Après l'émeute


 

3) Résistance

La nouveauté de l'après-émeute est la résistance. L'originalité de l'époque où l'émeute a été consommée est que cette vitalité brûlée se transforme aussi en faveur de ceux qui l'ont prodiguée. C'est un résultat aussi fragile qu'étonnant qu'il convient ici de saluer avec toute la modération d'un optimisme convalescent.

Deux insurrections, après avoir été contraintes de quitter la rue, en Somalie et en Algérie, après avoir subi différentes variations de la répression et du silence, ont aujourd'hui ouvert une résistance d'après-émeute inconnue dans l'histoire récente. Certes, d'autres mouvements avaient continué après ce qui pouvait être désigné comme la bataille décisive. Celle-ci, au cours des deux derniers siècles, a toujours connu son expression dans la rue, dans un affrontement qui portait les traits de l'émeute moderne ou de l'une de ses formes initiales, à l'exception peut-être de la révolte des ouvriers polonais en 1981, dont le moment clé, on s'en souvient, a été le congrès de Solidarité, où la direction avait usurpé les mandats de la base, qui a laissé s'accomplir cette usurpation. Cependant, il n'existe aucun exemple de mouvement battu dans la rue qui se soit reconstitué sur une base au moins aussi radicale que celle qui l'y a mené, et il n'existe aucun exemple de mouvement, y compris en Pologne, qui n'ait pas été battu dans la rue.

Bien entendu, la défaite d'une révolte a toujours été refusée par ceux qui y avaient engagé toutes leurs capacités, et qui n'y sont pas morts. Ce sont d'abord des gestes de désespoir ; ce sont aussi tous ceux qui n'ont pas compris, soit par cette absence de lucidité qui s'est hélas fâcheusement répandue, soit par l'optimisme combattant qui est généralement indispensable dans la lutte elle-même, que le point culminant de celle-ci était passé, moment il est vrai difficile à percevoir, même avec beaucoup de connaissance des faits, d'expérience, de recul et de sang-froid ; c'est enfin généralement tous ceux qui n'ont adhéré au mouvement que trop tard, et tous ceux qui poursuivent de savantes et construites stratégies, préexistantes et survivant éternellement au matériau humain de la révolte. La résistance après l'émeute a toujours tourné à une sorte de contraire de la révolte qui y avait conduit : défensive, conspiratrice, triste, un rapetissement de perspective et, bien souvent, un tremplin de carrière. Aussi a-t-elle toujours ressemblé davantage à une résistance à l'émeute, un ouvrage avancé ennemi, une preuve de la défaite. C'est pourquoi la résistance après l'émeute telle qu'elle apparaît en Somalie et en Algérie est neuve. C'est une résistance non plus défensive, mais offensive.

Dans ces deux Etats, il y a eu répression, il y a eu silence, il y a eu et il y a diffamation. Et après un moment culminant, que la Bibliothèque des Emeutes avait tenté de désigner, chacun de ces mouvements avait quitté le terrain, au moins en apparence. A vrai dire, il y a un an, nous les aurions rangés en tête de la catégorie « répression », aux côtés de l'Afrique du Sud et de l'Irak. Nous sommes heureux aujourd'hui de devoir revenir sur ce jugement erroné, au moins pour le nuancer, au mieux pour constater à la faveur d'une évolution plus souriante, que ce qui paraît une terrible répression couve donc peut-être une non moins énergique résistance. Avis aux vaincus de Bassora et de Kinshasa, de Port-au-Prince et de Rangoon.

Tout en constatant le devenir de deux mouvements qui portent en bonne part le devenir du monde, dans lequel il faut savoir que le nombre d'émeutes n'a plus été en 1993 que le tiers de ce qu'il était en 1990 et 1991, nous ne crions pas victoire. Les réserves de jeunesse et d'intelligence, qui pour la première fois sont entièrement dans notre camp (en face, on est obligé de mettre les rares jeunes et les rares intelligences en première ligne), ne doivent pas non plus nous éblouir, tant ces deux qualités s'usent vite quand elles ne sont pas utilisées, ou se gâtent quand elles se fient aux mirages ennemis, qui s'autoreproduisent en quantité industrielle. Ces deux affaires suivent actuellement un cours expérimental, plus « émeutier » en Somalie qu'en Algérie, sans lien entre elles autre que nous, leurs perspectives décorent encore le brouillard, et nous ne savons pas si les réjouissantes déroutes qui y sont infligées à l'ennemi sont conjoncturelles, comme il dit, ou si, comme cela paraît plus possible que probable, nous allons assister à un tournant dans la guerre du temps.

a) Somme Ali de soulever les cœurs !

En Somalie, l'ampleur du mouvement l'installe dans la durée aussi. Il faut donc remonter au 14 juillet 1989, depuis lequel il a traversé trois phases distinctes : l'insurrection, la guerre et la résistance.

L'insurrection, dont le détonateur avait donc eu lieu à la mi-89, s'est accélérée pendant quinze mois d'émeutes de plus en plus rapprochées, pour culminer dans un soulèvement ouvert qui a duré de fin décembre 1990 au début de février 1991. Ce fait mémorable, occulté par la guerre du Golfe simultanée, est l'unique exemple existant d'une insurrection victorieuse. C'est-à-dire que la foule, après un mois d'affrontements, a pris, « à mains nues », la villa Somalia, dont le pensionnaire, Siyad Barre, le dictateur haï qui avait canonné sans ménagement les rues de sa capitale, a eu beaucoup de chance de pouvoir s'enfuir. Ce succès qui a été le géniteur de tout ce qui advint depuis s'est notoirement accompli avec l'USC, la guérilla locale, très en retrait, pour ne pas dire complètement absente.

Encore davantage que sur les événements, tous ceux qui informent ont gardé un silence complet sur le résultat, il faut bien ici le reconnaître, y compris la Bibliothèque des Emeutes. C'est que l'habitude de la défaite dans les insurrections modernes est telle qu'on se demande aussitôt après un succès sous quelle forme de répression il va disparaître et quelle forme de récupération va le défigurer. De plus, aujourd'hui, une victoire ne peut pas être spectaculaire, il est même bien plus probable qu'elle soit antispectaculaire. Et dans la demi-obscurité qui est généralement l'effet de la négligence ou du mépris de l'information dominante, le doute l'emporte sur le triomphalisme, presque toujours à juste titre, sauf dans ce cas précis. En tout cas, lorsque, en fin janvier 1991, les adolescents émeutiers de Mogadiscio se sont approprié la rue, il était plus inimaginable qu'illogique de supposer que trois ans plus tard elle ne leur serait toujours pas confisquée.

Ce n'est pas qu'elle ne leur ait pas été contestée. Les Somalis n'étant qu'une seule « ethnie », il a fallu les diviser en « clans », pour qu'ils se battent dans toute la Somalie ; mais, à Mogadiscio, il n'y avait qu'un seul clan, les Hawiye, avec une seule guérilla, l'USC : il a fallu la scinder en « sous-clans », abgal et habr-gedir, pour imposer et superposer une division ethnique au soulèvement. La deuxième (du 5 au 8 septembre 1991, 600 morts) et la troisième batailles de Mogadiscio (du 16 novembre 1991 au 3 mars 1992, 14 000 morts et 27 000 blessés d'après 'Africa Watch') sont cette tentative, jusque dans le nom : en instituant sous la même appellation cette façon de hiérarchiser en saignant et l'insurrection, cette dernière est disqualifiée. De nombreux adolescents, vainqueurs de Siyad Barre, ont laissé leur vie dans ce nouveau jeu sans perspective historique qui attente à la nôtre.

Une autre façon de tuer, mais encore moins précise, a été utilisée par l'ennemi en Somalie : la famine. La famine n'est pas une conjoncture particulière de la paresse des paysans, d'une sécheresse on-n'y-peut-rien, et des vils débordements d'une guerre antiéconomique. Ces éléments en sont évidemment constitutifs, mais des observateurs à peine concernés peuvent déceler une famine environ un an avant qu'elle ne commence à tuer. La famine de 1992, commencée à l'automne 1991, était ainsi prévue dès 1990. Mais il vaut mieux qu'il n'y ait pas de nourriture que d'en laisser la gestion à des émeutiers victorieux. Si la bande de Gaza, affamée par l'Etat d'Israël, ou les embargos sur l'Irak et Haïti, qui y ont lourdement soutenu les dictatures locales contre leurs populations révoltées, ne suffisaient pas comme preuve d'une volonté occidentale d'utiliser la famine comme émeuticide, il suffirait de suivre les embargos des organisations humanitaires non-gouvernementales (ONG) ou gouvernementales, pendant tout 1992 en Somalie, pour en comprendre toute la signification : les bandes de jeunes pilleurs qui s'emparaient de l'« aide » ne faisaient que la distribuer selon des critères qui étaient les leurs, et non ceux, économistes et moraux, des volontaires et salariés occidentaux, qui s'étaient arrogé cette prérogative. Mais ainsi, l'aide était entièrement distribuée, et vite. Les organisations humanitaires, en revanche, stoppaient alors leurs distributions, en représailles. Leurs économistes de base préconisaient même d'échanger la nourriture contre du travail, à but purement éducatif, ou de fixer un prix qui casse celui du marché noir des pilleurs, qui avaient commis le crime capital contre l'économie : supprimer le premier échange. Ce différend a donc été meurtrier, parce que pour les gestionnaires ce qui est vital est de garder la gestion, alors que pour les jeunes pilleurs la gestion est subordonnée au jeu ; ce refus de céder la gestion aux joueurs – cause qui interdit que ceux-ci intègrent l'anticipation d'une sécheresse dans leur jeu qui est la guerre – a beaucoup tué, comme on sait, mais très peu d'ennemis véritables de ces organisations financées par l'impuissance occidentale, à l'origine de cette épidémie de métastases dont les autorités sidaiennes refusent de chercher le virus. Ces organisations, qui sont les bulbes tubéreux de notre misère, pourtant, ont réussi à laisser cette famine s'épuiser d'elle-même, sans presque l'endiguer (350 000 morts, dont la majorité de maladies liées à la sous-nutrition) et en paraissant la combattre, grâce à l'argent directement prélevé sur toutes les grasses mauvaises consciences de la middle class de la forteresse. Avec une assiduité et une minutie scolastique, elles ont soutenu et financé la guerre des sous-clans, en otage volontaire et plein aux as, gémissant hypocritement de sa contribution forcée. Et surtout, elles ont réussi à séparer les furieux de Mogadiscio de ceux du reste du monde, soit en évangélisant, soit en tançant ceux qu'elles montraient en vilains porte-flingues, pourtant payés par elles. La neutralité affairée de ces militants (à bas tout ce qui milite !) du charity business est le mensonge de ce monde sur la Somalie. Mais nous savons aujourd'hui que les vainqueurs de Siyad Barre ont joué avec la même désinvolture d'abord à l'insurrection et ensuite à la guerre des sous-clans et au racket des pigeons occidentaux, ces ennemis caricaturaux du jeu, dont les grossières arrière-pensées n'ont guère fait illusion qu'à leur captif public payeur. Toute cette bonté pure a fini par encaisser de nombreux coups bien mérités.

