Comme si souvent c'est par les étudiants que ça commence. Non que les étudiants soient plus hardis, ou même que leur contestation soit plus facile parce que plus modérée dans le fond et moins risquée dans les conséquences, et parce que considérée comme l'un des attributs de leur corporation, mais tout simplement parce que l'information les médiatise plus volontiers, y retrouvant une rhétorique familière et la nostalgie de ses propres ruades de l'adolescence attardée. Le 12 février 1990, donc, commence une grève étudiante contre les coupures d'électricité et conséquemment pour la remise des examens, qui prend une tournure plus émotionnelle le 19, lorsque le ministre de tutelle vient en visite avec le ministre de l'Intérieur : jets de pierre, arbres abattus, barricades, charge de l'armée, victimes, « à bas Houphouët », « multipartisme ». Au quatrième jour suivant ce début frondeur, 200 étudiants occupent la cathédrale d'Abidjan, et négocient leur retour à l'université en paniers à salade, qui les amènent évidemment au commissariat – comment peut-on penser que l'Etat ne ment pas quand il s'agit d'ordre –, où certains dérouillent sévèrement. D'où, le lendemain 24 février, une colère qui paraît suffisamment digne aux gueux pour la rejoindre dans les rues des quartiers populaires de Yopougon et de Treichville : ces forces de l'ordre qui ont menti hier sont aujourd'hui contraintes de s'opposer avec brutalité et risques aux « pillages par des petits groupes de jeunes ». La presse française, qui a les meilleures entrées dans la cour du « vieux » Houphouët-Boigny, dictateur qu'elle fait paraître plus pittoresque que grotesque, occulte les morts de ce jour, qu'il faudra aller chercher dans une information moins complice de la police ivoirienne ('Süddeutsche Zeitung', 26 février).
Après ce round d'observation conclu par ce bon crochet dans le plexus, l'Etat ivoirien, souffle coupé, est contraint par le calendrier de dévoiler les mesures nécessaires pour respecter un accord passé avec le FMI en octobre dernier : il s'agit de baisser les salaires de 15 à 40 %. Outre cette perspective rituellement propice à la colère de rue, il ne faut pas non plus sous-estimer l'imminence du printemps dans la journée d'émeute du 2 mars. En effet, « Ce sont les élèves du secondaire qui ont lancé le mouvement, et non les étudiants, restés dans leur campus (...) ». Quand la rue passe des étudiants aux lycéens, elle passe des enfants attardés aux adultes précoces, et des préliminaires aux choses sérieuses. Le 2 mars 1990 est une journée de vitrines brisées, de voitures lapidées, d'affrontements, d'arrestations. Tous les établissements scolaires sont fermés. Abidjan est quadrillé par les forces de l'ordre, notamment le 14 mars, jour de manifestation antigouvernementale massive, mais sans débordements rapportés. Le 15, le gouvernement annonce que le plan d'austérité sera revu à la baisse.
