Après l'émeute


 

4) Ce qui ne fut pas (Moscou du 28 septembre au 4 octobre 1993)

La réorganisation du monde, qui est une réorganisation de la gestion, continue d'avancer à rebours. Si, par exemple, se dessine la construction d'une forteresse Vieille Europe, c'est sans que jamais le dessein en soit émis clairement ; et cette impression que veulent donner les gestionnaires de n'avoir aucun projet clair, à long terme, mais de parer toujours avec sollicitude et moralisme aux urgences sur lesquelles ils menacent d'être interpellés, conduit aux contradictions, pour partie puériles, pour partie d'une profondeur inabordable en l'état de la société, qui ont conduit au deuxième putsch de Boris Eltsine en Russie, vingt-six mois après qu'il eut réussi le premier.

Mais pour saisir le point de vue de l'émeute moderne dans cette dispute, il faut d'abord s'affranchir de la présentation spectaculaire qui en a été faite. C'en est déjà le premier effet de remarquer que, depuis Rostock et Los Angeles, c'est-à-dire respectivement quatorze et dix-huit mois, aucune révolte dans le monde n'avait obtenu pareille publicité. La surmédiatisation de la révolte ne devient certes pas plus facile à décrypter en s'effaçant dans le temps, d'autant qu'elle est soumise, presque uniquement, à des impératifs immédiats. Pourtant, dans le grand spectacle des événements de Moscou entre, de la part des informateurs, une portion d'une proportion jamais encore vue d'une sorte de crainte par anticipation, d'instinct, qu'il se jouait quelque chose d'important que l'ensemble des causes ou des enjeux présentés ne justifiait pas. Cette espèce de terreur religieuse devant un événement historique dont on n'arrive pas à expliquer ce qu'il a, en fin de compte, d'historique a d'ailleurs rencontré le scepticisme le plus large parmi les intoxiqués de cette information. Il serait erroné de croire que l'apathie seule gouverne l'indifférence si caractéristique par rapport à la Bosnie. Pour la Russie, et pour ceux qui survivent dans Moscou même, l'indifférence semble avoir autant sa source dans l'incompréhension que l'on puisse accorder de l'importance à des faits ainsi fondés que dans cette impuissance d'action et de pensée qui, chez les gueux modernes, continue d'hypothéquer si gravement notre temps.

L'information dominante, en et hors de Russie, a considéré, proposition majeure, l'événement comme un affrontement personnalisé entre Eltsine et Routskoï-Khasboulatov, et, proposition mineure implicite, entre démocratie et fascisme-communisme. Il faut bien reconnaître que cette proposition mineure intéresse très peu de pauvres modernes – ce match improbable, d'arrière-garde, joué d'avance – et que la proposition majeure concerne encore moins d'individus, à peu près personne, si on excepte les clientèles directement concernées des personnages qui incarnent la dispute et quelques professionnels de l'information ou de l'armement qui peuvent en tirer quelque argent. Mais il s'agit de la Russie, mais il s'agit de l'ex-URSS. Le gigantisme de cet Etat, même rapetissé depuis deux ans, et le fait que les événements – puisque les stratèges préfèrent passer pour des tacticiens – n'ont pas encore dessiné sa place dans le monde dominé par la forteresse Vieille Europe aggravent sa fracture d'étonnantes craintes pour la presque paisible construction du fortin Washington-Londres-Paris-Berlin-Tokyo. Ces craintes, du reste, ne peuvent pas être exprimées, car la formulation n'existe pas encore qui puisse éviter qu'elles ne soient entendues comme espoirs. Aussi, l'information dominante frémit seulement de la perspective du danger, comme peut frémir un journaliste californien sous la première neige moscovite en pensant au terrible hiver qui vient. Mais l'adolescent moscovite qui le frôle ne comprend pas comment on peut avoir la chair de poule par un temps encore si doux, pour si peu de choses.

Jamais, par conséquent, l'information dominante ne s'est élevée à cette vision même géopolitique, dont elle est pourtant si friande d'ordinaire : à l'atome numéro deux de la planète, auquel on a enlevé en 1989-1990 une première couronne d'électrons en Europe de l'Est et en Afrique, et une deuxième grâce au putsch de Eltsine en 1991, c'est-à-dire les « marches de l'URSS », allait-on lui enlever une troisième couronne d'électrons ? ou même le casser en deux ? Une guerre civile en Russie, la première tout de même dans un Etat dont l'armée dispose de la bombe atomique, si probable le soir du 3 octobre, n'a été qu'à peine évoquée, comme un lointain cauchemar, une résurgence de 1921 avec, au fond des trémolos, un appétit qui traduit que depuis que tout est monnayé en Russie la Russie en entier paraît elle-même monnayable aux saintes nitouches qui vitupèrent journalistiquement toutes les mafias tchétchènes et ouzbeks de la terre.

D'un point de vue plus vaste enfin, qui n'a jamais même été évoqué en passant, bien entendu, se pose la question du débat sur le monde. Nous pensons, après hésitation, qu'une possibilité existait qu'un débat sur le monde exprime là ses premières certitudes. Quoique très faible, pratiquement proportionnelle à une fraction du nombre dérisoire de participants à l'émeute, cette perspective existait néanmoins, et sa lueur n'est pas si fréquente, depuis quelques mois, qu'on puisse faire l'économie de la signaler. Cette hypothèse se fonde principalement sur la participation à l'insurrection d'une fraction non identifiée pour l'information, qui a généreusement partagé ses combattants entre les chefs de bande. Il y avait là la jeunesse des banlieues des grandes capitales du monde, peu critique sans doute, mais d'autant plus combative. Et s'il fallait aller jusqu'à interviewer ces adolescents pour qu'ils reconnaissent enfin approuver du Routscouille ou un autre enculé médiatoque, nous ne les pensons pas dupes de toutes ces vieilles couennes léchées : c'est au contraire eux qui ont profité de leur mise en avant sous forme de spectacle d'opposition pour s'initier, car leur silence actuel ne durera pas cinquante ans, aux premiers plaisirs d'une insurrection contre tout ce qui est là.

