Notes


 

4. Berlin-Ouest

Le 1er mai 1987, il fait chaud, lourd et poisseux sur Berlin. Les policiers qui surveillent le concert de rock sur le Lausitzer Platz, dans le quartier de Kreuzberg, sont en sous-effectif à cause d'un « pont », dont de nombreux fonctionnaires ont profité. Dans l'après-midi, ils mettent près d'une demi-heure pour redresser une de leurs camionnettes renversée, sous les huées et quolibets d'une foule hilare. Aussi, par mesure de rétorsion, c'est avec un peu d'avance sur l'horaire prévu, 20 heures, qu'ils dispersent le concert.

La colère née de cette petite injustice déclenche des affrontements. Très vite les policiers sont débordés par de petits groupes mobiles, déterminés, qui les prennent souvent en tenaille, dans une bataille en mouvement, où l'épaisse flicaille s'avère trop lourde dans sa connaissance approximative du terrain. Vers 23 heures, après la destruction d'un supermarché, l'incendie du métro aérien et quelques pillages, pas assez nombreux, fatigués, battus, humiliés, les policiers abandonnent le terrain. Pendant les six heures qui suivent, une partie de Kreuzberg, en poche dans un méandre du Mur, est libérée par les pyromanes alcooliques drogués et pilleurs, rieurs et joueurs qui sont le sel de la terre. Toute la faiblesse de l'émeute moderne est dans la non-utilisation de cette victoire, dans la non-propagation de ce geste offensif, dans la satisfaction d'un moment, il est vrai singulièrement intense à vivre, six heures de surplace goguenard quoique allègre.

Tout aussi exemplaire, l'information dominante a aussitôt menti par amalgame et par ignorance en rapportant l'événement. 'Le Monde' titre : « Affrontements à Berlin à propos du recensement. » En effet, il y avait à ce moment-là en Allemagne une campagne de recensement, et un appel au boycott par la gauche la plus radicale ; et le matin du 1er mai, à l'aube, il y eut une perquisition dans le squat vedette appelé Meringhof pour confisquer quelques tracts. Or, si le Meringhof est bien situé dans Kreuzberg, il est environ situé à quatre kilomètres du Lausitzer Platz. Perquisition et émeute, toutes deux le 1er mai à Kreuzberg, qui reprochera au journaliste de les transformer en cause et effet ? Le petit amalgame rapide, cautionné par les gauchistes allemands, eux-mêmes sans scrupule dans la récupération de l'émeute à leurs petites fins politiques, ne sera jamais démenti publiquement. Qui sait qu'entre perquisition et émeute il y a à peu près quatorze heures, et une distance comme celle qui sépare Villiers de Barbès ? Que ce soit malveillance ou crédulité envers des sources peu sûres, probablement un cocktail des deux, une constante s'est toujours vérifiée par la suite : sur le sujet des émeutes, lorsque l'information a publié du faux, jamais elle ne s'est cru devoir le rectifier.

Le 1er mai à Kreuzberg est devenu, les années suivantes, un rendez-vous bien différent, celui des « autonomes », venus en nombre à peu près constant (entre 5 000 et 10 000) de toute l'Allemagne, et d'un peu au-delà, pour une mise en scène sempiternelle et théâtrale sur les mêmes lieux, avec les mêmes techniques et un seul objectif connu : frimer devant les médias. En tout cas jamais le possible hasardeux et joyeux du 1er mai 1987 entre 23 heures et 5 heures du matin n'a plus été approché.

Cette émeute n'a rien à voir avec la « fête des Travailleurs ». Pour le 1er mai, il existe cependant deux autres lieux d'affrontements ouverts, davantage liés à cette tradition encore plus vieille : Istanbul, où la manifestation mère remonte à 1980, date depuis laquelle elle est interdite ; et avec une régularité moindre Séoul, où elle tombe de manière un peu fortuite entre le début de la contestation étudiante du printemps et la commémoration, le 18 mai, de la Commune de Kwangju, qui a également eu lieu en 1980. Il n'est pas rare non plus qu'un peu à la manière de Berlin, mais avec des effectifs moindres, on se batte aussi à Zurich le 1er mai.

D'autres dates ont ainsi généré des émeutes rituelles, qui deviennent nécessairement des caricatures de ce qu'une émeute a d'intéressant, à savoir sa perspective offensive. Ainsi le 16 juin à Soweto, en commémoration de 1976, ainsi le Nowruz, le nouvel an Kurde, en général le 23 mars, ainsi le 20 avril en Europe du Nord, où l'anniversaire de Hitler donne généralement lieu à un affrontement entre extrême gauche (mobilisée contre les néonazis) et police, ainsi la Saint-Sylvestre, parce qu'il s'agit d'une nuit de licence tolérée dans le monde entier, mais où les émeutes changent souvent de villes, ainsi tous les anniversaires qui ont lentement mais sûrement contribué à figer et à vaincre l'Intifada : naissance de l'Intifada, naissance de l'Etat d'Israël, journée de la Terre, mort d'Abou Nidal, etc. Partout, ces émeutes sont plutôt la mélancolie de l'émeute que l'élan de l'offensive, c'est-à-dire qu'en commémorant on commence déjà à enterrer.


 

(Texte de 1998.)


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