Le 9 décembre 1992, avec le début de l'opération « Restore Hope », qui commence par conséquent, commence aussi la résistance. C'est un contingent massif de soldats américains, accompagné d'un contingent non moins massif d'informateurs occidentaux, qui doivent enfin en finir avec l'insurrection non réprimée de janvier 1991. Les premiers ont pour mission de mettre fin au scandale secret de la liberté des insurgés, les seconds viennent surveiller et soutenir l'application stricte de l'idéologie dont ils sont les garants, d'une part dans cette répression militaire, d'autre part dans leur aile ONG, dont certaines ambiguïtés commençaient à nécessiter un vigoureux soutien. Le moment, dans le monde, était propice pour un spectacle d'envergure : la guerre de Yougoslavie, qui s'installait dans le spectacle permanent, ne devait pas être résolue si tôt, et l'opération somalienne passait à cet égard à la fois pour dérivatif et répétition générale, étant entendu que, dans le monde de l'information dominante, deux opérations d'envergure ne peuvent pas avoir lieu en même temps, tant il est fondamental que deux spectacles ne se télescopent pas ; les opinions occidentales, si peu critiques de la guerre en Irak et du maquillage de sa conséquence insurrectionnelle en veulerie humanitaro-kurde, étaient mûres pour un développement expérimental de cette méthode, d'autant qu'en Somalie il ne s'agissait pas de faire la guerre, mais de protéger la paix, la catastrophe nutritionnelle étant considérée comme « naturelle » (fatalitas !), la cause pouvait d'autant mieux passer pour « noble » que les intérêts capitalistes y étaient beaucoup moins apparents et sensibles que dans un Moyen-Orient regorgeant de pétrole. L'information dominante, qui gère et travaille les divisions de l'humanité, pouvait par un coup relativement peu risqué, promouvoir la division entre une forteresse agressive et un terrain vague dont la valeur est d'être mis en représentation.

Très vite, cependant, il s'avéra que la famine était déjà passée (il semble que les derniers à mourir de faim en Somalie sont décédés en décembre 1992, « Restore Hope » n'y a donc rien changé) ; et que l'armée américaine, puis onusienne, ne connaissait ni les gens ni le terrain ; et que, pour une raison tout à fait incompréhensible, les jeunes de Somalie, et la Somalie était alors le pays le plus jeune de la terre, n'applaudissaient en rien leurs sauveurs. Si le débarquement annoncé et préparé n'a pas paniqué les mangeurs de khat, il les a au moins fait cacher leurs armes, cessant de ce fait les combats stériles de leurs chefs supposés. Pour la première fois même, depuis décembre 1990, les insurgés de Mogadiscio ont abandonné le terrain à une force que, comme le reste du monde, ils croyaient très supérieure à la leur. Puis, lors du déploiement de ces « gendarmes du monde » grassouillets et suréquipés, ils se sont approchés, en spectateurs non télévisuels, les mains dans les poches, faisant les badauds. Foutre, qu'ils sont laids ! Et pas franchement plus grands que vous et moi ! Mais attifés comme du riz français soutiré à la pleurnicherie de parents d'écoliers ! Comment ils tiennent leurs armes ! Eh, regarde, ils ne savent pas se déplacer ! En plus, ils connaissent pas la langue, eh, gros tas de merde, enfoiré, il sourit l'imbécile ! Qu'est-ce qu'ils font, là ? Ah ! ils partent en patrouille ! Oh là là ! super lents ! Oh ! l'autre, eh ! t'as vu où ils vont, ils savent même pas que c'est une impasse ! Peu de temps plus tard, les ONG aussi constateront amèrement que la menace américaine était bien plus efficace que la présence américaine.

Dès le 3 janvier 1993, une première manifestation publique d'hostilité a lieu à Mogadiscio lorsque Boutros-Ghali vient imprudemment y parader. Ce n'était pas tant au secrétaire général de l'ONU que s'adressait ce test ès remontrances, mais à l'ancien chef de la diplomatie égyptienne, qui dut éviter quelques pierres pour avoir soutenu Siyad Barre jusqu'au bout. Et bientôt, les soldats américains, dont l'unique job était de désarmer les insurgés, rencontrèrent une résistance dont la passivité initiale s'enhardit au fil des escarmouches, où la diminution provisoire du nombre de morts indique paradoxalement un phénomène organisationnel typique d'une résistance : le 7, 30 morts ; le 10, 1 mort ; et le 31 janvier, plusieurs blessés lors d'une rafle sur le marché de Bakara, au sud de la ville. Aussi, la première manifestation nommément antiaméricaine, avec jets de pierres, a lieu le 5 février.

Il est difficile de mesurer l'influence qu'avaient sur le terrain de bataille principal d'autres événements périphériques : à Addis-Abeba, l'alliance entre le Pentagone et l'information occidentale essayait de soumettre à la vieille chefferie clanique, et donc sous-ethnique, poussée en première ligne par les ONG, les chefs de guerre tenus bien abusivement pour représentants des pilleurs en armes et menacés comme tels par l'armée américaine d'occupation, processus de « paix » qui trouva une conclusion formelle le 27 mars dans la création d'un Conseil national de transition ; et à Kismaayo, des affrontements entre deux « lieutenants » dont le degré d'indépendance est mal connu, Omar Jess, allié du général Aïdid, et le général Morgan, partisan et gendre de Siyad Barre, que semble avoir soutenu l'armée d'occupation belge de ce grand port du Sud, ce qui a eu la popularité qu'on imagine à travers toute la Somalie. Dans cette ville il y aurait donc, en février, « des émeutes populaires organisées en sous-main ». Ce simple énoncé discrédite toute l'information, puisqu'on serait bien en peine de dire ce qu'est une émeute non « populaire » (il ne semble pas que le journaliste ait voulu faire allusion à la popularité de l'émeute), et que le fait qu'elles seraient « agencées en sous-main » appartient à une fantasmagorie anachronique, particulièrement en Somalie. 

Au plus fort de cette bataille pour Kismaayo a lieu la première émeute antiaméricaine à Mogadiscio. Le prétexte est l'entrée de Morgan – qui a refusé l'accord de paix tant qu'il n'aurait pas repris sa ville – dans Kismaayo, où ses adversaires ont été désarmés par les onusiens. Ce sont trois jours, 23, 24, 25 février 1993, de barricades, jets de pierres, slogans antiaméricains et pillages, en particulier de l'ambassade d'Egypte. Au moins 2 Somaliens et 2 policiers (source américaine), car la police peut perdre sa nationalité dans le manichéisme, et peut-être 6 Américains (démenti de la source américaine) sont tués. Cette première brèche dans le respect sont les retrouvailles de la rue avec la fin de l'époque Barre, où le rôle de la police du dictateur est tenu par les soldats américains. Ainsi progresse la démythification de ces martiens aveugles et sourds qu'on appelle les « maîtres du monde ».

Très vite d'autres lézardes apparaissent dans l'opération rebaptisée entre-temps Unosom II, parce que les Américains avaient voulu faire croire à leur retrait, avant de le retarder à nouveau. Après le pillage de l'Unicef, juste avant l'émeute du 15 février à Mogadiscio, c'est, le 31 mars, le pont de Belet Uen, construit par les Américains, où « tout ce qui n'avait pas été soudé a été emporté par les pillards » et où « la police locale a tenté vainement d'intervenir ». La voix feutrée et fourbe des bons samaritains des ONG commence à prendre une position différenciée des armées occidentales. En fait, comme celles-ci ne parviennent plus à récupérer d'armes, et que leur présence rend superflue une « protection » autochtone, les armes de ces protecteurs commencent à se retourner contre ces ONG, soit sous forme de racket sans contrepartie, soit sous forme de pillage. Tout un lent travail de sape et de récupération se trouve ainsi rejeté derrière une troupe mandatée par tous les Etats, et dont la mission de libération n'a jamais pu faire illusion qu'auprès de populations suffisamment serviles pour penser qu'une police puisse être autre chose qu'une armée d'occupation. D'autant que les onusiens ont commis une faute de la taille de leur building new-yorkais avec le général Aïdid. Le gros des armes se trouvant dans le périmètre qui est attribué, par définition, à ce chef de guerre principal (USC, Habr-Gedir), cette bonne petite crapule politico-militaire devient l'ennemi désigné, l'« homme fort », le Milosevic, Saddam Hussein, Noriega, Kadhafi ou Khomeyni de la nouvelle pièce en vogue. Mais les gens du terrain, y compris les ONG, savent que l'ambitieux Aïdid ne règne sur le sud de la ville que dans le spectacle, qui refuse de voir les difficiles et quotidiennes tractations auxquelles le contraignent les bandes autonomisées, par clans ou non. Ainsi, l'utile récupérateur de la guerre civile sous-ethnique est rejeté et fait ennemi. Et cela ne lui gagne pas de sympathies chez la turbulente base plus guerrière que militaire qu'il a cherché à contrôler sans y parvenir par les batailles de Mogadiscio II et III, lui qui avait manqué la première, la vraie ; par contre, tous les collabos par rang social, chefs, affairistes, boutiquiers, professions libérales, se rallient à son habile discours nationaliste improvisé sur le thème du petit pays envahi par le grand impérialisme. En transformant le fusible en cible, les Américains, avec leur doigté coutumier, s'aliènent tout le parti de l'insinuation, des organisations kouchnéristes à l'armée italienne en passant par l'information.

