Chronologie orientée.
1989 | |
I- L'information allume. | |
15-04 | Mort de Hu Yaobang, ex-secrétaire général réformiste du PC chinois. Quelques centaines d'étudiants viennent déposer des fleurs place Tian'anmen. |
17-04 | 2 000 étudiants manifestent leur deuil place Tian'anmen et demandent la démission du gouvernement. |
18-04 | 10 000 manifestants autour d'un noyau étudiant présentent sept revendications à l'Assemblée nationale. |
18-04
19-04 |
Attaque de Zhongnanhai, siège du PC et résidence des dirigeants, deux nuits de suite, par 8 000 personnes « dont cinq mille venues de la plupart des universités de la capitale chinoise ». Interventions de la police. |
21-04 | 200 000 manifestants sur la place Tian'anmen, dont 50 000 braveront l'interdit jusqu'au lendemain. |
22-04 | Obsèques de Hu Yaobang, place Tian'anmen, malgré les manifestations.
Emeutes à Xi'an (attaque du bâtiment du gouvernement, destruction de cars de touristes, pillages, incendies) et Changsha (pillages, affrontements, arrestations). |
25-04 | Analyse de Deng Xiaoping à l'attention des cadres dirigeants du parti, qui ne sera publique que le 3 juin : « Il ne s'agit pas d'un mouvement étudiant ordinaire, mais d'une émeute (...). Nous devons réagir vite (...) sans craindre les critiques ni les réactions de l'étranger. (...) Si ce sont les seuls étudiants qui s'agitent, ce n'est pas grave. Le principal c'est d'éviter qu'ils n'agitent la société dans son ensemble. (...) » |
27-04 | Entre 100 000 et 500 000 personnes manifestent dans Beijing contre l'éditorial du 'Quotidien du peuple' de la veille, qui taxe le mouvement de « complot antiparti ». |
28-04 | Début présumé des négociations secrètes entre gouvernement et étudiants. |
04-05 | 300 000 manifestants à Beijing pour commémorer les manifestations antijaponaises de 1919. |
II- L'information réallume. | |
13-05 | 2 000 étudiants commencent une grève de la faim, place Tian'anmen, ainsi à nouveau occupée dès le lendemain. |
15-05 | Arrivée de Gorbatchev à Beijing pour réconcilier l'URSS et la Chine. Son trajet doit être détourné à cause de l'occupation du centre de la ville par des centaines de milliers de manifestants. |
18-05 | Départ de Gorbatchev, auquel l'occupation continue du centre de Beijing a volé la vedette. « Deuxième manifestation de plus d'un million de personnes. » |
19-05 | Création d'une Union autonome
des ouvriers de Beijing, qui se met aussitôt en grève.
Parce que la base du mouvement n'est plus essentiellement étudiante, Li Peng, premier ministre, et Zhao Ziyang, premier secrétaire du PCC, commencent à négocier avec les chefs étudiants. |
20-05 | Loi martiale. L'armée intervient, mais sans armes. La population de Beijing bloque son avance à travers les rues de la capitale. Les étudiants reprennent leur grève de la faim interrompue la veille, et s'organisent contre les non-étudiants, place Tian'anmen. Plus de 100 000 manifestants à Shanghai, Nanjing, Shenzhen. Echauffourées entre ouvriers et soldats à Changsha. |
III- Ça va déborder. | |
30-05 | Premières arrestations d'ouvriers et de « Tigres volants » (motocyclistes au service des manifestations). |
31-05 | Le gouvernement organise une contre-manifestation : 20 000 personnes, dont de nombreux policiers. |
03-06 | Nouvelle intervention sans armes de l'armée. Nouvelle mobilisation. L'armée à nouveau bloquée par la foule ne parvient pas à approcher Tian'anmen. Echauffourées. La « population de Pékin » prend les armes. Barricades. |
04-06 | L'armée tire. Les étudiants négocient leur départ de la place Tian'anmen, qu'ils avaient interdite au reste de la population. Celle-ci l'investit pour la défendre : cette bataille fera de 300 à 3 000 morts. Manifestations de plus de 100 000 personnes à Shanghai, Nanjing, Hongkong. Appels à la grève générale. |
05-06 | Combats dans Beijing. Emeute à Chengdu : 300 morts. A Lanzhou, la répression de la manifestation aurait fait 200 morts. |
06-06 | Combats dans Beijing. Armes lourdes dans les banlieues sud et ouest. Barricades et violents affrontements à Shanghai : 50 morts. |
07-06 | Les combats continuent à Beijing. Affrontements et barricades à Shanghai, Chengdu, Qingdao, Xi'an. |
08-06 | Dès le matin, l'armée
occupe tout Beijing.