Il n'est pas ici absolument nécessaire de remonter jusqu'au premier putsch de Eltsine, en août 1991 – et que l'information dominante s'obstine à attribuer au gouvernement alors en place, même si le procès de ces prétendus responsables est reporté sine die depuis la double question de savoir pourquoi les putschistes ne s'en étaient pas pris à Eltsine et si Gorbatchev était au courant –, pour retracer les conditions du second, deux ans plus tard. Rappelons simplement qu'au prix de l'indépendance des Républiques de l'ex-URSS, Eltsine avait pu alors liquider celle-ci et déclarer souveraine la Russie, dont cet arriviste s'était fait élire président deux mois plus tôt. De l'automne 1991 au printemps 1993, l'arriviste a principalement léché les pompes de ses alliés occidentaux, a ruiné celles de ses administrés, son brillant entourage excepté, qui dans l'enrichissement accéléré semble manifester des dons qu'on ne lui retrouve nulle part ailleurs. Aussi d'autres cliques toutes proches de cette filière hors d'atteinte manifestent-elles, sous divers dessous nationalistes, rigoristes, légalistes, le dépit grandissant d'être écartées si près de l'argent facile par un des leurs, Eltsine, qui ne picole pas moins, et qui ne vaut pas mieux.

De cette compétition à la corruption, qui semble régir toute la réorganisation du capitalisme moderne, naquit la première grogne, première par son importance dans l'information de cette Russie de 1993. Ce ne sont pas les mineurs grévistes de Vorkouta, ce ne sont pas les déserteurs des troupes de la CEI luttant contre les mojahedines afghans et les rebelles tadjiks, ce ne sont pas les loubards des banlieues de Moscou, où parut cette étincelle de vie, perceptible dès le commencement ; c'est dans le Parlement, qui jusqu'à ce siècle n'avait jamais commencé de révolte en Russie, et qui aurait condamné par des arrêts sanglants celle qu'il a faite lui-même, si tout autre que lui l'eût commencée.

Dans ces démêlés, qui ne méritent aucune parenthèse, le ton montait doucement, par crises successives, et Eltsine avait réussi à imposer un référendum le 25 avril 1993 qui devait le plébisciter. Mais comme rien ne semblait moins sûr que ce succès de cette attrape de démagogue, son petit clan s'appliqua fiévreusement à confisquer l'information locale. On s'aperçut enfin, en avril, que la télévision était devenue outrancièrement eltsinienne. Le vice-président Routskoï, tombé en disgrâce pour avoir refusé d'approuver le référendum, s'appliqua à pendre au balcon quelques dessous souillés. Il avait « onze valises » de documents compromettants pour quelques ministres particulièrement désinvoltes, comme Choumeïko, aujourd'hui ministre de l'Information, c'est plus sûr. La télévision lui refusa la parole, ainsi qu'à tous les opposants au référendum, c'est-à-dire à l'ensemble du Parlement.

Avril fut par ailleurs le Noël eltsinien. Si jusque-là les coquins qui l'entouraient escroquaient petit (les économistes occidentaux, dont le métier est de soutenir Eltsine, sont très embarrassés de ce que la fuite des capitaux vers les célèbres comptes suisses excèdent de plusieurs fois l'excédent commercial de la Russie ; en d'autres termes, ceux qui gagnent de l'argent en Russie l'investissent à l'étranger), ils allaient pouvoir commencer à voir grand. Le 4 avril, en effet, à Vancouver, Clinton promet 1,6 milliards de dollars à Eltsine. Dans 'le Monde' du 14 avril, Stephen F. Cohen, directeur du Centre d'études sur la Russie à Princeton, demande qu'on aille jusqu'à 20, voire 30 milliards d'aide, mais qu'on la conditionne moins à un seul homme, mais à une politique qui serait plus étroitement surveillée. Le lendemain, 15 avril, le G7 signe un chèque de 43,4 milliards de dollars, donc beaucoup plus important que ce que préconisait le spécialiste. Mais ce chèque n'est pas à l'ordre de la Russie mais, contrairement à l'avis de Cohen, de Eltsine en personne. Yeah ! Bingo ! Jackpot ! Bonanza ! A Tokyo, les sept Etats les plus industrialisés ont ainsi voulu participer au référendum russe du 25 : si ce n'est pas Eltsine qui le gagne, alors ceinture la Russie ! Car ce que Stephen F. Cohen ne sait pas, c'est que les politiciens qui disposent des fonds publics de la planète ne sont des économistes qu'à courte vue. A longue vue, ils sont des vieillards, dont le plus jeune a quarante-six ans, peureux et confortables, qui détestent les changements, et qui préfèrent un interlocuteur alcoolique et irascible, imprévisible et expérimenté, rusé et filou, mais dont ils connaissent les défauts, qu'un inconnu dont il faudrait d'abord découvrir les qualités. Et pour ceux qui n'ont pas bien compris, on enfonce le clou : le 7 juillet, le G7 accorde 3 milliards de plus à Eltsine.

Le 21 avril, parce que sinon c'eût été trop difficile – quelques valises de roubles ont dû changer de coffre –, le Conseil institutionnel décrète que la question de confiance du référendum ne serait pas décidée au nombre des inscrits mais au nombre des votants ; et le 23, « une bonne dizaine de milliers » de personnes manifestent contre Eltsine à Moscou. Le 25 a lieu le vote : 62 % de participation. Les résultats ne doivent être connus que le 5 mai, c'est pourquoi la télévision eltsinienne s'empresse d'annoncer le « oui » à 75 %. Son enthousiasme démocratique a dû inverser les chiffres, puisque c'est finalement 58 % qu'obtiendra le président. C'est donc un peu moins d'un tiers des votants qui ont soutenu Eltsine au terme d'une campagne unilatérale, d'un soutien massif et exclusif de l'Occident, et sans qu'il soit tout à fait sûr qu'aucun trucage n'ait eu lieu. Et sur la question d'élections législatives anticipées, la majorité requise n'est pas obtenue ; et sur celle d'une présidentielle anticipée, c'est également l'indécision électorale et légale.