Le 5 juin, à la suite d'une rumeur selon laquelle les onusiens attaqueraient Radio Mogadiscio, qui a repris le discours nationaliste antiaméricain d'Aïdid, des soldats pakistanais qui ont relevé le contingent américain dans le sud de la ville se trouvent soudain face à une émeute. Soit qu'ils aient été menacés, soit qu'ils aient eu la détente nerveuse, ce sont 25 d'entre eux et 38 émeutiers qui meurent dans l'affrontement. Dans la stupeur d'un tel bilan, que l'information refuse de commenter comme le désaveu de la politique qu'elle soutient, l'ONU, en missionnaire catholique irrité, demande qu'on lui amène Aïdid, mauvais nègre rebelle, les fers aux pieds. Il est fortement improbable que le finaud ait la moindre responsabilité dans l'affrontement. Sa clandestinité nouvelle en tout cas menace de sa grande popularité l'indépendance des émeutiers. Le 12 juin, lors d'une nouvelle manifestation qui fait 1 mort, la police mondiale confirme dans les faits la rumeur qu'elle avait démentie en parole la semaine précédente, en prenant d'assaut Radio Mogadiscio, pour y installer sa propre liberté d'expression, que nous connaissons bien dans la forteresse où toute autre est interdite. Un bombardement aérien complète cette opération de charme, puisqu'il fait 11 morts. Le lendemain, lors d'une manifestation d'indignation, c'est le contingent pakistanais qui se venge, en tuant 14 personnes dans la foule. Il y a encore un bombardement le lendemain, et une manifestation le surlendemain.

L'honneur, la colère, le goût du jeu, que la guerre civile était parvenue à abrutir et le débarquement médiatique à endormir, se réveillent soudain. Les manifestations anti-ONU sont quasi journalières, et les armes sont déterrées. Les rondes onusiennes commencent à subir le feu. Le 2 juillet, une patrouille de soldats italiens, qui procédait à un désarmement, se retrouve soudain face à une foule insurgée, des barricades de pneus flambent. Battant en retraite, la patrouille est prise dans une fusillade : 3 Italiens et 5 Somaliens y laissent la vie. Puis, le 12 juillet, un raid d'hélicoptères américains sur une réunion de l'Alliance nationale somalienne, c'est-à-dire le front politique mis en place par Aïdid, fait 15 (source américaine), 54 (source CICR), 100 morts (source Aïdid). En tout cas, la manifestation du lendemain fera 4 morts que nous ne regretterons pas puisqu'il s'agit de journalistes occidentaux accourus à la bonne scoop, invités par les hommes d'Aïdid, qui a bien rêvé quel bénéfice il pouvait tirer de l'horreur d'un tel carton, mais lynchés par la foule. C'est bien sur l'ignorance de leurs lecteurs qu'ils sont obligés de spéculer pour accréditer qu'une telle barbarie serait incompréhensible. A cette occasion, petit coup de scalpel sur le travail de cette corporation qui ce jour-là aurait dû plutôt se féliciter de la mansuétude de la foule par l'intermédiaire du trop grand nombre qui y a échappé : 'le Monde' n'hésite pas à dire que ce sont des « partisans du général Aïdid » qui ont commis ce lynchage, ce qui est au moins stupide, à côté d'un titre qui dit : « Plusieurs dizaines de Somaliens et quatre journalistes ont été tués à Mogadiscio. » A elle seule cette équation suffit à en justifier la deuxième partie.

Maintenant la situation est bien différente. L'ennemi se réorganise péniblement. Des renforts américains, les Rangers, débarquent. L'Etat italien, ancienne métropole coloniale, qui avait négocié en secret avec Aïdid alors que sa tête était déjà mise à prix (25 000 dollars), rappelle son commandant, le général Loi. Depuis le 11 juin, les ONG ne peuvent plus travailler, et s'en plaignent amèrement. Cette insolence mérite d'être soulignée, parce qu'elle est évocatrice du léger (si léger !) complexe de supériorité, dont on a voulu faire porter le casque uniquement à ceux qui l'avaient bleu, mais qui s'applique à tous les Occidentaux : ce ne sont pas ceux qui sont supposés bénéficier de l'aide des ONG qui se plaignent, et non pas parce qu'ils sont muselés par le mutisme de l'agonie, car en effet on ne meurt plus de faim ; si donc les ONG restent, bien que le scandale qu'elles prétendent combattre a cessé, c'est donc que leur but est autre. Empêcher les ONG d'épancher leur modestie intolérante et leur œcuménisme matérialiste dans les vertus du travail, de la famille et du sacrifice, étalées avec pathos, fait désormais partie d'une résistance ouverte où les combats et fusillades ne sont plus seulement des violentes éruptions d'indignation et de joie retrouvées. Pendant les mois de juillet et août 1993, l'armée d'occupation perd le sable, la terre battue et même le bitume de Mogadiscio, face à une hostilité qui se généralise.

Quelle importance en regard d'un tel revers que l'ONU arrive finalement à conclure un précaire armistice à Kismaayo ! La maladresse de sa troupe annule ce rare et discutable succès : comme déjà le 17 juin, c'est l'assaut d'une organisation humanitaire par un commando, comme si une rayonnante alliance entre ONG et Casques bleus pouvait faire passer une telle bavure pour une simple erreur ! Et le 1er septembre, des centaines de Rangers ramènent après plusieurs heures de raidicule... un fusil ! Les lauriers que s'est tressés à elle-même, à coups de CNN, l'armée américaine en Irak l'autorisent à porter chez des sauvages qui ne l'ont pas inventé son fil à couper le beurre auquel ses gestionnaires ont accolé le nom jadis respecté, voire craint, de démocratie. Mais cette prétention a aveuglé la lourde machine qui s'étourdit du graissage péremptoire de ses propres trompe-l'œil. Jamais elle n'a donné l'impression de comprendre l'essence de sa propre présence à Mogadiscio.

Des adolescents aussi avisés et expérimentés, et aussi libres et nobles que ceux de cette ville, n'ont donc pas tardé à attaquer un mastodonte dont il fallait vérifier, manu militari, s'il n'était pas aussi vulnérable que pataud, aussi creux qu'ampoulé. Le 5 septembre, 7 Casques bleus nigérians sont tués par une foule rendue furieuse par une nouvelle tentative de désarmement. La presse, qui persiste à appeler ces authentiques émeutes des « embuscades », continue son véritable apartheid dans les bilans, puisqu'on apprend que l'« embuscade » en question a coûté la vie à « plusieurs dizaines de Somaliens ». Le lendemain, un nouveau bombardement héliporté fait 8 morts, qui ne se rajoutent pas aux 7 Nigérians, mais aux « plusieurs dizaines de Somaliens ». Mais le 9, 100 Pakistanais sont attaqués alors qu'ils tentent de démanteler des barricades. Les Américains, appelés en renfort, tirent sur la foule au canon de 20 millimètres. Ce sont entre 150 et 203 morts qui sont dénombrés. Des barricades se dressent dans les deux tiers méridionaux de la ville. Les sous-clans hostiles à Aïdid sont désormais obligés de combattre l'insurrection dont il a réussi à passer pour symbole. Le 10, il y a en tout 6 morts, dont 4 salariés de CNN, abattus par une milice de sous-clan hostile à Aïdid, ce qui semble indiquer que, conformément à leurs désirs, les informateurs occidentaux ont réussi à faire l'unanimité. Seul Aïdid, au contraire, qu'ils servent en le vilipendant, leur témoigne toute la révérence cauteleuse de l'arriviste qui a bien compris que ces bas maîtres de cérémonie sont réellement maîtres de cérémonie. La caméra qu'ils tiennent à la main comme une clé est l'entrée dans la célébrité, et la célébrité, pour un arriviste, est la carte de crédit de l'avenir.

Cette grande bataille est le tournant de la guerre. Maintenant la peur est chez les « maîtres du monde », qui rechignent à patrouiller, parce qu'ils sont tirés comme des lapins, et insultés comme des cochons, ce qui n'était prévu ni dans les contrats d'embauche, ni dans les stratégies de nouvel ordre mondial. Les informateurs, habitués aux risques récompensés, n'ambitionnent plus de se faire muter à l'hôtel Sahafi près du terrible « Kilomètre 4 ». Les prudents y ont pris la place des fanfarons : « Pour la première fois interdits dans le QG des Nations unies depuis la relève de l'opération américaine Restore Hope prise par l'ONU en mai dernier, les journalistes se voyaient du reste dans l'impossibilité de franchir la faible distance – à peine plus d'un kilomètre – en raison des manifestations d'hostilités. » Aussi, ce qui s'est passé les 11 et 12 septembre, jours de week-end en Occident, demeure-t-il inconnu. Mais le 13 débute ce qui a été appelé la « bataille des hôpitaux », une nouvelle tentative de rafle de la part des troupes d'élites qu'on appelle les Rangers dans les quartiers des hôpitaux de Medina et Benadir faisant 3 victimes parmi les Américains et 37 chez les Somaliens, selon les sources proches d'Aïdid. Pour la première fois, l'offensive change visiblement de camp, le QG de l'Unosom est attaqué. Un assaut plus sérieux deux jours plus tard y fait 11 blessés et a donc repoussé l'armée humanitaire dans les retranchements qui rappellent ceux de Siyad Barre dans la villa Somalia deux ans et demi plus tôt. Après cette journée du 13 septembre, définitivement, l'armée onusienne ne peut plus circuler sans être attaquée. Ce sont encore 3 Pakistanais tués en train de démanteler une barricade le 21, et un premier hélicoptère Blackhawk abattu (3 Américains tués) le 25 septembre.

Les 3 et 4 octobre, enfin, a lieu la bataille finale, celle du marché de Bakara, réputé aussi marché d'armes. Les Rangers tentent une interpellation de politicards du SNA dans ses environs. Encerclés par une foule où abondent les Aarsadayaar ou Vengeurs (« Je les envoie paître, dit cependant un supporter d'Aïdid. Ces gens-là n'ont aucun objectif politique »), les Américains se battent pendant quinze heures, laissant 17 hommes sur le carreau, non sans tuer 150 et blesser 750 ennemis, parmi lesquels dominent les Mooryaann, ces loubards sans famille, ni loi, ni chef, ni clan, excellents au jeu, prompts d'esprit et de corps, et qui semblent occuper et tenir de manière autonome le quartier de Bermuda, dont le nom dérive de l'aventureux triangle des Bermudes. Ces redoutables gueux, honte suprême pour l'armée américaine, ont même fait un prisonnier, qu'après de difficiles tractations, qu'on devine coûteuses pour l'homme d'Etat, Aïdid est arrivé à leur soutirer.