Emeute à Hongkong. |
09-06 | Deng Xiaoping, annoncé mort par la télévision taïwanaise, réapparaît sur les écrans. |
15-06 | Premières condamnations à mort (il y a eu environ 1 500 arrestations). |
20-06 | Premières exécutions officielles : 3 ouvriers de Shanghai. |
Les événements qui se sont produits en Chine entre la mort de Hu Yaobang, ex-premier secrétaire du parti communiste chinois, le 15 avril 1989, et la révocation du premier secrétaire du parti communiste chinois, Zhao Ziyang, le 24 juin 1989, ne peuvent être compris si l'information occidentale n'est pas considérée comme leur principal moteur. Il faut donc d'une part abstraire de la surévaluation de ces événements et la fonder en dehors d'eux, d'autre part réévaluer ces événements en les affirmant comme d'abord causés par cette surévaluation. Un tel phénomène n'a pas d'exemple.
Le gouvernement chinois, le plus stalinien du monde, est devenu aussi pendant un bref instant le plus calomnié du monde. Ce gouvernement composé surtout d'octogénaires n'a pas encore compris que l'information occidentale ne critique, parce qu'ils sont archaïques, que ceux qui ne savent pas s'imposer à cette information en maîtres, c'est-à-dire qui ne la maîtrisent pas, c'est-à-dire qui l'approchent en valets, en serviteurs, en lèche-paillassons. En ce sens, les dirigeants chinois sont vraiment d'un autre âge : ils méprisent et injurient cette information, ne savent ni la flatter ni la surprendre, ni l'alimenter pour la canaliser, ni lui donner de la carotte pour la faire obéir à la cravache. Depuis dix ans, l'information occidentale est devenue une sorte de bloc indépendant, d'une puissance considérable, et que les autres dirigeants du monde entier ont appris à appréhender avec méfiance, prudence, respect et parfois une soumission soit jouée, soit sincère, ce qui en retour a encore accru cette puissance et cette indépendance. La génération d'Orwell est morte, et l'information occidentale, animée d'un mouvement qui s'autonomise en proportion où sa vue baisse, est devenue l'héritier dangereux parce que diffus, de l'unicité de Big Brother. Et la réussite d'un dirigeant d'aujourd'hui se mesure à son habileté à la manier : sans parler des chefs d'Etat occidentaux, qui ont grandi en parallèle à cet engin (l'ancien acteur Reagan, et l'ancien danseur Menem en sont les prototypes), voyez le terne Paul VI devenu un Jean-Paul II bariolé, papamobile, premier maître nageur en bains de foule, qui a compris et fait comprendre que se montrer valait tous les miracles ; l'obscur Brejnev devenu un Gorbatchev glasnosté et pérestroïké, qui s'est arrogé plus de pouvoirs constitutionnels que Staline, mais qui est universellement applaudi comme le chevalier blanc de la démocratie, qui a compris et fait comprendre que l'information occidentale fait passer pour mensonge ce qu'elle tait, et pour vérité tous les mensonges auxquels on lui offre de participer (le massacre de Tbilissi, ou les émeutes d'Ouzbékistan, par exemple) ; même Khomeyni, qui dans sa véhémence hautaine postillonnait sur tous les minuscules informateurs postés à ses basques et s'est vu rendre ce peu de considération en haine et en venin, est remplacé par le sémillant Rafsanjani à la direction de la contre-révolution iranienne, où il dépasse en infamie son prédécesseur, que ce soit du point de vue des morales chrétienne et islamique, ou des intérêts de ceux qui ont fait la révolution : ce faux jeton peut acheter des armes au Grand Satan, exiger l'assassinat de cinq Occidentaux pour un Palestinien, faire un putsch parlementaire et être le plus grand