Fin du voyérisme paisible, deuxième partie


 

b) Le commissaire à Karl von Nichts


 

Paris, 1er juin 1998
 
 
 

Monsieur,

J'accuse à mon tour réception de votre envoi, et vous en remercie. Je me permets de vous signaler une coquille sur la couverture, qui ne vous aura sans doute pas échappé : le point après "Réponse à M. Bueno".

Je n'ignore rien des mésaventures de Voyer avec son ex-éditeur et son ex-éraste. C'est de la vieille histoire, dont les membres de la BE sont eux aussi parfaitement au courant. Ni eux ni moi ne méconnaissons le rôle bassement maspérisateur de Lebovici et Debord dans cette affaire. Adreba Solneman y fait d'ailleurs une brève référence dans l'une de ses lettres à Voyer.

Mais il ne s'agit au vrai que d'une mésaventure, qui eût certes le mérite de dévoiler un, pardon, deux falsificateurs, et de mettre un peu le pied dans la fourmilière prositue. Le "point fondamental de la théorie" que vous soulevez y est subordonné à l'anecdote ; c'est dans le Rapport que la question de savoir si Marx et Hegel ont été critiqué, et par qui, a été proprement traitée. Il me semble donc normal que la BE fasse, comme vous dites, "l'impasse" sur des textes qui sont surtout polémiques, et dont l'essentiel est donné ailleurs. Il faut dire que ses membres avaient fait depuis bien longtemps le deuil du situationnisme, paisible ou non.

"Tout l'intérêt d'Hécatombe (à part la correspondance avec le MAUSS) est de contenir les neuf lettres de Voyer à Lebovici (...)" La correspondance avec le MAUSS est donc la seule partie réellement intéressante de cet ouvrage. Pour qui connaît l'affaire, le reste n'est que répétition. Du point de vue de ce qui occupait la BE, faire connaître les révoltes réelles et proposer une nouvelle théorie de l'histoire, et en proportion de l'envergure et de l'urgence d'une telle tâche, il ne s'agissait effectivement que "d'une querelle personnelle sans intérêt pour leurs lecteurs". Je vous laisse l'expression "grande théorie", qui n'est pas exempte d'une certaine impuissance démago, et qui me surprend un peu.

La BE ne s'est pas contentée de "mentionner" tels ou tels ouvrages de Voyer : ses membres ont lu tout ce qu'il a écrit ; si bien qu'ils sont les seuls, à ma connaissance, à en avoir tenté la critique. Car il faut bien reconnaître, au grand déshonneur de notre époque, que Voyer n'avait, jusque là, jamais été critiqué.

Et vous, M. de Rien, que lisez-vous ? Vous contentez-vous toujours de "feuilleter" ?

Voyer est un théoricien. L'Introduction, l'Enquête, le Rapport et certains textes de la RPC sont toute son œuvre théorique. Rien de ce qu'il a écrit par la suite n'est à la mesure de ces révélations-là. Les tombereaux de fiel qu'il a cru bon de déverser publiquement sur quelques histrions, c'est marrant cinq minutes, mais ça va pas chier loin. Quant aux articles (bravo !) de Voyer dans l'Imbécile, ça n'est que du radotage, et qui a finalement été traité comme tel par la BE. En 1972, Debord reproche son silence à Vaneigem ; en 1982, Voyer reproche son silence à Debord ; en 1991, Solneman reproche son silence à Voyer. Entendons-nous sur ce mot "silence" : Voyer ne s'est pas tu, comme Rimbaud, il n'a plus rien dit de neuf. Certes, il a depuis peu repris la parole où vous savez. Mais sa critique de Debord, qui est par moment juste, et sur laquelle je m'exprimerai ailleurs, montre à quel point il est désormais incapable de séparer les questions théoriques des petites querelles personnelles, caractérielles. Le jugement de la BE, duquel je suis parfaitement solidaire, s'en trouve plus renforcé qu'infirmé.
 

* * *
 

"Mon édition de L'imbécile de Paris comporte tout ce qui a été publié dans L'Imbécile de Paris (le journal) et rien de plus, comme je l'indique d'ailleurs dans l'avertissement. La deuxième lettre de M. Solneman n'y figure donc pas. J'ai appris l'existence de cette lettre bien après avoir fait mon opuscule, en feuilletant des exemplaires de la Bibliothèque des Emeutes chez un ami. M. Voyer n'a jamais répondu à cette deuxième lettre. Tous mes ouvrages sont faits avec l'accord et la supervision de M. Voyer."

Vous publiez donc la réponse de Voyer comme étant le dernier mot de cette dispute. Vous faites, en connaissance de cause, l'impasse (et le silence) sur la deuxième lettre de Solneman. "Voyer n'a jamais répondu à cette deuxième lettre". C'est faux, et vous ne pouvez pas l'ignorer, puisque vous avez "feuilleté" des exemplaires de la BE. Mais, vu la teneur de cette piteuse "réponse", son caractère faux-cul et queue-entre-les-jambes, on comprend que ni vous ni le superviseur Voyer n'ayez souhaité lui donner plus de publicité. Voilà qui n'est certes pas pour me rassurer sur votre "probité". Voyer, il est vrai, n'était pas plus regardant sur ces choses en 1991. Voici un extrait de la seconde lettre de Solneman :

"D'autre part, j'ai bien reçu de vous une lettre datée du 28 juin 1991. Je vous en rappelle le texte : 'Monsieur, J'accuse réception de votre lettre et vous en remercie. J'y répondrai dès que possible. Je vous prie d'agréer, Monsieur, mes salutations distinguées.' Celle qui est datée du même jour, et qui est parue dans l'Imbécile de Paris, je n'ai jamais pu la lire que lorsque j'ai acquis ce journal, c'est-à-dire à sa parution, le 5 septembre. Pour le maigre public de cet échange, je ne trouve pas conforme à la vérité que vous paraissiez me répondre du tac au tac, et que mon temps de réflexion soit additionné du vôtre ; à moins que PTT se soit une fois de plus avéré négligent, voire indiscret, ce que vous seul pouvez m'apprendre."

Malgré votre parfaite connaissance des faits, vous n'avez pas jugé bon de retirer votre ouvrage en y incluant la totalité de la dispute. Et les problèmes techniques de fabrication et de délais, qui étaient déjà pour Lebovici les calamiteux prétextes que l'on sait, tiennent encore moins, ce me semble, pour vous.

Si ce n'est pas de la falsification, ça s'en rapproche dangereusement.
 
 

Der Kommissar


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