Alors Clinton met les pouces. On décriminalise Aïdid en créant, comme il l'a toujours demandé, une commission d'enquête sur le 5 juin, qui, évidemment, ne pourra que l'innocenter. Le 9 octobre, le général somalien, ex-« bandit », « terroriste », est convié à la table des négociations, le 10, il appelle à un cessez-le-feu que décemment il ne peut pas rêver voir suivi, le 14, il rend l'otage pris par les Mooryaann le 3 octobre. Pour terminer, Boutros-Ghali, malgré l'insistance dissuasive de tous les Occidentaux présents, s'offre un deuxième déplacement en Somalie ; et même s'il ne s'attarde pas dans la capitale au retour de Baidoa, il y est accueilli comme en janvier : insultes, jets de pierres, barricades. Enfin, le 25 octobre, une « marche pour la paix » qui traverse la ligne verte entre le Nord, sous les ordres supposés de Mahdi, et le Sud, sous l'autorité présumée d'Aïdid, fait une dizaine de morts. Cette reprise de la guerre sous-clanique se confirme le lendemain.

La nouvelle victoire des gueux de Mogadiscio, trente-cinq mois après la victoire de l'insurrection, est exemplaire. Jamais encore une telle poignée d'ennemis jurés de ce monde n'avait mis en déroute une telle coalition. Ces Mooryaann ont été longtemps dissimulés dans le puissant mais grossier éclairage de l'information derrière le sous-clan d'Aïdid. Et lorsque les images des télévisions et des photographes ont trahi l'existence de ces adolescents qui savent se servir de leurs armes, c'était toujours pour les dénigrer : porte-flingues, racketteurs, miliciens, et parfois on entendait jusqu'à insinuer que leur santé insolente avait pour tarif ignoble le tiers de million de morts depuis trois ans. Mais il a toujours été dissimulé combien ils menaient le jeu, combien peu un Aïdid, un Mahdi, les ONG, les Rangers arrivaient à les manipuler, encore moins à les commander, encore moins à les supprimer. Le titre d'Aarsadayaar, réponse altière aux tentatives aussi hostiles que sournoises de se débarrasser d'une jeunesse trop verte, va au-delà de ce que savent maîtriser les barbouilleurs de morale et les professeurs d'économie. Ils n'ont pas rendu Mogadiscio invivable comme le sous-entendent les journalistes, ils ont au contraire rendu Mogadiscio invivable aux journalistes. Certes, ils broutent du khat et ne savent pas faire entendre leurs idées, ou formuler leurs projets. Mais le plus probant témoignage que les paternalismes judéo-américain, christiano-onusien, humanitaro-économiste, voire situ-communiste (qui ignore avec superbe ce qui s'est passé en Somalie, où on ne lit pas l'IS mais où on pratique la subversion, et où même à la loupe on risque de ne pas trouver d'ouvriers, en tout cas de ceux qui seraient prêts à militer) ne peuvent pas les admettre dans leurs précieuses catégories préétablies, c'est qu'il est inimaginable de les voir travailler jamais. Oui, nous avons trouvé aussi drôle qu'eux ce grand con musclé à cervelle de piaf qu'est l'ONU se faire démolir son sale portrait et s'enfuir sans demander son reste.

La grande différence entre les Mooryaann et leurs ennemis est dans la conception de la vie. Pour ces adolescents, elle ne vaut que vécue, pour l'Occident, elle ne vaut que représentée. Les ONG, qui prétendent être venues pour sauver de la famine, ne disent pas pourquoi ils veulent sauver de la famine, pour quelle existence. En défendant la vie formelle, elles la vident de son contenu, ou lui imposent le leur, qui est creux. Ce que l'humanitarisme en Somalie n'a voulu ni voir ni entendre, c'est qu'on y meurt de faim comme en Occident on meurt de résignation. Car la famine n'est pas seulement la conjonction entre quelque mauvaise récolte et un léger cynisme d'Etat qui espère ainsi affaiblir une insurrection mal maîtrisée, elle est aussi une cruelle désillusion, une absence de perspective et de volonté ; elle contient, dans une proportion difficile à conjecturer tant ce terrain a été clôturé par l'hypocrisie humanitaire, qui ne peut tolérer une hypothèse si contraire à toutes ses justifications d'existence, une volonté de suicide et, même, de suicide collectif.

Mais au-delà de l'abdication de la vie qu'il y a dans la famine en Somalie comme dans le fait de faire un enfant en Occident, où l'on meurt aussi par le ventre ballonné et l'incapacité de dépasser ce qui est là (rien n'est sacré ! surtout pas la vie, qui est profane par excellence !), les gueux de Mogadiscio ont gagné parce qu'ils y allaient, non pas pour mourir, ça leur était relativement indifférent, mais pour jouer leur vie. Cette différence de motivation se lit dans les bilans des affrontements : 24 « Pakistanais », 3 « Italiens », 7 « Nigérians », 17 « Américains » tués ! Quel incroyable guet-apens pour les défenseurs de la survie ! Alors que, en catimini, on annonce ensuite respectivement 38, 5, « des dizaines » et 150 « Somaliens » tués ! Comme si ces morts étaient d'essence différente, impossibles à additionner, interdites à comparer. Et elles sont en effet incomparables. Pour la forteresse, l'idéologie de la vie qui aliène sa qualité à vouloir se prolonger est telle qu'il n'est plus possible de tuer un soldat américain. A quoi peut bien servir un soldat qui ne peut pas être tué, dont la représentation de la mort est une catastrophe, une défaite ? Cette absurde disparition du sens des choses est identique à la disparition du sens de la vie. A l'inverse, en Somalie, où la mort jonche les rues, on ne la craint pas, on lui a rendu son intérêt dans la vie : c'est une limite du possible. Dans le monde qui s'est chapeauté d'une ONU, où les cadavres qui pourrissent dans les rues sont des marchandises dégradées, la mort d'un homme est la représentation d'une tragédie, mais la tragédie est interdite de réalisation. C'est cette différence qui a donné la victoire en Somalie, et c'est la vie sans compter qui a chassé un spectacle incapable de la représenter autrement que comme le sous-produit de ce qu'il est lui-même, un mouroir au rabais.
 

b) Al, j'ai ri aux éclats !

DES VOLONTAIRES POUR LA DEUXIEME GUERRE D'ALGERIE*

* C'est de guerre sociale que nous parlons, la seule guerre juste parce qu'on sait pourquoi on tue son ennemi
 
 
 

Si nous nous permettons d'attirer votre attention sur des événements aussi ténébreux que ceux qui se déroulent en Afrique du Nord, en les détournant de tant d'autres nouvelles et occupations bien plus impérieuses, en perturbant vos habitudes, c'est parce que nous avons modestement conscience du fait qu'ils sont de toute façon destinés à modifier vos programmes, en France pas moins qu'en Europe, et aujourd'hui moins que dans le futur.
 

Toutes les médiocrités et ignominies que se partagent les Etats policiers du monde entier, l'Etat algérien les a reproduites pour son propre compte.

Voici la sinistre litanie des méthodes de torture partiquées à grande échelle : isolement prolongé, privation de sommeil ou de nourriture, simulacres d'exécutions, coups avec fil de fer barbelé, brûlures de cigarettes, arrachage des ongles, introduction de bouteilles ou d'autres objets dans l'anus, suffocation (les bourreaux versent de l'essence dans les narines de leur victime, puis lui mettent la tête dans un sac en plastique), supplice dit « de l'avion » (la victime est attachée et suspendue dans une posture contorsionnée, puis frappée), gégène...

L'arsenal juridique octroie toute lattitude de manœuvre au quarteron de généraux. Trois cours spéciales ont été mises en place le 22 février dernier. Elles siègent à Constantine, Oran et Alger. L'identité de ces magistrats ne peut être divulguée sous peine d'emprisonnement (deux à cinq ans) [1]. Le décor est planté : majorité pénale fixée à 16 ans au lieu de 18, garde à vue de douze jours (prolongée jusqu'à vingt-cinq jours voire davantage), interdiction des rassemblements et des grèves, prolifération du fichage, aggravation générale des peines pour toutes les formes de délinquance, suppression des remises de peines, détention de tout individu dont les activités sont considérées comme susceptibles de troubler l'ordre public (le régime a créé, dans des zones désertiques, des « centres d'internement administratif » – la terminologie coloniale a été reprise, ainsi quelquefois que les locaux eux-mêmes – dans lesquels des milliers de gars sont détenus sans aucune condamnation ni même l'espoir du moindre jugement). Tout fonctionnaire doit s'abstenir d'émettre la moindre critique sur le système ou de prendre part à une activité politique quelconque sous peine de sanction...

Trois cent cinquante peines de mort ont été prononcées et vingt exécutions capitales ont eu lieu.

Des appels à la délation et de mise en garde à ceux qui s'aventureraient à « apporter soutien et appui au terrorisme « sont placardés dans les rues.

On sait maintenant que les sanglantes bagarres dans les ghettos entre casseurs et beaufs ont été montées de toutes pièces par le gouvernement. Il lui a suffi de promettre à quelques familles des avantages substanciels pour obtenir d'elles une intervention armée.

Les contrôles urbains et les barrages routiers sont quotidiens. Partout des sentinelles nerveuses, le doigt sur la détente. Partout d'immenses files de voitures, d'autocars, de camions. Il faut s'arrêter et descendre. Les usagers des transports en commun sont alignés sans ménagement, mains sur la tête, jambes écartées et fouillés au corps. Les bagages sont vidés par terre... Si tant est que le visage des quidams puisse être révélateur, on n'a pas l'impression que cette foule soit du côté de la troupe. Le regard est haineux ou défiant (crachant par terre ou traitant les soldats de « juifs » [2]).

A cela s'ajoute l'encerclement des mosquées. Le but est de réduire à zéro ces forums du vendredi commandés par la religion et en fait moments de ralliement (les prêches du vendredi se radicalisent malgré la vigilance des Nidhara, structures mises en place par le ministère des affaires religieuses et chargées de faire descendre l'imam de son minbar, la chaire, au cas où son prêche serait trop virulent [3]).

La circulation maritime est interdite au large de certaines côtes. Des navires de guerre y patrouillent pour canonner quelques périmètres ou forêts supposés abriter un maquis (contre lequel l'armée utilise le napalm).