terroriste d'Etat (au sens Sanguinetti) du monde et néanmoins passer pour modéré, libéral, pragmatique, ouvert, grand favori iranien de la presse occidentale, qui admire dans la rapidité de décision de cette patte habile et cauteleuse les réussites d'arriviste qu'elle envie. Aussi, lorsque le spectacle de cette information vient, comme les cirques ambulants, en Chine, ce n'est pas à elle de dénouer la complexité d'une situation, mais aux Chinois d'accourir à ses représentations. Aussi un chapiteau démesuré est dressé, mais en Chine tout ne doit-il pas être démesuré ?, avec une tribune d'honneur en stuc qui prend les trois quarts de la place, à l'intention des dirigeants chinois qui sont prêts à l'honorer. Mais les dirigeants chinois sont vieux. Ils sont de la génération d'Orwell. Ils sont de la génération de Paul VI, de Brejnev, de Khomeyni. Ils sont du monde d'un cirque à l'ancienne. De leur temps, du temps où ils combattaient ou exploitaient encore les nouveautés du négatif, l'information choisissait son camp selon les démarcations idéologiques qu'ils traçaient, et l'information était la leur, inféodée et subalterne, ou celle de l'adversaire ; aujourd'hui, l'idéologie de quelqu'un se définit selon le degré d'adhésion à l'information dominante. L'information dominante ne dit plus communiste ou libéral, athée ou religieux, prolétaire ou bourgeois, l'information dominante dit démocrate ou ordure, bon ou mauvais. Vous êtes démocrate ou bon quand vous faites le spectacle de l'information, ordure ou mauvais quand vous ne le faites pas si vous le pouvez, et quand vous ne l'applaudissez pas si vous ne pouvez pas le faire. Voilà les règles de propagande que nos petits vieillards chinois ignorent. Ils ont deux excuses : la première est que c'est la première fois qu'ils ont à faire quotidiennement aux plats quotidiens qui sont l'ordinaire de leurs homologues occidentaux ; la seconde est péché d'orgueil – ces sages, visiblement détraqués par une vie trop mouvementée, puis trop figée, qui leur a enseigné la modestie, ne se croyaient justement champions du monde qu'en une seule discipline : la propagande.
Les premières représentations du cirque furent quelque peu laborieuses. D'ordinaire, l'information occidentale, lorsqu'elle dresse son chapiteau dans une zone encore vierge de ses méthodes, voit accourir aussitôt moult sauvages curieux, solliciteurs, notables. Mais les envoyés spéciaux en Chine, qui avaient envie d'y séjourner au-delà d'un bref aller-retour, prouvèrent à leurs supérieurs hiérarchiques ce qu'il y a d'énorme en Chine : les mystères de l'Orient, du marxisme-léninisme, de la démographie galopante ne s'y ouvrent que doucement comme une fleur paresseuse à l'odeur exquise. Certes, cette ouverture, à peine un doigt (quoiqu'un doigt bien placé produit parfois les plus sérieux dérèglements, comme ce goût de la richesse marchande qui déferle en cataracte sur ces villes chinoises qui commencent enfin à connaître un exode rural, sans pourtant atteindre les chiffres de population que leur prête l'information occidentale, lorsqu'elle croit de bon ton et sans risque de grossir tout ce qui est chinois), n'avait pas encore supprimé la peur de la police stalinienne. Mais cette peur avait supprimé (au sens je ne veux voir qu'une tête) non seulement la génération des sexagénaires héritiers de nos octogénaires au pouvoir, mais même déjà celle des quadragénaires qui s'étaient résignés à attendre, avancer à l'ancienneté, prier pour que les progrès de la médecine ne fassent pas trop de centenaires avant eux, et peut-être mourir avant d'arriver.
