Le 3 juin 1989, dans la vallée de Fergana, à l'est de l'Ouzbékistan, est le premier de neuf jours d'émeutes, où les informations occidentale et soviétique ne mettent en avant que la « chasse aux Meshks », ces Turcs sunnites, dans ce pays shi'ite. En se concentrant sur cette confrontation, qui s'est d'ailleurs développée du fait de cette façon d'en parler, l'information parvient à dissimuler les extensions bien plus dangereuses pour cette société qui ont paru lors de ces émeutes, créditées officiellement de 101 morts, tout en en parlant. Voici comment 'le Monde' rapporte l'attaque du commissariat de Kokand, le 7 juin :
« Car, sous le titre “Une nouvelle vague d'excès”, le quotidien du gouvernement écrivait, jeudi soir, que “les actions des éléments enragés deviennent de plus en plus agressives” et qu'“on organise de plus en plus souvent des attaques contre les administrations du ministère de l'intérieur et les fonctionnaires de la milice”. “Dans quel but ?”, demandent alors rhétoriquement les Izvestia, avant de répondre : “S'emparer d'armes à feu.”
A en croire l'Etoile rouge, le quotidien de l'armée, près de dix mille hommes des unités anti-émeutes du ministère de l'intérieur ont été dépêchés sur place pour renforcer la milice locale, mais cela n'a pas empêché “des milliers” de personnes d'attaquer, mercredi, un commissariat de la ville de Kokand, où étaient détenus douze manifestants. Le siège a duré sept heures. On a relevé six morts et quatre-vingt-dix blessés, et ce que ne dit pas l'agence Tass mais que révèlent les Izvestia, c'est que les assiégeants ont finalement gagné.
La milice a dû libérer les douze détenus et céder au passage trois pistolets aux assaillants. Désormais, les forces de l'ordre sont armées. » La trace interethnique est ici perdue, au mieux les douze détenus étaient de vilains racistes, mais si c'était le cas, l'information occidentale n'aurait probablement pas oublié de le relever. Voici la suite de l'article, qui nous ramène dans la thèse interethnique. « Très variable selon les sources, le bilan s'alourdit chaque jour, et tout indique qu'on a déjà passé le cap de la centaine de morts. La terreur dans laquelle vivent les gens après les lapidations et l'immolation de familles entières dans l'incendie de leur maison est telle que toute la vie économique s'est arrêtée.
Quant à la situation dans le camp où ont été regroupés quelque dix mille Meshks pour les faire échapper aux violences (...). » C'est par le bilan global qu'on englobe l'attaque du commissariat dans les lapidations et immolations. Sourions au passage de cette terreur qui fait s'arrêter toute la vie économique : ceux qui sont censés être terrorisés ne sont que 170 000, c'est le nombre des Meshks, sur 20 millions d'Ouzbeks ; et si la terreur d'une telle minorité parvenait à faire cesser toute la vie économique, comme dit Bernard Guetta, notre prosateur du 'Monde', qui n'aurait pas soudain une petite démangeaison antimeshk ? Ceux qui depuis longtemps considèrent la « vie économique » comme un symbole religieux ayant les mêmes fonctions que les chimères de Notre-Dame dans la religion chrétienne.
La fin de cette série d'émeutes est aussi mystérieuse que son début. Elle sera ensevelie sous les poncifs interethniques, religieux (sunnites contre shi'ites), et même la thèse du complot pour « déstabiliser la région » sera reprise en grande pompe par l'information occidentale de la bouche même des staliniens pérestroïkistes. Mais surtout, ce qui semble avoir été davantage qu'une petite émeute isolée s'arrête dans les mémoires par l'annonce de nouvelles émeutes dans le Kazakhstan voisin, à partir du 16 juin.
Le 3 et le 4 mars de l'année suivante, les Meshks serviront de
nouveau de paravent à l'émeute qui a lieu à Parkent,
près de la capitale de l'Ouzbékistan, Tachkent. 600 d'entre
eux ayant été déportés à vingt kilomètres
de cette petite ville, le groupe d'opposition Berlik annonce une manifestation
pour protester contre cette présence. Mais Berlik est bon démocrate
aux yeux de l'information occidentale (mais comme en Géorgie et
en Croatie, par exemple, les bons démocrates désignés
ne sont tels que parce qu'ils sont : 1- opposés au régime
stalinien, 2- à prétention intellectuelle, 3- interlocuteurs
préférés de l'information occidentale ; c'est ainsi
que de nombreux ultranationalistes fascisants ont été homologués
bons démocrates pour toujours par cette information). La cause
affichée de cette manifestation, en Occident, est donc le trucage
d'une élection que Berlik a perdu le mois d'avant, ça fait
bien plus démocrate que de chasser le Meshk, sans jamais cependant
dire pourquoi alors manifester à Parkent, et non à Tachkent,
la capitale. Armée et milice viennent donc prendre position dans
la ville. La population, mécontente de cette présence policière,
s'agglomère, insulte et se moque. L'armée attaque et tire
(entre 4 et 30 tués). « En retour, les habitants de Parkent ont criblé
de jets de pierres les fenêtres du comité du Parti, blessant
des miliciens et des soldats, et ont incendié le bâtiment
de la milice de la ville, où ils étaient venus exiger qu'on
leur remette le lieutenant-colonel qui avait donné l'ordre de tirer.
(...) D'après les estimations, la foule des manifestants aurait compté
en fin de journée de 5 000 à 6 000 personnes. 6 000 personnes
qui, les jours suivants, ont parcouru la ville en criant leur désir
de vengeance. » Et le calme ne revient que lorsque les arrestations
de la journée sont annulées, et que milice et armée
rentrent à Tashkent, où Berlik est déjà parti
depuis longtemps. Avant d'avoir lu cet article des 'Nouvelles de Moscou',
'Libération' écrivait cependant le 5 mars : « La direction
soviétique est confrontée depuis samedi à un nouveau
foyer de tension en Asie centrale avec des violences inter-ethniques à
Parkent (...) », mais sans jamais démentir par la suite s'être
laissé aller imprudemment à affirmer une grave thèse
raciste en lieu et place d'une provocation et bavure policières.
(Texte de 1998.)
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