Alger est la Cité la plus fliquée au mètre carré. Le centre est infesté : civils de la DGPS (ex-Sécurité Militaire) difficilement repérables, blindés et fourgons de « bleus » stationnés aux carrefours, tireurs d'élite postés sur les toits des immeubles (les badauds peuvent entendre les bourdonnements incessants des hélicoptères ou parfois, une heure durant, le crépitement des armes automatiques). Présence ostensible et arrogante de 40 000 gendarmes et membres des corps contre-insurrectionnels de l'armée, déployés dans les « zones de non droit » de la capitale (selon l'euphémisme policier ; en fait des zones de haute dangerosité pour les uniformes) qui accroît d'autant le sentiment d'insécurité chez les pauvres [4] dans une mégalopole frôlant les cinq millions d'habitants, où rien n'est sûr pour eux : l'état d'urgence décrété le 9 février 92, renforcé depuis le 5 décembre par l'instauration du couvre-feu entre 22h30 et 5h dans dix départements dont sept de l'Algérois, permet de multiplier les exécutions extra-légales et les « disparitions » [5].

(A Boufarik on a rasé les maisons des personnes que l'on était venu arrêter).

Le sang coule aujourd'hui dans la continuité d'une dictature dont sont complices ceux qui feignent de croire que ce que font les insurgés peut être toléré à Paris mieux qu'en Algérie (comment sont traitées les turbulentes progénitures des ouvriers vaincus de l'hexagone quand elles tentent de s'opposer à la purification des mœurs ?). Complices ceux qui caricaturent cette réapparition de la question sociale comme une bonne séance de guignol : coups de bâton entre le gentil républicain laïque (philo-occidental) et le méchant pandore (théocrate) liberticide.

L'intelligence algérienne a consisté à savoir jouer avec le temps. Forts des expériences des révoltes précédentes (des troubles de Tizi Ouzou en 80 à l'insurrection de 91 en passant par l'émeute de Constantine en 86 et l'embrasement de 88), les pestiférés ne sont pas descendus se faire immédiatement massacrer. Rarement un clash informel, incontrôlé, de l'ampleur de celui qui agite l'ancienne colonie depuis 92, s'était donné les moyens de durer, et de s'éviter une hécatombe, en surgissant sur d'autres terrains, dont l'ennemi est moins familier. Une situation qui en désespère beaucoup et menace les maigres forces de la conciliation sur lesquelles reposent les espoirs d'un « règlement politique » [6]. Que ce soit le FLN, le FIS [7], le FFS, le MDA, le RCD, ou les groupuscules, tous se livrent une concurrence acharnée et sont impuissants à capter durablement la fureur au profit de leurs ambitions politiques car le stade de la réconciliation est déjà dépassé. Quand la répression parvient à imposer le « calme », ou le réformisme à rétablir « l'ordre », la rébellion reprend ailleurs au prix d'un désordre aggravé et d'une amertume redoublée. Tous les secteurs de la société et toutes les zones du territoire sont touchés. (Il va falloir s'attaquer à ce qu'il y a de pire dans la culture arabo-berbère : le respect de la famille et les rites religieux [8]). La classe moyenne, composée d'entrepreneurs trafiquants et de membres des professions libérales, entre dans la danse. Au bled les condés doivent faire face aux mêmes « fléaux » qui agitent sans cesse les zones urbaines. La neutralité n'est plus de mise. Ceux qui font preuve de modération ou s'autorisent d'un mandat fictif pour parler au nom des gueux ne sont pas à l'abri non plus. Dans ce déchaînement de violence qui n'épargne personne, la séparation s'accroît, entre tous ceux pour qui rien ne mérite d'être préservé et ceux qui entendent sauvegarder quelque chose : le flouze, l'esprit marchand. Ainsi s'opère concrètement la division des forces en présence et de leurs véritables buts.

Revenons à l'action : il s'agit d'une révolte de banlieue, d'un Brixton, Kreuzberg, Vaulx en Velin puissance 1000 (bien qu'il n'en sorte aucune tentative de compréhension élaborée).

Des fellahs réduits à une misère végétative affrontent directement les accapareurs et tentent de reconquérir la terre. (Une telle démarche réduit la possibilité pour les gérants de l'Etat de contrôler et d'organiser la pénurie la plus immédiate dans les villes. Elle permet un contact entre salariés urbains et agricoles, qui entrave à la base les manœuvres des économistes). Pendant le ramadan, les prix doublent du jour au lendemain. Cette année à Tlemcen, les mères de famille se sont révoltées : les premiers jours de carême, elles ont fait la « grève du couffin ».

Certains commerces qui refusent de faire crédit sont pillés et transformés en brasiers dans l'allégresse.

En plusieurs points du pays, lycéens et collégiens ont repris à leur compte l'ancien « programme scolaire » : les cahiers au feu et la maîtresse au milieu.

Faut-il signaler les conflits chroniques estudiantins (des éléments non-étudiants et antiétudiants s'y expriment à l'occasion) : ils sont annihilés non par les CNS – frères cadets des CRS français institués dans le cadre des échanges techniques de répression – mais par le noyautage qu'entretiennent les partis se disputant le pouvoir.

Çà et là des journalistes glaireux – comme tout journaliste – avide de scoops, se font dérober leurs portefeuilles et sont remerciés sur le champ suivant le principe un jour bombé sur les murs : « Un flic = un lynchage ». (Nous eûmes la chance d'avoir à nos pieds quelques têtes de ces malheureux et, ce qui n'est pas rien, d'avoir le temps de fignoler notre travail).

5000 cadres ont fait leurs valises en douce.

60 000 crétins diplômés, nés avant 1962, viennent de demander leur intégration dans la nationalité française. D'autres ont choisi la clandestinité. Ils découvrent la vraie trouille. Celle qui vous vrille l'estomac, vous cloue derrière votre porte d'entrée et vous empêche d'ouvrir, même au facteur. Depuis le 16 mars dernier, 22 d'entre eux ont été supprimés. (Généralement les personnes visées reçoivent des lettres de menaces accompagnées d'un morceau de linceul et d'un savon pour la toilette du mort, quand ce n'est pas un cercueil miniature).

Le soir à Alger, on provoque des embouteillages pour violer impunément le couvre-feu. Par défi et parce que l'entassement dans les appartements surpeuplés rend dingue, les hitistes [9] (frange de jeunes prolétaires qui ne veulent pas du travail et dont le travail ne veut pas) bouclent certains endroits de la Casbah ou de Bab el Oued où l'on ne pénètre pratiquement plus de 22 heures à l'aube. (Des hordes très mobiles de quinze à vingt personnes enflamment des pneus ou des poubelles, fabriquent des barricades de fortune avec des fûts, des palissades de chantier, du mobilier urbain, etc.) [10]. Les balcons et terrasses se couvrant d'adolescents déterminés, d'un bout à l'autre de la ville se libèrent l'angoisse et la rage par vagues répétées jusqu'au matin : « Non à l'oppression », « Halte à la tyrannie », « République islamique mais avec l'alcool » [11], youyous des femmes, concerts de casseroles ; des fenêtres partent nombre d'objets ménagers qui viennent briser les crânes casqués et des coups de feu auxquels ripostent ces trouffions qui doivent pas-trouiller en gilet par-balles.

Les supporters sportifs et les amateurs de raï foutent le souk à force de voir dans les visages de leurs compatriotes leur propre ennui.

« Là bas », on tire à boulets rouges sur les « tchi tchi », ces gosses de riches, snobs et arrivistes, ainsi surnommés à cause de leur accent affecté. Dans les salons d'El Biar, le Neuilly algérois, quand ils parlent du « peuple », ils disent souvent « les arabes »...

La pratique assidue de l'absentéisme, le mépris des chefs patronaux et syndicaux ainsi que de multiples sabotages marquent une forte aversion du travail. (L'Union Générale des Travailleurs Algériens a créé dans les entreprises des comités de sauvegarde chargés de surveiller les comportements des uns et des autres. De plus un décret autorise maintenant les entreprises à faire appel aux services de vigiles armés) [12].

Un bouillonnement assembléiste – demeurant cependant rivé au quartier – s'est emparé du pays. Et les « analphabètes » ont désormais tendance à dire tout haut ce qu'ils pensent. (Aujourd'hui la presse algérienne écrit : « La catégorie des analphabètes est celle qui est coupable des délits les plus graves ». Le Matin, 7 juillet 93). Comme on se demande au HCE [13], et évidemment à l'Elysée, ce que sont ces terribles pensées, on envoie des espions... qui sont accueillis par les compagnons Smith & Wesson.

Les attentats vont bientôt causer à cette administration plus de dégâts qu'elle n'en fait dans sa répression. Le bilan est impressionnant : sabotage de stations électriques, téléphoniques et audiovisuelles ; hold-up dans des établissements financiers (multipliés par six au cours des deux dernières années) ; incendies ou dynamitages de véhicules appartenant aux entreprises d'Etat, de supermarchés, de locaux d'Air Algérie, de bureaux de poste, de commissariats de police (obligés de s'entourer de sacs de sable), de casernes de gendarmerie, de palais de justice [14], de mairies, de bâtiments administratifs... La plupart de ces opérations sont menées à l'aide d'explosif industriel dérobé, de cocktails Molotov et d'engins artisanaux. A ce jour, les activistes s'efforcent de limiter les victimes de ce type d'attentats essentiellement symboliques ou économiques, qui ne visent pas des personnes physiques mais morales. Sauf pour les braquages, les attaques ont lieu en dehors des heures d'ouverture des bureaux. Dérapages néanmoins : un attentat à la bombe à l'université de Constantine a fait trois morts, le 6 mai 92 [15].

Plus de la moitié des assassinats d'agents de l'ordre sont concentrés dans l'Algérois (surtout dans la Casbah, à Bab el Oued, à Belcourt, à Kouba, à Bach Djarrah) et dans la région de Blida. Autres zones de baston : le sud et surtout l'est du pays où les crimes et les destructions du patrimoine étatique se multiplient. Constantine n'a pas failli à sa réputation de ville frondeuse. Les autres villes touchées dans la zone orientale sont Bordj Menaïel, Bejaïa, Sétif, Jijel, Guelma et Annaba. Dans les régions méridionales, les principales localités où sévissent les « Robins des Bois » sont Médéa, Ksar el Boukhari, Bou Saâda et Laghouat. Dans l'ouest enfin, les attentats peu nombreux, se concentrent à Oran, Zemmoura et Ech Cheliff. (Désormais, il ne suffira plus d'être veule et carriériste pour entrer dans les forces de sécurité, il faudra être courageux, même téméraire ; cela va considérablement éclaircir leurs rangs tant ces qualités y sont rares).