Il fallut donc descendre jusqu'aux étudiants pour trouver en Chine des héritiers du régime qui pouvaient se montrer, admiraient le spectacle exotique d'Occident, adhéraient à son information, et pouvaient même être convaincus de promouvoir les deux avec enthousiasme : ils avaient vingt ans aujourd'hui, trois générations et plus d'un demi-siècle entre eux et le but de leurs études, une hypothétique apogée au pouvoir. Même le plus patient des Orientaux, et les Orientaux sont gagnés aujourd'hui par notre bizarre frénésie occidentale, aurait cherché un raccourci. Ce raccourci a pris, dans le jargon dans lequel il a été transmis au monde, un nom jadis respecté, « démocratie ». Et avec des comparses aussi malléables, et aussi intéressés, la seule chose difficile a été d'amorcer ce mouvement que la peur et la xénophobie si développée en Chine freinaient durement. La télévision française offre un bon exemple de ce début qu'il fallut forcer, lorsque, pour une manifestation de 3 000 personnes sur la place Tian'anmen, elle parla de « manifestation monstre ». Le « 3 000 » fut oublié, mais pas le « monstre ». La volonté et le soutien qu'ils indiquent contribuèrent d'une part à prédisposer le public, d'autre part à enhardir les timides étudiants chinois ; et rapidement il y en eut 10 000, puis 50 000, enfin 100 000.
Les événements peuvent se diviser en trois périodes sans compter les intervalles. Ces intervalles, cependant, sont peut-être la vérité de ce mouvement : en effet, ils n'ont pas paru en tant que tels dans l'information. Au contraire, tout semblait une lente et égale ascension. Mais entre les 4 et 13 mai, comme entre les 20 et 30 du même mois, le soufflé était deux fois retombé, porté à bout de bras par un trompe-l'oreille criard, mégaphoné autour de seconds rôles, les dirigeants étudiants autonommés, et de quelques figurants, les suivistes de ces nouveaux dirigeants, dont seules des mises en scène télévisées pouvaient faire passer le nombre famélique pour la représentation du pays le plus peuplé du monde et sa massive aspiration à la démocratie occidentale. Par ailleurs, et l'avenir chinois du monde en dépend, on ignore bien évidemment comment les ennemis des séniles gestionnaires et de leurs concurrents adolescents attardés, soutenus par toute l'information mondiale, ont vécu et compris ces deux longs intervalles entre leurs apparitions menaçantes.
La première période, donc, va de l'accouchement au forceps des premières « manifestations monstres » en faveur du stalinien réformateur Hu Yaobang, mi avril, en passant par le rapide débordement des étudiants par des foules anonymes, jusqu'à la manifestation du 4 mai. Le point culminant de cette première période semble tout au début, les deux nuits du 18 et du 19 avril, lorsqu'une foule mixte d'étudiants et de non-étudiants tente apparemment de forcer Zhongnanhai, quartier interdit où vivent les hauts dignitaires du PC, allant chercher l'ennemi où il est. Et l'on peut considérer comme l'écho de cet assaut direct les émeutes, le 22 avril, de Xi'an et de Changsha, qui donnent ainsi une intéressante mesure de la distance entre capitale et province : trois jours. Hors de Chine, l'attaque et la défense de Zhongnanhai n'ont été que des bruits très déformés, l'information occidentale étant alors fort occupée place Tian'anmen ; de Xi'an et Changsha on sait si peu qu'il faut considérer ces émeutes comme une désinvolte bavure du silence, trop au début d'un mouvement qu'il vaudra mieux dépeindre comme pacifique, mais qui ne se reproduiront plus : la censure occidentale a mieux maîtrisé la province par la suite. Enfin la manifestation du 4 mai a joui de toute la réclame disponible. C'était une commémoration de celle de 1919 où, paraît-il, d'autres salariés de la pensée avaient déjà protesté : la soumission intellectuelle réécrit également le passé en glorifiant ses ancêtres. Mais c'est encore dans le présent qu'elle aime le mieux se grossir le nombril comme ce 4 mai où elle n'hésita pas à chiffrer les manifestants à 300 000 étudiants, alors qu'il y avait au maximum 160 000 étudiants à Beijing à ce moment-là.