Entre le vote et le résultat, cependant, a eu lieu la première émeute moscovite de l'année. Des journalistes occidentaux, stupéfaits, soulignent même que c'est la première émeute depuis 1917. C'est faire bon ménage de celle des étudiants étrangers, principalement africains, qui eut lieu le 12 août 1992. Mais bon, ce n'était pas à l'intérieur du boulevard périphérique des idées politiques dominantes. Et là, c'était un 1er Mai, fête de l'esclavage salarié, honni, non pas à ce titre pourtant principal par les informateurs, mais en tant que vestige du communisme, comme si le communisme n'avait jamais existé ailleurs que dans les rêves des vaincus éternels, ou dans l'éternité de vaincus rêvés, ou dans les vains culs des rêves éternels. Pour la première fois, donc, la place Rouge est interdite aux manifestants un 1er Mai, quelle stupide brimade, et celle qui a lieu un peu plus bas sur le Prospekt Lenin voit la barricade de camions des Omon et miliciens attaquée, incendiée et détournée (le seul mort est un flic coincé entre deux camions pris par les émeutiers) par des jeunes (« très jeunes » même) bien éloignés de la nostalgie stalinienne et probablement, quoique un peu moins, des fantasmes tsariste et grand-russe. Les affrontements durent quelques heures, après quoi ceux qui les ont initiés vont se barricader devant la Maison-Blanche, où ils resteront plusieurs jours. Les journalistes occidentaux, qui ont été insultés, ne diront jamais combien de jours. Ce sont, par ailleurs, leurs chiffres que nous sommes contraints d'utiliser. Contraints, parce que ces chiffres sont vraisemblablement très pro-eltsinien, comme l'ensemble de cette presse insultée. Elle ne parle que de 12 000 manifestants alors que la police en avoue déjà 10 000 ! Et elle affirme 200 blessés pour la journée, jusqu'à ce qu'elle se sente obligée de répercuter celui des services de santé, qui est donc incomplet : les émeutiers du monde entier savent que ceux qui sont hospitalisés à la suite d'une émeute sont presque tous flics, journalistes ou badauds crédibles. Et ce nombre-là s'élève à 579 blessés, dont 251 policiers, sans compter le mort. Ainsi, Moscou a découvert officiellement l'émeute moderne, c'est-à-dire ses gueux sans cause apparente et son goût puissant de la négation. La preuve en est l'incompréhension dominante, puisque, alors que les barricades devant la Maison-Blanche se sont transformées en sit-in, toute l'information tremble de la manifestation du 9 mai, anniversaire de l'armistice de 1945, où rien n'est interdit, et où il n'est point drôle de défiler à la lenteur des anciens combattants galonnés et édentés.

De mai à septembre 1993, le spectacle de la discorde entre Eltsine et le Parlement passe du coup-par-coup au continu. Avant le flamboyant Routskoï, l'information, principalement russe, a trouvé le complément idéal au falot Khasboulatov pour faire contrepoids dans le criard à la star Eltsine. Peu d'événements véritablement déterminants viennent troubler l'été. Signalons cependant, le 7 juillet, la mutinerie dans le camp de travail de Vladimir, qui au bout de quatorze heures fit 5 morts, et qui montra une des façons de passer du « communisme » à la « démocratie » : les camps de travail forcé ne sont plus peuplés de prisonniers politiques (il n'y en aurait, d'après Amnesty International, plus que deux, qui sont déserteurs, dans toute la Russie), mais de criminels de droit commun dont le nombre s'accélère prodigieusement. Les insurgés de Vladimir ont eu le mérite sans conséquence de montrer que dans les goulags règnent toujours une famine endémique et une promiscuité insalubre.

L'autre événement de l'été est une escroquerie de l'Etat. Le samedi 24 juillet, la banque de Russie annonce le retrait de toutes les coupures antérieures à l'année 1993, ce qui, compte tenu de l'inflation galopante, est estimé à environ 12 % de la masse monétaire. Les anciens roubles ne sont échangés contre de nouveaux roubles que jusqu'au lendemain, dimanche soir, et à concurrence de 35 000 roubles par personne, soit environ 30 dollars. Les sommes supérieures seront remboursées dans six mois, on imagine ce qu'elles vaudront. En bref, l'Etat russe confisque l'épargne avant qu'elle ne soit rattrapée par l'inflation. Le même jour, Eltsine abrège ses vacances sous prétexte de menace de coup d'Etat. En vérité, c'est la panique et non la colère des spoliés. Une fois de plus, les pauvres de la Russie, qui goûtent déjà de tous les inconvénients du spectacle, de toutes les violences du capitalisme mafieux, ont étalé une résignation de moujiks qui pourrait faire craindre, si une pareille chose existait ailleurs que dans les romans nationalistes, une sorte d'atavisme ethnique. Mais la terreur des dirigeants devant l'« explosion populaire » en Russie a été telle qu'il est tout à fait invraisemblable que les bailleurs de fonds occidentaux continuent de maintenir leur confiance à l'équipe qui a réalisé cette grossière arnaque : aussi bien Khasboulatov que le ministre des Finances de Eltsine, Fedorov, alors à New York, au siège social de la banque qui le crédite, aussi bien la Biélorussie et d'autres Etats de la zone rouble que le FMI, tout le monde proteste avec la dernière véhémence contre l'inique mesure, tout le monde, donc y compris ceux qui l'ont signée ou conseillée, sauf les milliers de pauvres qui ont reformé les queues du régime stalinien devant les caisses d'épargne, qui restent fermées pour absence de nouvelles coupures. Dans cette confusion d'Etat atterré par la simple désolation du public, le lundi 26, Eltsine est obligé de prolonger le délai de retrait jusque fin août et d'augmenter le plafond jusqu'à 100 000 roubles. Le directeur de la Banque centrale, tenu pour unique responsable, accusera bien Khasboulatov d'avoir été dans la confidence, et cela paraît probable tant celui-ci a été le premier à hurler à la mort.

Plus encore sur l'avant de la scène du spectacle officiel, le Parlement bloque systématiquement toutes les mesures du président, qui appelle à une « conférence constitutionnelle » pour faire admettre son projet où ses pouvoirs seraient enfin sans partage : les députés décident – contre les Nations unies et l'accord des exécutifs russe et ukrainien que Sébastopol serait rendu à la Russie – d'annuler le traité de paix russo-estonien de 1920, de demander la levée des sanctions contre la Yougoslavie, de rejeter la nouvelle Constitution eltsinienne, d'interdire aux non-Russes la propagande religieuse en Russie, d'ouvrir une enquête sur la corruption de Choumeïko, vice-premier ministre, et de refuser le limogeage du ministre de la Sécurité, Barannikov. Il faut tout de même signaler qu'en tout cela jamais le Parlement n'excède ses attributions, comme tente de l'insinuer l'information pro-eltsinienne jusqu'au cœur de la forteresse occidentale. Et le 1er août, un sondage annonce que la popularité de Eltsine est tombée à 24 %. 

A la mi-septembre, ce goret présidentiel passe à la charge : le 16, il réintègre au gouvernement Gaïdar, l'ultra-libéral ex-premier ministre que le Parlement lui avait renvoyé lors d'une escarmouche de l'année précédente ; et le lendemain, il se montre béret rouge sur la tête au milieu de la division Dzerjinski. Enfin, le 21, Eltsine dissout le Parlement et annonce des élections législatives anticipées les 11 et 12 décembre. A cette violation flagrante de la Constitution, le Parlement réplique en destituant Eltsine, en intronisant président le vice-président Routskoï, et en convoquant le Congrès. 2 500 manifestants se regroupent devant le Parlement pour le défendre.