Le meurtre de sept coopérants en moins d'un mois marque le début d'une nouvelle vague qui vise les intérêts de certains pays – particulièrement la France au rictus pasqualien – en Algérie. (La communauté étrangère compte environ 70 000 personnes dont 25 000 français).

On dénombre plus de 600 groupes différents répartis dans tout le pays. Chacun de ces groupes est constitué d'au moins une dizaine de « sauvages ». Les 6 000 âmes sont donc largement dépassées. Ces groupes naissent plus ou moins spontanément (Une bande de copains décide de passer aux actes. Pour soi, pour se venger, par plaisir. Dès qu'il s'est fait la main, le nouveau petit groupe cherche généralement à se fédérer). Deux tiers de ces groupes vivent dans les villes ou les villages. Comme des poissons dans l'eau. Ils sont aidés, informés, protégés par la population. L'autre tiers est composé de bidasses qui ont pris la poudre d'escampette pour former avec des fugitifs une dizaine de maquis (beaucoup de sous-officiers mais aussi une dizaine de lieutenants ou de capitaines). Sans aucun lien pour l'instant avec le MIA [16] de Abdelkader Chebouti, ils tendent depuis vingt mois des embuscades à l'ANP [17].

L'espoir provient de ces foyers de guérilla qui se multiplient dans les montagnes et les forêts, espaces échappant au pouvoir de l'Etat, menaces pour les voies de communication, sources de ravitaillement et havres de repos pour les irréductibles qui s'activent dans les villes (conséquence insolite de cette guérilla, la destruction de tous les troupeaux de chameaux dans le Sahara a été entreprise. La décision a été prise après que des informations furent parvenues au ministère de la défense sur les livraisons d'armes à destination du nord, acheminées à dos de chameaux sur des vieilles pistes datant du siècle dernier).

– Situé à quelques dizaines de kilomètres seulement au sud-est d'Alger, le maquis de Lakhdaria déborde sur la plaine de la Mitidja. Lakhdaria sert de base arrière à de multiples groupes qui opèrent à Blida, Médéa, Kadiria, Larba, Boudouaou el Bahri, et jusque dans la capitale.

– Toujours dans la région de Blida, un autre maquis est établi à Koléa, dans les collines du Sahel.

– A proximité de Sétif, dans les zones montagneuses de Khorsa et de Djemila, un nouveau front s'est ouvert.

– Dans le massif des Aurès, à 500 km au sud-est d'Alger, implantation d'un pôle de résistance au lendemain des émeutes de Batna, du 4 au 9 février 92.

– Dans la région d'El Oued (800 km au sud-est de la capitale), à Ouargla (zone couverte de palmeraies) et à Djelfa (Monts des Oulad Naïl), un climat d'insécurité endémique est entretenu.

– Plus significative encore est la prolifération récente de maquis dans l'Ouest, relativement épargné par les attentats. De sérieuses attaques se déroulent à Aïn Defla, zone très boisée située à 160 km d'Alger. D'autres maquis viennent de se former dans la zone située à l'ouest d'Oran et surtout dans les monts Zegla, près de Sidi Bel Abbès...

La technologie entre aussi en compte : CB et scanner obligent la police à des « dépistages » de ces appareils.

Des churtas hystériques ont été photographiés par des émeutiers lors de la répression des manifs, leurs adresses dûment répertoriées. Celles de cinquante membres de la Sûreté, figuraient sur un appel au meurtre affiché dans les rues de Kouba à la mi-mai 92.

La junte doit faire face à l'afflux massif de provinciaux qui créent des bidonvilles à la périphérie des grandes agglomérations. Les conditions de survie qui sont déjà précaires pour l'ensemble des algériens, le sont encore plus dans ces cloaques où se concentre une population mouvante, incontrôlable et donc menaçante. Les raids policiers, la démolition des abris de fortune, les arrestations et les assassinats se heurtent à une vive riposte.

Signe des temps : la nomenclatura se barricade. Les 70 villas du Club des Pins (un ensemble immobilier luxueux au bord de la mer) à une vingtaine de kilomètres d'Alger est devenu depuis cet été « Résidence d'Etat » et périmètre strictement protégé. On y loge notamment les putschistes, leurs proches collaborateurs, les juges des tribunaux spéciaux.

Autre découverte : des familles d'officiers supérieurs ont déjà quitté le pays. Et les demandes de départ à la retraite de policiers et de gendarmes, principales victimes des attentats, se mutiplient...

Un mot encore.

L'écho sur le vieux continent du tohu bohu algérien est quasi nul : quelques maigres happenings de « barbus » et de Marie-salopes [18]

(les orateurs ne cessaient de réclamer du calme aux personnes présentes qui faisaient pourtant preuve d'un très grand calme et n'étaient d'accord en gros que pour demander à intervalles réguliers une minute de silence pour les martyrs ou le respect de la femme), ainsi que des lèche-babouches intellos rassemblés au sein d'un comité se préoccupant du sort de leurs pairs.

Il y a en France une ribambelle de « révolutionnaires » – des eunuques installés dans le désaccord avec cette société, qui ont ainsi trouvé leur place dans la marge (après avoir défendu pendant cinq ans les vitrines contre nos attaques) en formant une sphère statique que la police peut manipuler sans problème – qui se permettent de l'ouvrir en toute impunité pour disserter à l'infini sur ce qu'ils veulent bien nommer publiquement « le problème algérien », alors qu'il s'agit d'une chose terriblement simple. Ils n'ont de cesse de la compliquer pour qu'on finisse par ne plus savoir de quoi il est question. Il s'agit, sans équivoque possible, de savoir si oui ou non la révolte est sans issue et la liberté impratiquable autrement que dans sa version marchande et parlementaire.

Pour la première fois dans cette nation maudite, un courant de sympathie pratique se dessine « ici » en faveur de nos semblables d'outre-Méditerranée. Voilà un coup du sort auquel ne s'attendait pas tout ce qui réforme et qui gémit. Voilà surtout un mauvais coup pour nos maîtres !

Finalement, notre existence en elle-même est déjà un scandale ; c'est réjouissant mais insuffisant.

A Alger nous avons rencontré quelques-uns de ces « terroristes » dont les médias vous rabattent les oreilles depuis quelque temps. S'ils ne pensent pas exactement comme nous, ils veulent comme nous la fin de l'arbitraire étatique et marchand. Cette rencontre est pour nous l'aspect le plus positif de ces dernières années. Nous avons pu commencer à communiquer. Quoi qu'il arrive, cela ne pourra être détruit. Il s'agit maintenant pour nous de dépasser avec vous, amis du dissensus, les limites matérielles et les carences dans la coordination. Non point bavarder, disserter, disputer au sein d'une secte avide de pureté théorique ; mais établir une alliance franco-maghrébine durable qui reliera les foyers de tensions et apportera une aide concrète et directe ; avec des individus sans qualité ayant pris le risque de mettre en commun des idées et des sensibilités différentes.

si tu bouges,

si les banlieues françaises se soulèvent,

alors la subversion algérienne ne sera pas détournée de ses fins.
 

marseille, début novembre 93

réseau sirocco
 
 

NOTES

[1] Les avocats appelés à plaider devant les cours spéciales doivent être aggréés et peuvent être expulsés du prétoire, si les présidents de ces juridictions d'exception le jugent nécessaire, ou suspendus pour une durée de trois à douze mois. [ã]

[2] Le nationalisme arabe et le sionisme encouragent le bougnoule de la rue à identifier purement et simplement le juif au militant d'Israël, Etat théocratique et raciste. [ã]

[3] La mosquée redevient un centre social actif qui supplée par ses actions caritatives et son bénévolat aux défaillances de l'Etat : nourriture et vêtements aux indigents, assistance aux vieillards, amélioration de l'environnement (ordures, cages d'escalier), reconversion des sans-travail en travailleurs sociaux, mariages de jeunes gens sans logement et sans dot, et même petit pécule aux candidats trabendistes. [ã]

[4] S'il existe dans le monde quelque chose d'aussi répugnant que des pauvres qui s'abandonneraient à leur misère, des pauvres qui ramperaient en attendant la charité, bref des pauvres tâches, qu'ils crèvent ! Nous ne fréquentons que des pauvres qui se révoltent, s'indignent pratiquement, des pauvres qui refusent violemment de rester pauvres. [ã]

[5] Les unités mixtes antiterroristes, les « Ninja » (vêtus et encagoulés de noir, circulant dans des véhicules banalisés voire dans des taxis, le fusil d'assaut pointé à travers les vitres baissées) jouent habilement sur la crainte que les indics inspirent. Ils arrêtent ainsi quelqu'un dans un immeuble et avant de le relâcher, interpellent trois ou quatre autres personnes au même endroit ; en donnant l'impression que le premier est un mouchard, on crée une véritable psychose de la délation qui peut déstabiliser des immeubles entiers et casser toute solidarité. [ã]

[6] Ne sachant plus à quel saint se vouer, les militaires ont fini par avoir une idée. Ils vont organiser une « conférence nationale » qui regroupera toutes les forces politiques du pays et élaborera une « plate forme » permettant d'instaurer une « période transitoire ». [ã]

[7] Précisons tout de suite et une bonne fois pour toute que la récupération muslim a la même fonction en Algérie qu'en Iran. D'abord ceux qui ont voté pour le FIS sont ceux qui ont peur de la révolution : commerçants, fonctionnaires, et la moitié des ouvriers qui soutient ce monde. Ensuite c'est l'islamisme qui suit le mouvement et non l'inverse. Son discours et sa véhémence dépendent de la radicalité exprimée dans la rue et non l'inverse (la critique de la religion commence dans la critique de l'économie). [ã]

[8] Traditionnellement, toute femme pubère est maquée, que ce soit par le grand frère, le cousin ou le mari. Une veuve – ou une divorcée – ne peut vivre seule sans être considérée et traitée comme une pute. (Lorsqu'un couple, par exemple, se présente à l'hôtel pour demander une chambre il s'entend exiger, d'un ton accusateur et avec un regard d'anathème, la présentation de l'acte de mariage ou du livret de famille). [ã]