Le premier intervalle se caractérise par une estudiantisation des événements par l'information occidentale, et en parallèle par une organisation des étudiants de plus en plus séparée des non-étudiants. Beijing est déjà la Chine, et Tian'anmen devient Beijing, parce que si Tian'anmen n'est pas encore tout à fait fermée aux non-étudiants, c'est déjà le seul lieu public où les étudiants sont majoritaires.
A ce moment, le gouvernement chinois, présenté comme gâteux (alors qu'un Khomeyni, par exemple, quoique fréquemment décrit comme fou, passe au contraire jusqu'à sa mort pour doué d'une lucidité diabolique), n'est que sénile, et loin d'être idiot n'est qu'hésitant. Ces vieux stals mohicans reconnaissent publiquement que leur progéniture estudiantine défend un arrivisme tout à fait justifié, normalement négociable. Pourquoi, pensent ces vétérans jadis fougueux, ces gamins et leur fougue n'hériteraient-ils pas de leur œuvre, dès leur mort, hélas prochaine ? Bien sûr, il faudrait sauter deux générations de bureaucrates patients et fidèles, mais lamentablement abrutis par leur interminable reptation. Bien sûr, il faudrait bousculer le protocole et discuter hors d'organisations constituées par le parti ou l'Etat (et c'était là le point le plus délicat), ce qui est une grave concession préalable lorsqu'on condescend à négocier. Et puis, tout de même, il faut taper un peu sur les doigts de cette jeunesse inexpérimentée qui met le feu à la paille, risquant dans son imprudent enthousiasme d'embraser cette autre jeunesse (Zhongnanhai ! Xi'an ! Changsha !) avec laquelle on ne peut discuter qu'avec des extincteurs ! Contrairement à celle qui a fait la Longue Marche et a maté la Commune de Canton, elle tend à oublier, la jeunesse d'aujourd'hui, que le monde n'est pas divisé en générations, mais en classes !
Mais c'est sur l'information la plus moderne que la gérontocratie chinoise se trompait. Jeune, quoique moins que ces étudiants qu'elle façonnait alors mieux que n'importe quelle université, bornée et plus puissante déjà en Chine que n'importe quel Etat dans le monde, elle ne veut pas qu'on arrête le feu sur lequel elle souffle du vent et, au contraire, elle consacre et soutient ceux qui y jettent de l'huile ou des pétards sans la mettre en péril, elle. Il aurait suffi de simuler une scission dans le parti, une de plus, avec l'une des moitiés prenant la direction du mouvement étudiant, et de la place Tian'anmen, contre l'autre qui aurait joué la Chine éternelle protégeant la Cité interdite contre l'étranger et une relève trop impétueuse pour rassurer les campagnes, les usines. Mais la vieille garde, survivante de toutes les purges du maoïsme, craint davantage sa vieille police que ce nouvel Interpol médiatique qui n'exécute pas, ne torture pas, ne déporte pas physiquement. C'est que la révolution culturelle et 1976 (si frais dans les mémoires de ces vieillards, et si absent dans la connaissance de ces journalistes) avaient déjà été des scissions du parti dirigeant qui s'étaient mal terminées pour les factions vaincues, et avaient sauvé de justesse, miraculeusement, les factions victorieuses. Aussi, en adoptant l'attitude inverse, l'unité, les dirigeants chinois commirent cette fois-ci la même faute qu'en 1976 : il ne prirent pas l'offensive, et pour la même raison : ils sont vieux, ils ne savent plus analyser, trancher, ils ne comprennent plus ce monde qu'ils croient avoir fait, ils sont hantés par des dangers là où il n'y en a pas, et se comportent en mandarins sur des terrains où ils ne sont même pas encore disciples. Pourtant, l'information occidentale avait tracé une caricature de décor qui laissait tous les choix entre la guerre civile et la négociation (dans les deux cas, elle sait faire le spectacle). Elle s'était aussi bien gardée de rappeler les sanglants événements du Tibet, pas plus tard que le mois qui avait précédé la mort de Hu Yaobang (loi martiale, 16 morts, 100 blessés du 5 au 7 mars, chiffres officiels), que de s'interroger sur les violences xénophobes, pas plus tard que l'hiver passé, perpétués par ces mêmes étudiants, encensés pour leurs démonstrations de liberté et de démocratie, contre les étudiants africains, rapatriés de Chine en catastrophe.