L'information dominante a toujours présenté cette dispute qui l'a tour à tour enchantée, consternée, effrayée, puis à nouveau enchantée, comme celle du bon démocrate Eltsine contre le mauvais Parlement conservateur communiste. L'argument cardinal qui soutenait cette vision manichéenne est que Eltsine aurait été élu au suffrage universel, alors que le Parlement, alias Soviet suprême, était issu d'une élection où les députés communistes étaient protégés, car datant de l'époque où l'Union soviétique existait encore. A cela, il convient tout d'abord de rappeler que Eltsine était l'apparatchik communiste typique jusqu'en 1990, c'est-à-dire qu'il n'a quitté le parti communiste que l'année avant de l'avoir interdit, après y avoir fait carrière toute sa vie ; que son élection présidentielle ne date également que de l'époque où existait encore l'URSS, et que le président de la Russie n'était, selon le mandat qui lui a été confié alors, que le chef de la plus importante des divisions de l'Etat, Etat qui avait alors un autre chef (Gorbatchev), qui lui était constitutionnellement supérieur ; qu'il y aurait beaucoup à discuter sur la légalité et la régularité des élections de ces deux instances, présidentielle aussi bien que parlementaire ; que la démocratie ne se mesure pas à la modalité d'élection, mais à celle de la révocabilité, et que celle-ci appartient aux votants et non comme le 21 septembre en Russie à une autre instance, ce qui conduit à cette farce que les deux instances se sont interdites mutuellement, quoique le Parlement en avait le droit constitutionnel, ce qui n'était pas le cas du président ; et enfin que toute l'argumentation qui s'est répétée en litanie, et même en pure projection, comme quoi Eltsine serait davantage soutenu par le « peuple » que le Parlement, ne tient qu'à cette élection de 1991, parfois augmentée du référendum du 25 avril (même si Eltsine, dans les circonstances les plus douteuses pour tout « démocrate » occidental, y a obtenu 58 % des votants, ce n'est qu'un tiers de la population moscovite qui lui a apporté son soutien), mais jamais, par exemple, du sondage du 1er août, qui dit clairement le contraire. Si, donc, l'on juge seulement les faits selon les coutumes démocratiques occidentales, et selon la loi en vigueur dans le cas de figure considéré, Eltsine a un comportement très nettement antidémocratique, et les journalistes occidentaux n'avouèrent que du bout des lèvres la présence de simples et naïfs « démocrates » venus protéger le Parlement et la « démocratie » sans aucune sympathie pour les partis et les individus qui dominent cette institution et violent la loi (très précisément la loi 121.6). Cette précision est tout à fait nécessaire pour constater à l'occasion de ce deuxième putsch de Moscou une nouvelle déviation du concept de démocratie. En vérité, « démocratie », chez ses ennemis, est de plus en plus un drapeau, et de moins en moins un système de règles du jeu obéissant à certains principes. Aussi Eltsine est-il principalement « démocrate », non pas selon l'acception de « pouvoir au peuple », mais parce qu'il est factotum de l'Occident libéral, qui se pense lui-même parfait en matière de démocratie. Le président russe est démocrate non pas en pratiquant la « démocratie », mais en la représentant. La télévision espagnole a très bien synthétisé cette position dans la comparaison entre Eltsine et le premier dictateur Somoza en rappelant ce que Franklin D. Roosevelt en disait crûment : « Somoza est un fils de pute, mais c'est notre fils de pute. »

Le Parlement, pour sa part, qui s'est trouvé dans toute cette affaire d'un légalisme presque sourcilleux, n'aurait jamais renié la brutale désinvolture de Eltsine s'il n'avait justement pas été acculé à jouer les vertus démocratiques. Comme Eltsine, les députés ne tremblaient en vérité que pour leur place, c'est-à-dire pour leur datcha. Tous anciens communistes comme Eltsine, les députés étaient partagés selon des partis aux orientations fort floues, où le plus ou moins d'identité slave, puis russe, semblait le seul indicateur qui les différenciait. En vérité, ce Parlement, ramassis d'apparatchiks en mutation comme Eltsine, représentait les différentes alternatives d'un capitalisme russe possibles : ainsi, Eltsine n'y était pas le plus radical parce qu'il voulait des réformes rapides, mais sa radicalité était uniquement la radicalité de sa prostitution à l'Occident. Et, à l'autre extrémité du spectre, où l'on ne trouvait que des réformateurs, et que des réformateurs favorables au capitalisme, se trouvaient ceux qui étaient radicalement opposés à l'Occident, faussement agglomérés à une sorte de nostalgie de la guerre froide, car leur opposition à l'Occident semblait bien circonstanciée : la place pro-Occident étant prise, celle anti-Occident était vacante, voilà comment ces nébuleuses d'arrivistes en désarroi se sont partagées le spectre de la crédulité supposée du bon peuple de Russie.

Le bon peuple de Russie, parlons-en justement. Les luttes byzantines entre ces cliques avides – et, pour bien faire comprendre la différence, la rhétorique est restée en cela stalinienne que d'un extrême à l'autre on se traite de fasciste – ont paru le mal inévitable aux pauvres, citoyens de l'Etat russe. Les proportions des participants aux différentes manifestations et contre-manifestations des deux semaines qui ont suivi le 21 septembre seront tout à fait de même ordre que lors du 1er Mai, tout au moins selon les sources occidentales. Ceux qui ont cherché dans les troubles une classe ouvrière ou paysanne, ou même une classe moyenne, devraient retourner leur microscope avec des peaux de chamois. Ce ne sont, pour ainsi dire, que des individus qui se sont retrouvés dans la rue, à des titres fort divers, et, pour une partie seulement d'entre eux, sous une idéologie reconnaissable, dont on doit penser qu'elle ne correspond nullement à ce qu'implique cette idéologie dans la bouche des vertus occidentales. Ainsi beaucoup de nationalistes grand-russes étaient d'occasion, certains communistes étaient en vérité des anarchistes, alors que, parmi les soi-disant nostalgiques de Staline, on ne trouvait presque aucun stalinien. Il est encore difficile de connaître et d'évaluer la structure des gangs de jeunes à Moscou ; nul doute que la part imprévisible et véritablement dangereuse de l'insurrection à Moscou ne se trouve pas dans l'avidité incontrôlée de quelques ministres eltsiniens ou dans les délires militaro-industriels de quelques députés paniqués, mais dans la petite délinquance de la ceinture gueuse de la capitale russe, proportionnelle en brutalité au capitalisme corrompu qui la soulève.