[9] Les hitistes adossés ou non aux murs (hit en arabe dialectal) pressentent bien assez la vie qui les attend pour dépenser leur jeunesse sans compter. Ces muchachos disent souvent, eux aussi, que leur vie est perdue d'avance, qu'ils ont juste le choix entre se suicider et essayer de s'amuser : leurs amusements ne laissent jamais intacts les lois et les décors existants. Certains ravalent leur amertume à grandes doses de Z'bel (déchets de résine de cannabis mélangés à des comprimés, de l'essence, des anesthésiques) ou de Zombreto (alcool à 90 degrés, alcool à brûler ou éthanol associé au coca cola ou à la limonade, plus quelques comprimés de valium local). D'autres s'inscrivent dans les circuits du bazar ou de marché noir. Ce sont les trabendistes. Le mot est repris d'un néologisme espagnol pour désigner les petits revendeurs qui gagnent leur vie, depuis l'ouverture des frontières, en fournissant au marché local des gadgets rapportés de Barbès ou d'Alicante et aux voisins maghrébins les produits algérois subventionnés (cigarettes, dessous féminins, lait en poudre, etc. – on estime à 60 milliards de dinars le chiffre d'affaires de cette distribution parallèle). [ã]

[10] Ceux qui savent ce qu'est tenir une rue plus de 3 heures essaieront d'imaginer ce qu'est tenir deux quartiers de 70 000 et 300 000 habitants, 7 heures par nuit. Cela nécessite un débat minimum sur l'organisation. [ã]

[11] On sait que la décision d'interdire tout alcool sur le district de Tizi Ouzou en 1980 contribua à échauffer les rancœurs latentes du prolétariat local. [ã]

[12] Nous laissons à ce syndicat stalinien sa classe ouvrière. Elle lui appartient réellement, aujourd'hui que les ouvriers ne veulent plus être ouvriers. Nous le laissons calculer les coûts de production et autres indices, en bonne compagnie, avec la Confédération algérienne du patronat. [ã]

[13] Officiellement, l'Algérie est dirigée depuis janvier 1992 par un Haut Comité d'Etat composé aujourd'hui de son président Ali Kafi, du général Nezzar, de Tedjini Hadam et Ali Aroun. A côté de ce HCE, un gouvernement présidé depuis septembre par Redha Malek. [ã]

[14] Le 7 juin 93, dans les environs de Draa el Mizan à une centaine de kilomètres de la capitale, on a attaqué un autocar transportant des droits communs, escorté par la maréchaussée. [ã]

[15] A propos de l'assassinat du président Boudiaf et de l'attentat à l'aéroport d'Alger, Roger Faligot affirme que « les services spéciaux français, ont mené leur enquête et conclu à une opération organisée par la gendarmerie, les services secrets algériens et l'ancienne administration Chadli » (Journal du Dimanche, 28 août 1993). [ã]

[16] Ancien imam de Benzerga, Chebouti est un professionnel de la djihad puisqu'il fit partie dès 1981 du Groupement de lutte pour la prohibition de l'illicite fondé en 1979 à Alger par un certain Mustapha Bouyali, ex-commissaire politique de la wilaya 4. En 1986, Bouyali a été tué et le groupe arrêté (202 partisans – 2 condamnations à mort, 5 à perpétuité). Mais en 1989 Chadli a amnistié et fait libérer les survivants qui suivant Chebouti, ont repris le combat dès juin 1991. Le « général » a deux adjoints directs : Saïd Mekloufi et Lounis Belkacem dit Mohamed Saïd. Mekloufi est un ancien lieutenant d'active qui a quitté l'armée en 1985 puis est devenu rédacteur en chef du journal du FIS, El Mounqid (le sauveur). Auteur de l'opuscule « Désobéissance Civile », il organisa en 1990 le départ vers l'Irak de plusieurs centaines de « frérots » qui ont rejoint Saddam Hussein. Il fut aussi en 1991, avec Qamar Eddine Kerbane, aujourd'hui vice-président du FIS en exil à Bonn, l'un des dirigeants des Fidèles du serment, l'une des premières cellules armées du FIS. Saïd lui a été désigné porte-parole du FIS après l'arrestation d'Abassi Madani. C'est un religieux (imam de la mosquée Al Arkam à Alger) qui lance durant un quart d'heure, chaque jour, des fatwas sur les ondes de la radio clandestine du FIS (Wafa : fidélité) et en profite pour répéter les conditions du MIA pour arrêter la violence : « (...) libération de tous les militants du FIS emprisonnés et retour au processus électoral ». [ã]

A ce propos nous ne savons pas qui a déposé une bombe le 31 juillet 92 à l'heure de la grande prière hebdomadaire (blessant deux fidèles) près de la mosquée Salah al Din, appelée « Kaboul », dans le quartier populaire de Belcourt à Alger. Trop de dissimulations, de mensonges, d'illusions et de pudeur obstruent la vérité. Elle est l'un des plus anciens repaires des vétérans de la guerre d'Afghanistan plus communément appelés « les Afghans ». Engagés dès 1986 par des recruteurs de la ligue islamique mondiale, transitant généralement par Djeddah (Arabie Saoudite) avant de rejoindre des bases d'entrainement au Soudan ou au Pakistan pour être formés par des instructeurs de la CIA, quelque 2 000 fondamentalistes ont reçu le baptême du feu en Afghanistan face aux troupes régulières soviétiques ou pro-soviétiques...

Pantalon corsaire, chèche noir, les yeux maquillés de khôl, les afghans défilaient avec un drapeau noir (couleur de la tribu du prophète) frappé d'une tête de mort. Ils appartiennent au FIS mais se sont constitués de manière autonome en micro-mouvances (on recence 14 associations concurrentielles) :

Al Takfir Wal Hidjra (Expiation et Exil) créé en 1971 sur les bords du Nil par l'ingénieur Choukri Mustapha. Celui-ci a été exécuté en 1977 après voir fait enlever et assassiner le cheikh Dahab, ex-ministre égyptien des Biens religieux. La branche algérienne est « domiciliée » jusqu'en janvier 1992 à la mosquée Lekhal de Belcourt. Le leader en serait le cheikh al-Hachemi Sahnouni, directeur de la revue Al Hidaya.

El Djihad 54 est le bras armé du groupe Baqoun alal-Ahd (Fidèles au serment).

Le Djihad islamique se veut le continuateur légitime de l'œuvre de Bouyali.

Kataeb Qods (Les Phalanges de Jerusalem) et As-Sunna Wal-Charia (Tradition et Loi islamique) sont deux formations chiites implantées à Blida, à Alger (où As Sunna contrôlait en 1991 une demi-douzaine de mosquées) et dans les environs de la capitale (Beni Mered et banlieue ouest)

Le Hezbollah algérien, créé le 27 mars 1990, est le bras armé d'une secte ésotérique d'origine pakistanaise qui remet en cause le rôle du Prophète Mohamed. Il affirme que les cinq prières quotidiennes ne sont pas obligatoires, que la durée du ramadan doit être ramenée à six jours, que le recours au meurtre et à la drogue est légitime (ce sont des émules de la secte médiévale des Haschischins ou Assassins).

Les mecs qui s'y laissent embrigader ne sont que des automates, exécutants d'une idéologie nauséabonde, au service d'un appareil à la mentalité policière et au fonctionnement hiérarchique : nous n'avons qu'une seule forme de relation avec les organisations politiques en général et ces groupes en particulier, la guerre ; tous sont nos ennemis sans exception.

[17] Tandis que 80 000 soldats du contingent sur des classes d'environ 350 000 sont appelés sous les drapeaux, on assure aux parents des conscrits que leurs rejetons seront « économisés » (les banquiers se trahissent par le style des communiqués). Or actuellement, seuls 62 000 hommes sont opérationnels et considérés comme sûrs... Pour s'assurer de cette fidélité, les soldes ont été multipliées par quatre ces derniers mois et partiellement réglées en devises. [ã]

[18] Ces féministes nous resservent le plat avarié d'une « égalité des droits » ; le droit de se faire exploiter (droit au travail), de disposer de son corps (droit à l'avortement), d'être un objet consommable (droit de séduction), et patati et patata... Pour un temps la question centrale est dissimulée. Ce sont les mêmes connes qui s'acharnent à emprisonner les violeurs, qui envoient en rééducation les filles de 13 ans pour avoir voulu goûter à quelques plaisirs amoureux. Elles leur reprochent de porter atteinte ouvertement à l'ordre familial, de faire éclater en plein jour la misère de l'amour. Comment ces pouffiasses pourraient-elles connaître toute l'horreur qu'il y a à dépendre de la privation, elles dont la richesse ne dépasse pas celle d'une bique. (Nous parlons des féministes au féminin par facilité. Il est pourtant clair que le fait d'être ou non féministe ne dépend pas uniquement du sexe). [ã]
 
 
 
 

Ce texte est un tract qui a été distribué en Algérie et en France, au moins.

Voici ce qu'en pense la Bibliothèque des Emeutes :

Tout d'abord, le titre paraît pour le moins maladroit. La comparaison avec la guerre entre la France coloniale et le FLN est plus que malheureuse, tant les différences prévalent sur les similitudes : la guerre d'indépendance opposait deux partis étatistes ; dans le manichéisme dominant, les staliniens du FLN étaient les bons, alors qu'aujourd'hui ce même manichéisme oppose dans le rôle du bon l'Etat au mauvais le FIS, qui n'est qu'un faux plafond de notre parti sans nom, et au moins en l'occurrence par-delà le bien et le mal : aucune menace de la sorte n'existait dans la guerre d'indépendance, du moins à notre connaissance ; les buts, très clairs en 1954-1962 (« Algérie française », « Indépendance » d'un Etat algérien), ont complètement disparu depuis 1988, où même le substitut « Etat islamique » n'est pas encore parvenu à s'imposer comme tel.

Ensuite, le texte commence par une évocation assez étendue de la torture policière en Algérie. Celle-ci, quoique avérée et indispensable dans un texte pareil, y est certainement peu à sa place en premier. Utilisée en exergue, elle donne en effet l'impression d'un procédé lacrymogène que justement notre parti devrait systématiquement critiquer, tant l'ennemi en abuse. Bref, le membre de la Bibliothèque des Emeutes qui le premier est tombé sur ce tract ne mérite pas l'éloge de l'avoir lu, mais on doit plutôt s'interroger sur l'ennui et le peu d'occupation de son existence pour avoir continué au-delà d'un titre aussi douteux et d'un début aussi lamentable.

