et l'achèvement.
Rapporté à un objet particulier, l'accomplissement est constatable. La possibilité du constat est, par conséquent, ce qui oppose l'accomplissement d'un objet particulier à l'accomplissement de la totalité. Mais il faut dans les deux cas que le mouvement d'accomplissement s'achève pour que l'accomplissement ait lieu. Notre habitude de prêter de l'autonomie aux choses nous donne l'impression de pouvoir constater le processus d'accomplissement avant même qu'il ne soit achevé, comme pour le lever dans le mouvement du Soleil, par exemple. D'où la sensation que le terme accomplissement puisse s'appliquer au processus qui mène à la fin, séparé de la fin, sensation renforcée par la violente négation de la fin, qui n'est rien en elle-même, séparée du processus qui y mène. D'où l'impression, dans notre monde infinitiste, que le processus d'accomplissement peut s'affranchir de la fin, comme dans le projet du communisme, par exemple, qui est avant tout désir d'accomplissement sans fin, comme si la réalisation pouvait déboucher sur une réalité sans fin. En réalité, il n'est pas possible de connaître ou de reconnaître le processus d'accomplissement avant qu'il ne s'achève, qu'il s'agisse de la totalité ou d'un objet particulier.
Lors du 1er Congrès de téléologie, l'achèvement avait été mis en doute comme nécessaire à l'accomplissement. Il y a sans doute là le résidu de façons de penser religieuses, implicite dans la notion d'accomplissement, comme dans l'idée de communisme. Mais cela montre également une autre difficulté, à savoir comment utiliser cette notion d'accomplissement en rapport avec la totalité. L'accomplissement ne peut être utilisé que comme projet, que comme but à atteindre, mais ne peut pas être utilisé pour désigner le mouvement qui mène à la fin, comme s'il était possible de séparer ce mouvement de sa fin : il serait même totalement abusif d'utiliser ce terme tant que ce processus n'est pas mené justement à son terme, c'est-à-dire pour un processus qui, au mieux, se vérifiera accomplissement et, au pire, comme tout sauf accomplissement. C'est de notre liberté qu'il est question. Ce jeu est indécis, la victoire appartient aux joueurs et au sujet, mais ce jeu peut rester sans vainqueurs et sans sujet.
Le faire téléologique est différent de la notion d'accomplissement en ce qu'il contient l'idée de la totalité, à la fois comme sujet et comme objet. La proposition de tout accomplir contient à la fois ce faire et cette totalité. Le néologisme « toutaccomplir » aurait le mérite de lever l'ambiguïté entre accomplir tout et accomplir chaque chose. Toutaccomplir aurait le mérite de priver le verbe accomplir d'un complément d'objet direct (accomplir quelque chose), de priver la totalité de son caractère de donné objectif, d'exprimer l'impossibilité de tout constat. Le raccourci toutaccomplir, intransitif, permet de ne plus dissocier le but de l'action, ici et maintenant. Toutaccomplir ramène la totalité au cœur de l'intensification de l'action, qui comprend simultanéité, adversité, plénitude, satisfaction et achèvement.
Je voudrais terminer par une ode à la liberté. Rien n'oblige à l'accomplissement, tandis que tout m'attire dans l'accomplissement. Rien ne permet de forcer le désir de l'être aimé, tandis que tout m'attire dans l'être aimé, jusqu'à le poursuivre, jusqu'à m'aventurer, jusqu'à la connaissance, jusqu'à la satisfaction. Mais je peux me tromper. Les téléologues ne bandent pas seulement parce que leur projet est tendu par le désir de totalité, par le désir de toutaccomplir. Les téléologues bandent aussi parce que ce projet comprend le possible du non-accomplissement, de l'échec, de l'erreur, du prématuré, de la catastrophe. Les bonnes intentions ne suffisent pas à se prémunir de la faute, qui peut interdire le toutaccomplir. Le projet de la téléologie moderne est, par conséquent, le jeu le plus bandant, le plus ambitieux, le plus tendu, le plus assoiffé qui soit, mais aussi le plus dangereux, le plus risqué et le plus bandant parce que le plus libre qui soit. Cette liberté est fondamentale dans la construction du sujet téléologique.
(Texte de 2002.)
teleologie.org / traités / patates aigres-douces / Révélations sur le principe / | << >> |