En Russie, Marx est une référence scolaire pour toutes les générations en vie actuellement. Il n'est donc pas étonnant que les citations et les allusions concernant l'auteur du 'Capital' abondent. Ainsi, par exemple, la crise un peu théâtrale, si personnalisée, a-t-elle été dans une judicieuse inversion comme ayant commencé en farce et s'étant terminée en tragédie ; de même, Routskoï a été fréquemment traité de Bonaparte, y compris par un journaliste qui explique simplement l'échec de cet aventurier-là par le fait qu'il ait trouvé plus Bonaparte que lui en Eltsine. Il est vrai que le pathos de ces interprètes avait du comique, du ridicule même, avant que la peur (les acteurs ne sont jamais que des trompe-la-paix) ne se termine dans le sang. A Routskoï, président par la grâce du Parlement, encerclé dès le 21 septembre par la police, il fut rapporté comme une grosse faute stratégique d'avoir nommé trois ministres, Intérieur, Sûreté et surtout Défense, démettant ainsi de fait en cas de victoire les titulaires eltsiniens des portefeuilles et, notoirement, le général Pavel Gratchev. Cet officier ombrageux fut par cette décision contraint de quitter la neutralité que les restes non déserteurs de l'ex-Armée rouge s'étaient promis d'observer, en clamant son soutien à Eltsine, après une nuit de silence, le 22 septembre.

Ce premier ralliement fut suivi d'un second, celui de Choumeïko, que Routskoï avait presque convaincu de corruption, qui avait engagé contre Routskoï une enquête similaire bien moins probante, et qui avait été démis, en même temps que Routskoï, le 1er septembre, apparemment pour attendre que justice soit faite dans deux cas ainsi renvoyés dos à dos. Que cela n'était qu'une manœuvre dilatoire pour discréditer Routskoï et mettre à l'abri Choumeïko fut vérifié dès le 23 septembre, où le juste démocrate Eltsine réintégra dans toutes ses fonctions son ministre prévaricateur. Le caractère de petite clique boulimique de la bande à Eltsine ne ressort nulle part mieux que dans cette réinsertion hors de toute justice.

A partir du 23 septembre commence une sorte de siège du Parlement, hautement politique vu de l'intérieur, et présenté comme dérisoire de l'extérieur. Il est vrai que 2 000 à 3 000 manifestants continuent de camper devant l'édifice, auquel on coupe tour à tour le téléphone, puis l'électricité, alors qu'on retire aux députés leur émission de télévision et leur journal, et que l'administration les empêche de rallier le bâtiment pour que ne soit pas atteint le quorum nécessaire à la destitution légale de Eltsine. Trois députés seulement démissionnent, mais la grève générale appelée par le Parlement semble peu suivie.

Le 23 aussi a lieu une attaque d'un mystérieux commando sur la direction militaire de la CEI, dont il faut bien dire qu'elle est devenue un fantôme. Pourtant, dans ce bâtiment, il y aura 2 morts. Dès le lendemain, où Eltsine inaugure une réunion de la CEI en assurant « Il n'y aura pas d'assaut contre la Maison Blanche », credo qui sera repris jusqu'à l'assaut, des manifestants à l'extérieur du cordon d'assiégeants attaquent ce cordon.

Le monde occidental a réagi comme un seul homme en faveur du coup d'Etat constitutionnel de Eltsine. Clinton affirme avoir été averti une heure avant la dissolution du Parlement ; « En riant devant les journalistes, Clinton avait alors paru traiter l'affaire comme un nouvel enfantillage de la politique russe. » Toute l'information occidentale aura l'attitude exprimée par le président américain après la bataille : « Les Etats-Unis continuent de soutenir fermement le président Eltsine, parce qu'il est le leader démocratiquement élu par les Russes. » Dans le soutien réitéré de Clinton, y compris avec un nouveau chèque de 2,5 milliards de dollars, et avec des réflexions à peu près comme celle-ci : « Je ne vois pas en quoi M. Eltsine ne serait pas démocratique », il n'y a pas simplement de la cécité, mais de la mauvaise foi. Et dans cette compétition, que les pauvres d'Occident tolèrent de plus en plus, les Etats ont, lors de ce putsch de Moscou, débordé leur propre information dominante, contrainte de révéler des pratiques de ses favoris contraires à sa propre sécurité. Ainsi, dans la presse française, au moins 'le Monde' est passé d'un soutien massif, falsificateur, unilatéral pour Eltsine à une réserve vaguement indignée face aux mesures – notamment de la façon de traiter une chambre d'élus dans son droit – qui ne peuvent plus se justifier que d'un point de vue de politique générale, dont la maxime serait nécessairement « La fin justifie les moyens ». Cette fin elle-même d'ailleurs ne peut plus passer pour très honorable : Eltsine, en effet, qui a convoqué une sorte de Constituante basée sur un Conseil de la Fédération, y rencontre aussi de vives remontrances, qui gagnent jusque son propre gouvernement, sur son refus d'organiser une élection présidentielle anticipée en même temps que des élections législatives, et sur la raison d'avoir dissous le Parlement, ce qui n'était pas nécessaire alors même que le Parlement acceptait des élections anticipées à condition qu'elles soient simultanées avec la présidentielle. Enfin, si l'ex-dissidence soviétique semble loin d'avoir été aussi unanime que les Etats qui s'étaient servis d'elle pendant la guerre froide, il faut tout au moins signaler que le chef d'orchestre Rostropovitch, qui a donné un concert le 26 septembre en prélude d'une manifestation pro-eltsinienne pour en grossir les effectifs (ils seront 15 000 selon 'Libération', qui ajoute, comme s'il s'agissait d'un plébiscite évident dans une ville de 9 millions d'habitants, en face des quelque 1 500 défenseurs du Parlement : « La capitale a donc tranché »), que Rostropovitch donc est une salope, et que Soljenitsyne, la veille, a tenu un discours en Vendée, dont c'était le bicentenaire de la révolte, pas vraiment pour exalter les révoltes paysannes de Russie contre les bolcheviques, mais pour partir dans une croisade infecte contre toute révolution : « Que toute révolution déchaîne chez les hommes les instincts de la plus élémentaire barbarie, les forces opaques de l'envie, de la rapacité et de la haine, cela, les contemporains l'avaient bien perçu. » Evidemment, le crétin mystique se garde bien d'exposer d'où viendraient ces instincts ou ces forces opaques. « Le mot “révolution” lui-même (du latin revolvo) signifie “rouler en arrière”, “revenir”, “éprouver à nouveau”, “rallumer”, dans le meilleur des cas mettre sens dessus dessous, une kyrielle de significations peu enviables » ('le Monde' du 28 septembre 1993). S'il était un concept dont le sens devait rompre radicalement avec son étymologie, c'est bien à « révolution » qu'en devait revenir la primauté. Soljenitsyne a écrit un texte politique important en son temps. Comme beaucoup d'auteurs qui ont fait leur temps, même très peu, il est devenu un vieux con, et une fraîche raclure de bidet avant sa mort. Et si une révolution balaie, avant qu'elle n'intervienne, nos mœurs, il ne sera pas le dernier. D'autres écrivains dissidents russes, plus près de l'actualité, n'ont pas abdiqué tout goût de la critique de ce qui est là. Siniavski et Maximov, réunis par Eguides, commencent ainsi leur article du 18 octobre dans 'Libération'. « Il y a quelques jours, nous qui sommes des adversaires, voire des ennemis de longue date, nous nous sommes assis à la même table. » L'article est intitulé « Eltsine démission ! ».