La seconde période va du 13 au 20 mai. Ce qui permet de remotiver le battage, de réallumer la piste, de faire danser les clowns est la visite prévue du 15 au 18 mai de l'étoile numéro un du spectacle dans le monde, Gorbatchev. Ce dictateur de l'information, russe et rusé, venait la visiter dans sa nouvelle colonie. Et bien, la rue lui disputa les projecteurs. Pour la première fois de sa carrière, qui passa ici son apogée, Gorbatchev rétrograda en vedette américaine, analysant cependant sagement que s'il y avait un remède c'était d'écraser complètement. Le gouvernement chinois était encore plus gêné : il n'osa pas taper la foule, il n'osa pas débattre ouvertement, il n'osa pas respirer. Au plus tard le 19, cependant, il négocia secrètement. Le détail de cette manœuvre est évidemment devenu inavouable pour les uns comme pour les autres, puisque ceux qui racontent l'événement étaient exclus de ces négociations, et ont fait le spectacle du sang en effaçant toute hésitation à le faire couler ; mais, en échange de quelques promesses gouvernementales, les leaders étudiants s'engagèrent à évacuer Tian'anmen. D'ailleurs, après avoir décrété la loi martiale, le gouvernement chinois fit preuve d'une modération inhabituelle pour tout gouvernement, en particulier pour lui, qui frisa le ridicule : il envoya son armée rétablir l'ordre, sans armes. L'information occidentale s'empara de tous ses micros, hurla à la mort comme si ces soldats de bois avaient fait un bain de sang, ou pire, tué un journaliste, tapa sur le tambour de la calomnie la plus stalinienne afin qu'on n'entende pas les protestations étonnées et indignées du gouvernement chinois et accrocha une casserole à la queue de ces vieillards, ce qui leur démontra combien ils sont grotesques en modérés et au monde combien ils sont inaptes au spectacle moderne. Mais la cacophonie de cette fanfare eut pour principale fonction de parasiter les négociations gouvernement-étudiants avant et après le 20 mai – parce que l'information n'en voulait que dans son bac à sable –, et surtout tout ce qui n'était pas étudiant mais soulevé, à Beijing, et en Chine. En effet, c'est par des foules anonymes, non estudiantines, que l'armée désarmée avait été arrêtée le 20 mai. Aussi, les dirigeants étudiants, qui demandèrent quand même l'évacuation de la place qu'ils avaient promise au gouvernement, furent désavoués par leur base, et même chassés de Tian'anmen. Les chefs étudiants qui restèrent comprirent alors que le danger d'une radicalisation de cette base, et de leur propre rôle dirigeant, venait de ces foules anonymes avec qui on ne peut pas négocier. Tian'anmen fut alors interdite aux non-étudiants qui ne pouvaient pas montrer une carte de presse occidentale.