Comme après deux rounds la rue, vivace, jeune, a fait admirer son enthousiasme et son jeu de jambes, ses coups précis et son sens du jeu, elle mène largement aux points contre ce gros Etat, lourd, pataud, brouillon, affaissé par la corruption. C'est pourquoi Houphouët, quatre-vingt-cinq ans, pense qu'il faut reprendre l'initiative. Le 1er avril, il rouvre les écoles, dédaignant l'excellent forum de rencontres, de discussions et d'organisation qu'il rend ainsi aux moins de vingt ans. Et le 5 avril, l'Etat ouvre sa garde d'un malheureux direct du droit, lent et prévisible : il organise une manifestation pro-Houphouët où viennent seulement 5 000 à 7 000 larbins du régime. Mais vitesse, coup d'œil, certitude du vrai appartiennent à la riposte, qui pendant deux jours va tourbillonner dans une série de petits coups secs qui font mal. Dans Abidjan, des petits groupes de « plusieurs dizaines de jeunes gens » contre-manifestent en attaquant les forces de l'ordre. Et ces 5 et 6 avril, le ring s'étend à toute la Côte d'Ivoire : à Grand-Bassam, on attaque le commissariat pour libérer des interpellés ; lycéens et jeunes gueux conduisent des escarmouches à Dabou, Daloa, Anyama, Adzopé où, après le seul mort reconnu de ces deux journées, c'est l'assaut de la mairie, de la poste, des domiciles des représentants de l'ordre, des voitures. Rien qu'à Abidjan on recensera quatre-vingt-onze voitures détruites par ces jeunes furieux de la capitale qu'on appelle les « nouchis ». Des officiers ivoiriens sont tabassés dans la rue, des femmes notoirement commises avec le régime sont rasées. Le lendemain 7 avril toutes les écoles sont à nouveau fermées, cette fois jusqu'en octobre, et l'année scolaire est annulée. L'économiste Ouattara est nommé le 17 à la tête d'un conseil interministériel, sorte de premier ministre informel, pour bricoler le plan d'austérité qui était d'abord officiellement suspendu. Le 30 avril, pour diviser les mous de l'opposition des durs de la rue, l'Etat concède le multipartisme.
Compté six à la troisième reprise, cet Etat entame le round suivant, en caressant l'adversaire dans le sens du gant. Le 13 mai, Houphouët reçoit personnellement 200 « casseurs », et les embauche sur le pouce pour renforcer sa police. Quoi ! hurlent les appelés de l'armée, payés cinq fois moins, il faut casser pour être récompensé ? Allez, au boulot ! Le 16 mai, les appelés mutinés occupent l'aéroport et la télévision, pillent les étals, réquisitionnent les taxis, et se battent avec les gendarmes haïs. Les nouchis, toujours en tête de la radicalité, pillent et ravagent Adjamé et Treichville. On ignore hélas comment les 200 « casseurs » fraîchement enrôlés se sont comportés ce jour-là. Paniqué par cette nouvelle mise au tapis, Houphouët-Boigny, comme un catcheur tricheur, en appelle à l'intervention militaire de la France ; mais comme en même temps il accepte toutes les revendications des mutins, l'Etat français, jugeant le calme revenu, refuse.
Enfin, le dernier round, où le régime d'Houphouët entre avec la lèvre et l'arcade ouvertes, l'œil tuméfié et les genoux en coton, est une avalanche de grèves-revendications à l'imitation de celle des appelés. Ce sont d'abord les policiers dont plusieurs centaines se barricadent dans le commissariat central d'Abidjan, le 21 mai, et obtiennent des hausses de salaire si vite que les nouchis n'ont pas eu le temps d'en profiter. Ce sont, dans la semaine qui suit, les pompiers, les dockers, les postiers, les matons, les employés de la compagnie d'électricité, les douaniers, les ouvriers dans les usines, les employés de taxi, d'hôtel, les journaliers des hôpitaux et les cheminots qui bloquent des routes avec des wagons. Ils semble que tous ont obtenu des hausses de salaires.
Les arbitres de la rencontre, France et FMI, ont acheté la fin
du match. Ils ne proclament pas de vainqueur, tout le monde a compris,
mais félicitent l'Etat ivoirien à terre, parce que c'est
leur émanation. Ne regrettons pas que la farce ne soit pas allée
au bout : sans doute les nouchis avaient les moyens d'une mise à
mort d'Houphouët, mais pas de la France et du FMI. Signalons seulement
l'excellence de la farce faite aux gestionnaires : un plan draconien du
FMI a été revu à la baisse, puis annulé, et
non seulement les salaires n'ont pas été baissés comme
prévu, pas même maintenus, mais ils ont été
augmentés, avec la bénédiction du FMI, s'entend. Cinq,
six bonnes baffes ont suffi pour remettre en place les idées de
plusieurs Etats et de quelques économistes qui donnent des leçons
au monde. Qu'on se le dise !
(Texte de 1998.)
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