Le 28 septembre a lieu la première émeute depuis le 1er Mai. Plusieurs milliers de manifestants attaquent les barrages devant le Parlement, qui les repoussent difficilement vers le quartier voisin, où surgissent des barricades dont les jeunes défenseurs crient victoire. Un flic est tué, ainsi que le lendemain, où l'affrontement est plus rude, mais anticipé plus tôt par la milice, et aussi davantage médiatisé. De ce jour-là, le harcèlement réciproque entre milice qui disperse violemment jusqu'aux tentatives de manifestations et jeunes qui attaquent cette police honnie, si pleutre et si brutale dans l'interminable quotidien de son arbitraire, aura lieu tous les jours. Et la tentative de conciliation du patriarche orthodoxe Alexis II s'engage alors et correspond à l'ensemble de cette mise en scène en carton, son principal effet consistant à rassurer une vieille, religieuse, respectable barbe entre le fils de pute de Clinton et les déclamations solennelles « jusqu'à la mort » de Routskoï, sur le devant de la pantomime. Les bureaucrates de province, dans l'intervalle, ayant constaté que l'angoisse qui mine la somnolence de leurs administrés ne s'allume pas, par l'effet du Grand-Guignol moscovite, en colère, en profitent, comme en 1991, par leur attentisme qui inquiète sourdement le pouvoir central, pour s'autonomiser un peu plus : à Briansk, le chef régional refuse son limogeage ; à Novossibirsk naît une « république de Sibérie » après celle de l'Oural que s'était donnée un vassal de Eltsine avec Sverdlovsk redevenu Ekaterinbourg comme capitale ; quant au président fraîchement élu de la république bouddhiste de Kalmoukie, un illuminé du nom Ilioumjinov, qui a fait fortune au point de promettre 10 dollars à chaque électeur, soit un peu plus d'un salaire annuel, il est venu à Moscou plaider la cause du Parlement auprès du président.

Le 29 septembre, le Parlement se voit adresser par Eltsine l'ultimatum de devoir quitter les lieux le 4 octobre, dernier délai sinon trois points de suspension. Mais le 1er octobre encore, à la télévision, Eltsine affirme : « Nous ne ferons pas couler le sang. » Peut-être plus encore en Russie qu'ailleurs, celui qui fait couler le sang est considéré comme le coupable. Sur le froncement de sourcils américain, le courant électrique est rétabli à la Maison-Blanche, et les négociations continuent, menées par le patriarche, à rassurer une part grandissante des membres des deux cliques, qui ont compris qu'en cas d'affrontement l'un ou l'autre camp sera rayé des tableaux de carrière ; et pour beaucoup de hauts responsables, ces gens lents, patients, brutaux, minutieux et fourbes, ce quitte ou double forcé, qui se justifie à peine par une manne occidentale à laquelle seuls quelques-uns auront un accès conséquent, est le contraire de leur intérêt.

En attendant, de violents heurts ont lieu, ce 1er octobre, place Pouchkine. Gueux de Moscou, prends garde à ton honneur tout jeune.

Le samedi 2 octobre devant le ministère des Affaires étrangères, 2 000 manifestants érigent des barricades, et incendient le ministère. Les 200 Omon qui sont envoyés les disperser sont dispersés eux-mêmes. Il y a 1 mort et 24 blessés. Le soir, dix-neuf partis d'opposition « ni communistes ni fascistes » en appellent aux Etats occidentaux pour qu'ils cessent d'approuver « le coup de force de Boris Eltsine ».

Le 3 octobre, à 14 heures, sur la place Octobre, 5 000 à 7 000 manifestants sont réunis à l'appel du Front de salut national, considéré comme ultra-nationaliste. Il faut cependant souligner que, comme le 1er mai, et comme chaque jour depuis le 28 septembre, c'est le rassemblement des adolescents qui essaient de couvrir leur volonté d'en découdre d'un discours plus construit que le leur, surtout s'il paraît choquant aux bien-pensants du monde. Car, à 15 heures 30, Omon et milice sont « balayés » sur trois kilomètres avenue Lenine, jusqu'à la Maison-Blanche, où le cordon des forces de l'ordre est rompu, mis en déroute. La plus infime défaite militaire des forces de l'ordre est assimilée à une grave déroute de cet Etat en entier. Et l'effet moral d'une telle issue est toujours d'une ampleur hors de proportion avec l'affrontement lui-même ; mais c'est une invisibilité postulée, et sur laquelle la société étatique est construite, qui est mise à bas. Aussi, la surprise a été complète dans les deux camps : dans la rue, d'abord, où se sont déroulées des scènes de liesse si rares et si fraîches ; les miliciens chassés et traqués par la joie fuyaient ou passaient dans le camp dont ils pensaient la victoire irrémédiable. Et dans le camp des hommes d'Etat, lui-même scindé, la stupeur fut totale. Un journaliste de 'Segodnia' décrivit au lendemain de l'insurrection, et son article fut le premier censuré, comment au Kremlin la clique de Eltsine était éperdue et paniquée, comme si sa pendaison était imminente. Les scènes de désarroi ont paru le signe d'une grande incurie aux journalistes occidentaux et russes, mais ils se trompent : la panique, l'angoisse est fréquente dans les QG de l'Etat, et surtout à chaque fois qu'un soulèvement franchit une défense centrale de l'Etat : car c'est toujours imprévu, et c'est toujours la peau des gorets de cet Etat qui est alors directement en jeu, plutôt, du reste, dans leur imagination fort affectée que hélas dans les faits. Selon le même principe, dans le camp du Parlement soudain libéré de ses assiégeants, sans que ce fût prévu ou même prévisible, on fit alors une faute due à l'excès de triomphalisme. Routskoï harangua la foule, lui demanda de prendre la mairie, qui fut immédiatement mise à sac par les émeutiers, et Ostankino, qui est le siège de la télévision. Il faut dire que cette télévision, dans l'ensemble de ses chaînes, était maintenant une officine de propagande pro-eltsinienne si grossière qu'elle s'attira même les murmures des journalistes occidentaux. Les journalistes occidentaux sont pro-eltsiniens, mais à condition que Eltsine leur lèche les bottes. Or, en Russie, à ce moment-là, le rapport de force s'était inversé, et c'était l'information russe qui léchait les bottes de Eltsine. Cela courrouce la presse occidentale. Et, on l'imagine, cela met dans une infériorité et une rage noire ceux qui sont journellement calomniés et souillés par ce paillasson, en l'occurrence Routskoï et le Parlement. Par ailleurs, c'est une nécessité stratégique de toute révolte moderne, non pas de renverser le discours de la télévision, mais de le supprimer. Mais cette règle générale a souffert son exception à Moscou ce jour-là. En effet, malgré le ralliement de Gratchev à Eltsine, l'armée restait neutre autant que possible. Or, en appelant des émeutiers imprévisibles à s'emparer de la télévision, Routskoï ne mettait pas seulement en danger la clique qui l'avait confisquée, mais l'Etat, quels que soient ses gestionnaires. Si Routskoï avait pu parader triomphalement devant la foule assemblée, il n'en était pas moins déjà à la remorque d'un mouvement anonyme qui, en attaquant le temple de l'information, donnait au soulèvement une étendue qui, comme un feu de steppe, pouvait atteindre en un instant les extrémités de la Sibérie. Aussi, l'assaut d'Ostankino força l'armée à sortir de la neutralité. Et, dans le parti des gestionnaires qui représentait le Parlement, ce fut la faute décisive : lorsqu'un démagogue ne tient pas un mouvement de rue, ce démagogue le perd. C'est verser de l'huile sur un feu qui vous menace de vouloir manipuler des gueux modernes qui vous ont entraîné.