Bien qu'on ignore absolument si le 20 mai a été aussi pacifique dans les faubourgs qu'autour de la place, et aussi silencieux entre l'armée et les gueux de Beijing qu'il a été prétendu par ceux qui, il est vrai, ont le monopole de la parole publique, information occidentale et gouvernement chinois, et qui sur cette question avaient un urgent intérêt commun à affirmer que oui, le mouvement décrut de nouveau. L'hystérie qui avait gagné l'information occidentale dissimula cette évidence notamment par de byzantines spéculations, sans fondement ni vergogne, sur d'imaginaires divisions de palais à l'intérieur de la bureaucratie, dont même l'unanimité dans le silence passa pour un irréfutable aveu. Pour tenter de rendre ce délire grotesque, et d'autant plus grotesque qu'il était tout aussi unanime que le silence chinois dans le monde, transposons : imaginons seulement la grande place centrale d'une de nos capitales occidentales démocratiques (Trafalgar Square, ou la place de la Concorde, l'année du bicentenaire de la prise de la Bastille), occupée depuis un mois par des séditieux, bloquant la circulation au point de détourner les visites officielles, monopolisant toute l'information étrangère qui refuse d'écouter la version officielle ; une loi martiale restée deux semaines sans être appliquée alors que la grève gagne les usines, alors que les séditieux, au milieu de leur kermesse permanente, viennent brûler devant l'Assemblée des députés de cette nation l'effigie du premier ministre. Vous verriez comment les occupants de cette place seraient traités de criminels, comment on reprocherait à ces campeurs leur saleté, leurs mœurs ; vous verriez des micros-trottoirs de citoyens indignés que cette chienlit ne les laisse pas vivre et travailler normalement ; vous entendriez, dans nos tolérantes démocraties, le gouvernement pris à partie : son exceptionnelle mansuétude tournée en impardonnable mollesse, sa patience devenant une coupable irrésolution. Mais à Londres ou à Paris, dès le deuxième jour on aurait entendu siffler les tirs tendus des lacrymogènes et le martèlement sourd des polices antiémeutes.
Il n'est pas difficile de déceler que la troisième vague du mouvement a été la plus intense bien qu'elle ait été la plus couverte. Le 2 juin, alors que seuls 10 000 étudiants gardaient encore Tian'anmen, le deal étudiants-gouvernement du 19 mai semble avoir été renouvelé, dans le même secret, peut-être quelques délégués n'avaient plus le même nom. Donc, le 3, l'armée revient, à nouveau les mains dans les poches. A nouveau, l'innommable foule arrêta les soldats, mais cette fois-ci, tout au moins, leur vola les armes qu'ils avaient donc emmenées, et en lyncha quelques-uns : si les étudiants étaient pacifiques, les Chinois qui ne peuvent espérer gouverner, même dans soixante ans, n'ont aucune raison de l'être. En conséquence, ceux qui gouvernent depuis quarante ans, s'ils étaient mous comme de la pâte d'amandes devant les étudiants et les crachats de l'information occidentale, restèrent durs comme la Grande Muraille face à leurs ennemis irréconciliables. Du coin de l'œil, depuis des millénaires, ils observent les gogols. Il y a bien longtemps que les bonzes marxistes, au creux de leur Cité interdite, se savent non les révolutionnaires qui ont renversé mais les héritiers qui ont conservé Confucius. Et les barbares, les gogols, les gueux, sont toujours leurs seuls, leurs vrais ennemis. Ceux-là, par le tapage nocturne et l'éclairage artificiel attirés, avaient repris dans la pénombre leur projet séculaire mais toujours jeune d'ébrécher la Grande Muraille, critiquer l'Etat, la Chine, la civilisation et l'éternité. Les vieux briscards de la contre-révolution chinoise, qui ont haï avec terreur la Commune de Canton quand ils étaient étudiants, terrorisent avec haine quand la rue n'appartient plus ni à eux ni à la jeunesse étudiante, qui est leur progéniture et qui ne peut évidemment apprendre dans aucune université pourquoi les gogols veulent ébrécher la Grande Muraille : c'est Zhongnanhai, Tian'anmen et l'université, les chairs décrépites des lézards bureaucrates et celles déjà fanées de leurs rejetons d'étudiants, la Grande Muraille !