Ostankino est à une vingtaine de kilomètres du centre de Moscou, et c'est donc un bric-à-brac de camions volés à la milice qui y charria un millier d'émeutiers chaotiques. On raconte même qu'un char de l'armée les dépassa, que les défenseurs furent salués par ceux entassés dans les camions qui arrivèrent cinq minutes après le char qui leur tira dessus aussitôt, ce qui sauva la télévision. Mais une unité d'élite défendait aussi le bâtiment, dont le premier assaut commença à 18 heures 30 et fut meurtrier. Dix minutes plus tôt, le Kremlin avait trouvé en Bourboulis et Poltoranine deux énergiques crapules qui savaient elles qu'elles n'avaient rien à attendre dans le cas d'une défaite, et qui ont suppléé la défaillance de l'ivrogne qui les commandait au nom de l'Occident. Quelque quarante minutes avant qu'il n'arrive au Kremlin, visiblement dans un état piteux, l'état d'urgence avait été proclamé jusqu'au 10 octobre. A 19 heures 30, Clinton réitère son soutien à Eltsine ; à 20 heures 45, Gaïdar, un autre de ces rats du gros affairisme d'Etat, appelle les partisans du président à descendre dans la rue : à minuit, leur manifestation inoffensive autour du Kremlin réunit 25 000 personnes, selon des chiffres vraisemblablement gonflés pour la cause. Entre cet appel et une heure plus tard, alors que la télévision a cessé d'émettre, Tchernomyrdine est nommé vice-président – c'est encore une violation de la Constitution ; ce politicien considéré jusque-là comme à mi-chemin entre Eltsine et le Parlement reçut, deux jours plus tard, 16 millions de roubles en liquide, soit 500 000 dollars, de la part de la Banque centrale –, et Tass est « actuellement occupée ». Puis, dans la nuit, c'est le second assaut contre Ostankino, avec des renforts venus du centre-ville et de l'armée, dont les blindés tirent à la mitraillette. Enfin, en même temps, Gaïdar et Poltoranine vont en personne au collège de l'armée, qui est une réunion des principaux généraux, pour les convaincre par la menace et la prière de donner l'ordre de l'assaut du Parlement.

Le 4 octobre, à partir de 7 heures et pendant dix heures, entrecoupées de quelques travaux, la Maison-Blanche est bombardée, les étages inférieurs étant pris d'assaut par la division Alpha. Il y a eu plusieurs dizaines de morts à Ostankino, il y en aura au moins autant dans cette contre-offensive décisive. Il est fait état, dans la matinée, de barricades dans le quartier voisin de Krasnaïa Presnaïa, puis personne ne sait ce que sont devenus ces barricades et leurs défenseurs, dont la dernière trace, dans l'information, a été l'incendie de la mairie. Ensuite, les projecteurs sont tournés vers le grand bâtiment du Parlement, dont plusieurs centaines de défenseurs sont cependant armés, d'armes légères seulement. Un des phénomènes les plus étranges, et qui tend à se généraliser dans les mouvements de révolte moderne, surtout lorsqu'ils sont surmédiatisés, c'est une foule composée de spectateurs. Si à Rostock la sympathie des badauds pour les émeutiers avait scandalisé, ici elle gêne seulement les bonnes consciences pro-eltsiniennes. En effet, combien parmi ces bandes d'enfants qui jouaient à celui qui s'approche le plus près, jusqu'à ce que les plus téméraires entrent et sortent dans le bâtiment bombardé, sont morts ? La presse préfère concentrer son tir sur des cibles plus célèbres par ses soins antérieurs.

Juste avant 15 heures, c'est un couvre-feu de 23 heures à 5 heures du matin qui est promulgué. Puis, une demi-heure plus tard, plusieurs journaux, dont la 'Pravda', 'Glasnost', 'Den', 'Sovietskaïa Rossia' sont interdits. Enfin, le capitaine Routskoï, qui a promis de mourir sur place – après avoir reçu l'assurance de vie sauve par une ambassade occidentale –, se rend, avec Khasboulatov, plus digne, à 18 heures 45. A 21 heures 15, plusieurs organisations, dont le parti communiste, sont interdites. Des « snipers », selon la terminologie de Sarajevo, se battent encore deux ou trois jours dans Moscou. Et cette nuit-là, une nouvelle attaque a lieu sur Tass, faisant 2 morts, et vérifiant après la bataille d'Ostankino que l'information est désormais, face à tout soulèvement, en ligne de mire. De même, la seule manifestation signalée en province a lieu ce 4 octobre à Saint-Pétersbourg, où 1 000 manifestants anti-Eltsine attaquent la télévision locale pour faire connaître leur version des faits que nous sommes donc réduits à imaginer.

Les jours suivants ont entièrement été consacrés à une répression qui rappelle celle de tous les coups d'Etat militaires réussis. Le 11 octobre, le seul couvre-feu, reconduit à cette date sans raison apparente, a permis l'arrestation de 18 939 personnes, soit plus que la grande rafle successive à l'émeute de Los Angeles en mai 1992 ! Tous les soviets locaux sont dissous, et on leur substitue des fonctionnaires nommés. La Cour constitutionnelle, qui évidemment avait déjugé le putschiste Eltsine, est suspendue. Tous les partis opposés à l'économie de marché sont interdits, et, en prévision des élections du 12 décembre, seuls les partis eltsiniens peuvent exercer une activité et espérer s'exprimer à la télévision. Enfin, après avoir dévoilé son projet de Constitution, avec un Parlement qui devient chambre d'enregistrement, cour privée du président, Eltsine annonce en novembre que, contrairement à tous les engagements pris, il n'y aura pas d'élection présidentielle anticipée : la canaille n'a pas commis toutes ses fourberies et abus pour risquer de ne pas en profiter. Que dirait l'Occident si son porteur de capital était battu ?

Mais c'est l'information qui est la plus durement assignée et mise au pas. Comme dans toute dictature ordinaire (il est vrai que dans l'entourage de Eltsine, certains économistes se voient golden boys et rêvent ouvertement d'un régime Pinochet), tous ceux qui sont opposés au dictateur sont interdits, ceux qui en ont pensé du mal, épisodiquement, sont chicanés : certains journaux paraissent avec des « blancs », certains journalistes sont empêchés de se rendre à leur rédaction, la 'Pravda' et un ou deux autres journaux antieltsiniens interdits sont sommés de virer leur direction, et de changer leur orientation politique, ou de disparaître. Ces violences qui touchent au fondement éthique même de la société occidentale ont pourtant été endossées par l'information occidentale elle-même. La faconde qui les résume est rapportée par 'International Herald Tribune', le 6 octobre : « The president's mood [is] resolute but democratic. » Pour la première fois, l'information dominante endosse sans critique la subjectivité toute particulière qui est accordée aujourd'hui à ce qui est démocratique : ici c'est une humeur. L'identité absolutiste du « démocratique », puisque là c'est l'humeur d'un individu, qui pourrait donc être inverse, est ici reconnue.

L'information occidentale, qui donne de si violentes dérives au sens des mots, a elle-même eu une attitude plus hésitante qu'à son accoutumée pendant tout le spectacle qu'elle a soutenu. Le postulat comme quoi Eltsine défendait la démocratie, malgré quelques apparences, était le sien dès la dissolution du Parlement, le 21 septembre. Si donc elle a soutenu bruyamment le gros porc, elle a été obligée d'expliquer qu'il avait agi contre la loi. Et la servilité de la télévision russe, associée au refus de Eltsine de remettre en jeu son mandat – lui-même d'une légitimité très relative – en même temps que celui des députés, a augmenté au cours des deux semaines de siège de Parlement les réticences et les froncements de sourcils lisibles sous la plume des envoyés spéciaux. Mais, l'émeute victorieuse du 3 octobre a rallié sans condition l'information occidentale à Eltsine pendant toute la durée de l'incertitude. Ceci n'est pas principalement le fait, d'ailleurs, de ces envoyés spéciaux, mais des télévisions occidentales, qui reprirent le sujet un peu tombé en quenouille, dès le 3 octobre et en direct, et pour leur public cru le plus simpliste. Là, il ne s'agissait pas de douter, mais d'imposer un manichéisme criard, Eltsine est le bon, les autres sont les mauvais. Les envoyés spéciaux des grands journaux, qui s'essaient avec timidité et nuance à quelques remontrances, furent emportés dans le mouvement, selon cette démarche générale : il faut d'abord donner à Eltsine qu'il assoie son pouvoir pour, ensuite, si nécessaire, en critiquer la gestion. Et c'est ainsi que – le téléspectateur était happé vers d'autres manichéismes – l'information occidentale critique, avec une humeur résolue mais démocratique, l'action du nouveau dictateur qu'elle venait d'introniser. Ainsi, dans le premier soulèvement « à l'Est » depuis la Chine et la Roumanie, où elle a pris forcément position pour le pouvoir en place contre la rue, l'information occidentale a retrouvé dans ses hésitations les gestes de soumission et la bassesse du rang de contremaître, de subalterne zélé qu'occupent ses responsables dans l'échelle sociale, et qui correspondait à son influence avant qu'elle ne devienne le parti dominant de la communication.

La question de savoir que faire de la Russie se pose comme pour la Bosnie d'abord entre New York, Genève et Bruxelles, entre Washington, Tokyo, Paris, Londres et Bonn, et ensuite seulement à Moscou. C'est un problème de politiciens, dans le sens où la Russie possède l'arme atomique, et dans le sens où les gueux de Russie risquent de menacer la forteresse occidentale ; c'est un problème de gestionnaires, dans le sens où le capitalisme occidental, dans sa recomposition géographique, n'a pas encore décidé quelle place attribuer à ce tronc de l'Empire soviétique effeuillé. Le capitalisme occidental, FMIste, a eu pour premier soin d'installer une administration sous sa tutelle, aux ordres : l'équipe Eltsine. Mais, quant à savoir s'il faut dépecer la Russie en une multitude de petites entités concurrentes, ou s'il faut garder à celle-ci une autonomie surveillée, afin qu'elle dicte la volonté du capitalisme occidental à sa périphérie, là-dessus les avis semblent encore partagés. 

En effet, du Tadjikistan à la Moldavie, en passant par la Géorgie et le Karabakh, la Russie a systématiquement pris parti de la manière dont la forteresse Vieille Europe agit en Bosnie : aide, plus ou moins ouverte, selon ce qui est avouable, au plus faible, pour faire durer le conflit et la scission et pour mettre même le parti adverse à la merci de la décision du Kremlin : ainsi, parce que la Russie soutenait l'indépendance abkhaze en Géorgie, et les indépendantistes du Karabakh en Azerbaïdjan, les Etats de Géorgie et d'Azerbaïdjan, qui y étaient réfractaires, ont été obligés d'adhérer à la CEI pour stopper l'avance des irrédentistes soutenus par la Russie ; et en Géorgie, cette sanglante Realpolitik est même allée, après avoir provoqué la déroute de l'Etat central géorgien de Chevardnadze devant les séparatistes abkhazes, jusqu'à soutenir cet Etat contre la tentative de profiter de cette déroute par les partisans de l'ex-président déchu, ouvertement antirusse, Gamsakhourdia. Aussi, si cette gestion des ex-Républiques, maintenant indépendantes, semble arrivée à une maîtrise bien plus grande qu'à l'époque de Gorbatchev, où rien ne semblait pouvoir les retenir sous la domination de l'Empire (de la même manière que la maîtrise des anciens colonialistes européens, notamment en Afrique, s'est souvent renforcée après l'indépendance), cette maîtrise justement est aussi une source d'inquiétude pour les maîtres du dictateur du Kremlin, payé d'un chèque en blanc en échange d'une soumission totale et dont il va falloir maintenant, pour les débiteurs, surveiller la soumission totale.


 

(Texte de 1993.)


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