L'armée revint aussitôt, le même jour, en vrai, en armes. Elle tira sur les gogols qui ne se paient pas de statues de la Liberté. Les étudiants respectant mieux les négociations avec la Cité interdite depuis qu'ils avaient transformé Tian'anmen en cité interdite, évacuèrent dignement la place en protestant, et aussi en se réservant pour l'avenir. C'est seulement alors que la place Tian'anmen fut occupée par les deux camps de combattants, qui se la disputèrent les armes à la main ; il y avait aussi peu d'informateurs occidentaux que d'étudiants chinois sur les lieux. La répression, que le gouvernement chiffre officiellement à 300 morts (dont 23 étudiants), et l'information occidentale à 3 000, fut qualifiée de « monstre » : c'est exactement le même nombre qui avait été affublé du même épithète lors du début des manifestations. La quantité des victimes du « massacre de Tienanmen » a donc paru gigantesque, même pour la Chine : elle est à peine plus grande qu'à Caracas en mars, équivalente à celle de Rangoon en 1988, moindre qu'au Nigeria en 1984, beaucoup moindre qu'en Iran et au Nicaragua il y a dix ans, et négligeable à côté de la révolution culturelle il y a vingt ans. Sur les 2 000 arrestations, la proportion d'étudiants est plus faible que dans la ville de Beijing, probablement ceux qui avaient quitté la place avant l'ostracisme des non-étudiants sur Tian'anmen ; parmi les premières condamnations à mort, il n'y en a aucun. Ces chiffres, ces morts et ces pris trahissent l'étendue du mouvement caché, mais pas sa profondeur. S'il est certain que c'est le mouvement des non-étudiants qui a déterminé la répression à laquelle ont échappé les étudiants, il n'est pas possible d'affirmer que ce qui se jouait dans l'ombre des étudiants en était affranchi avant le 3 juin. Au contraire, il paraît peu probable que l'information occidentale, qui soutenait un mouvement inoffensif, n'ait pas tenté de récupérer ceux qui le débordaient et le fondaient, soit en le frottant de louanges sales, soit en le défigurant par la calomnie. En effet, comme l'aréopage des vieux staliniens chinois, elle a tout tu de la partie offensive du mouvement.
Voici donc le premier mouvement insurrectionnel entièrement contrôlé par l'information, ce qui détermine sa nouveauté et limite sa portée. L'archaïsme du gouvernement chinois, le pacifisme sympathique des étudiants chinois, l'absence complète des autres Chinois, l'importance « monstre » prêtée à l'événement, tout cela, y compris son amorce et son entretien dans les périodes creuses, est l'œuvre de l'information ; et elle a contrôlé jusque la répression, désignant les têtes, dans le parti et dans la foule, interdisant la compréhension, l'évaluation et la résistance à cette contre-offensive ennemie si logique et prévisible – c'est la guerre – par sa suffocation d'indignation démesurée, et son vomi moral qui embourbe les fureurs les plus décidées. Ceux que l'information, qu'il faut comprendre comme un bloc uni et dominant même sous son appellation « occidentale », n'a pas contrôlés en Chine n'ont pas critiqué l'information occidentale, et probablement même pas le mouvement étudiant, et constituent donc un mouvement d'insurrection mineur, d'autant qu'il n'existe aucun témoignage de résistance après le 7 juin.
Enfin, contrairement à ce que fait l'information
mondiale qui les limite à la Chine, il importe de replacer les événements
de Chine dans le monde. Et justement, c'est le putsch de l'information
mondiale qui en est le phénomène mondial. La résistance
conservatrice de la Chine éternelle à la corruption par l'esprit
du monde a été mise en scène par les corrupteurs de
l'information comme étant la corruption de la Chine. Les sous-passions
auxquelles les serviteurs de l'Etat et les informateurs ont donné
un libre cours si enthousiaste qu'il révèle leur perte de
contrôle de ce monde ont finalement permis le début de leur
critique, comme une de plus dans la multiplication des émeutes que
fête notre époque de corrosion accélérée.
Et par leur assaut désormais imminent contre les jeunes gorbatchéviens chinois,
peut-être avant que les séniles staliniens chinois
ne meurent dans leurs lits, les pauvres de Chine se seront condamnés
au monde moderne.
(Texte de 1989, remanié en 1998.)
teleologie.org / événements / offensive 1988-1993 / De 1987-1988 à fin décembre 1990 / Notes / |
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