Pour le reste et pour l'ensemble, nous aurions évidemment mauvaise grâce à pinailler sur un texte aussi proche, dans la lettre et dans l'esprit, de nos propres positions affirmées. Nous ne pouvons même que conseiller à d'autres inconnus d'imiter l'excellent usage de la paraphrase de nos analyses sur l'Algérie. Une dernière critique cependant, plus décisive que les deux critiques sur la forme ci-dessus, concerne un manque, celui de n'avoir pas parlé des « intellectuels ». L'information occidentale a construit une véritable ligne de défense autour des assassinats de ceux-ci, et jusqu'ici personne ne semble y avoir répondu. Comme cette ligne de défense n'est pas seulement le pivot de l'opinion imposée sur l'Algérie, mais qu'elle constitue l'ouvrage avancé d'une caste d'intouchables (très différente de son homonyme, conservée en Inde) qui deviendrait inexpugnable s'il arrivait à se fortifier, c'est à nous qu'il appartient de fonder ce que commettent à cet égard les anonymes d'Algérie. Car qui sont ces « intellectuels » ? Ce sont d'abord des hauts responsables d'une dictature militaire. Tous les premiers assassinés de cette caste appartenaient directement, ou de près, aux institutions inventées par la junte issue de l'annulation des élections en janvier 1993. Les six premiers, dans l'ordre : Senhadri, directeur de cabinet du ministère de la Formation professionnelle, membre du CCN, le pseudo-Parlement des militaires ; Lyabès, directeur de l'Institut national d'études stratégiques, membre du CCN ; Flici, poète, membre du CCN ; Djaout, écrivain, directeur du journal 'Ruptures' ; Boucebsi, psychiatre ; Boukhobza, remplaçant de Lyabès à la tête de l'Inesg, membre du CCN. Ces collaborateurs, qu'il est plus évocateur d'appeler simplement « collabos », ne sont pas simplement des sympathisants passifs d'un régime un peu plus que brutal, ils dirigent ses instances principales, ils écrivent et ils paraissent pour le défendre et le soutenir, en privé et en public, ils sont sa philosophie et sa propagande. Les carriéristes algériens du parti de la communication, c'est-à-dire les journalistes et ceux qui ont opté pour les différentes filières universitaires et leur continuation dans le salariat, ont choisi leur camp, et il est intéressant de signaler que dans une situation où ces camps se sont un peu radicalisés, ce parti de la communication est, sans réserve, et l'allié inconditionnel et même probablement l'avant-garde de l'Etat. L'information dans le reste du monde a essayé de dissimuler un choix si net derrière une neutralité a priori de sa cellule algérienne. Ainsi, il ne faudrait jamais prendre à partie le parti de la communication, qui, lui, ne s'arroge pas seulement le droit mais le devoir de prendre à partie qui lui plaît, parfois selon les plus bizarres fantaisies. L'ignominie et la bassesse de vie de ceux qui revendiquent, par leur prostitution à l'Etat ou à l'information, le titre d'« intellectuels » ou d'« impartiaux » sont de fait une contradiction in situ à toute cette jeunesse en Algérie qui construit actuellement sa vie dans l'histoire. Et, il n'y a pas besoin d'être islamiste, comme le parti de la communication feint de le présupposer, pour s'en prendre à un journaliste impartial ou à un professeur d'université qui représente (creusez le mot représente) l'histoire. Il serait bien curieux qu'en Algérie, région où la révolte est si développée, on soit moins critique de la canaille – payée pour penser que ce qui est là est bien – que dans la région sous-développée qu'est la France, où, au moins, on s'en prend déjà aux journalistes dans les émeutes.

Mais la différence centrale entre ce tract et l'analyse que la Bibliothèque des Emeutes a faite de ce qui se passe en Algérie est dans la perspective. Nous pensions, et nous l'avons dit nettement, que le mouvement en Algérie, après trois séries d'insurrections (Octobre 1988, juin 1991 et janvier-février 1992) avait décrit la courbe très classique d'un mouvement ascendant puis vaincu. Nous pensions évidemment que les jeunes insurgés qui avaient tracé cette courbe de leur courage et de leur joie n'allaient pas, parce qu'elle était un peu éclaboussée de leur sang, tendre les poings pour qu'on leur passe les bracelets ; mais nous avions supposé définitif leur abandon des rues des villes, car ce terrain central de la guerre sociale devait alors être reconquis avec des forces inférieures contre une défense ennemie elle-même renforcée, ce dont, dans le monde, nous ne connaissions pas d'exemple. Notre sympathie pour ceux qui résistaient, selon nous de manière résiduelle, était déjà nuancée par la conviction issue de la connaissance des révoltes des deux derniers siècles, que ce n'est jamais là la meilleure façon de préparer une nouvelle offensive. Les « volontaires pour la deuxième guerre d'Algérie » ont certainement ébranlé cette conviction, ce qui en retour nous a permis de déceler le contenu nouveau, que nous avons l'honneur de présenter ici, du concept de résistance.

En effet, ce qui plaide en faveur de l'optimisme du Réseau Sirocco est certainement la jeunesse du mouvement en Algérie. C'est comme si l'interdiction sur la jouissance des carrefours d'Alger avait renforcé une détermination, pleine de cette fierté farouche et de ce goût du jeu et du risque qui éclatent la raison économiste comme une paire de couilles de journalistes. Les organisations très informelles, qui ont gagné en étendue et en conviction, ne sont que très rarement noyautées par le FIS. C'est au contraire ce parti politique, plutôt pacifiste, pur parasite d'insurrections aux défaites desquelles il a grossi, qui est contraint de se radicaliser, de mauvaise grâce, pour ne pas être complètement lâché. Le rythme du peloton est dur, la côte est raide, et le FIS, qui est plutôt rondouillard que musclé et plus vicelard que franc du collier, s'accroche au porte-bagages de ces hitistes qui ont le goût d'en finir.

Ceux qui ont des armes ne forment pas davantage un nouveau FLN. Les maquis sont très dispersés, ombrageux, et paraissent de qualités militaires fort différentes : entre ceux, reconnus, qui calquent leur existence sur l'imitation d'une armée classique, et des commandos qui ne doivent pas excéder dix-douze membres et se forment et se séparent au gré des affinités ou des occasions, aucune mainmise ne se dessine.

Certes, la religion islamique est très peu critiquée dans cette résistance. Cette insuffisance, qui avait réussi à enliser la révolution iranienne, est encore aggravée par l'information dominante, qui conspue l'islam, mais plus par insinuation que frontalement, et donc sur de mauvaises raisons qui favorisent un ralliement à l'islam. Ainsi, par exemple, lorsqu'un commando abat deux jeunes filles parce qu'elles portent le hijab, cette action est soutenue implicitement par l'information occidentale, qui a bien du mal à ravaler son hypocrite satisfaction. Ceci polarise l'islam, et c'est certainement, avec le martyre spectaculaire de ses militants, ce qui joue le plus en faveur des sectateurs de cette religion. Car, contrairement à la révolution en Iran, où l'islam jouait un rôle de théoricien, d'exégète non économiste de la totalité, en Algérie, l'islam est plutôt exotérique et cherche à construire son autorité bien moins sur l'excellence d'une pensée opposée à la trinité spirituelle européenne (philosophie allemande, socialisme français, économisme anglais) que sur l'excellence d'un comportement moral, d'une éthique qui a des souplesses et des rigueurs selon un ordonnancement qui choque les souplesses et les rigueurs du reste du monde. Plus facile à critiquer qu'en Iran en 1978, l'islam, en Algérie, en est aussi moins digne.

Depuis la sortie de ce tract (novembre 1993), il semble que le mouvement qui le porte ait progressé encore : aujourd'hui, après l'attaque réussie de la prison de Batna, cœur de l'insurrection de février 1992, la fuite exponentielle des étrangers en danger parce qu'ils soutiennent le régime et des dignitaires de celui-ci qui commence, ce sont des villes, presque des wilayas entières, qui ne sont plus administrées, où la police ne peut plus sortir et où les journalistes ne peuvent plus entrer. Le coup de gong qui introduit les révolutions semble enfin vibrer du Tell au Sahara, de l'Atlas aux Aurès, de Tlemcen à Annaba, de 93 à 88 : la peur change de camp.

Ce qui pourtant plaide contre cet optimisme est essentiellement l'absence de perspectives que continuent d'afficher les gueux d'Algérie. Rien de nouveau ou d'étonnant à cela, évidemment. Mais justement : par rapport à la révolution en Iran, qui est la référence de qualité de notre temps, il manque même l'unité d'un objectif, qu'avait fourni, bien malgré lui, le shah d'Iran. C'est un simple « non » opposé à quelque très vague gouvernement ou organisation sociale, et ce « non » n'est maintenu que par une volonté, portée par une jeunesse certes vigoureuse, courageuse et inventive, mais que l'absence de théorie risque de rendre velléitaire, sinon influençable. Ce ne sont pas des projets opposés, mais l'absence de projets, ce n'est pas un but, mais une émulation réciproque qui portent un mouvement dont la profondeur ne dépasse pas encore la superficialité de ses récupérateurs islamiques. De plus, la conspiration, entre guillemets, de tous les pouvoirs, de l'armée algérienne aux islamistes, en passant par l'information occidentale, tend à isoler, sans cesser le feu, ce mouvement difficile à cerner. En Egypte par exemple, la lutte des islamistes contre l'Etat est précisément devenue cette espèce de guérilla militante et impopulaire que l'information dominante décrit pour l'Algérie. Ainsi, l'une des questions centrales de toute grande insurrection est bien mal engagée : comment ce mouvement peut-il abolir les frontières d'Etat ? Vers le Maroc et la Tunisie, deux dictatures jalouses, où la démocratie occidentale rampe doucement vers le pouvoir, gardent hermétiquement cette ligne sacrée de l'Etat ; et vers le Sahara, la rébellion des Touareg est le meilleur garant de l'impossibilité de communiquer entre les évadés de Batna et les émeutiers de Bamako. Il n'y a guère que dans les banlieues de France qu'un reflet de l'étincelle semble se manifester. Mais ce n'est pas encore un soutien tel qu'il puisse renverser un Etat sans le remplacer par un autre.

Un optimisme prudent semble donc convenir face à la situation en Algérie. Et la Bibliothèque des Emeutes ne peut qu'encourager à aider un mouvement qui a pris une voie si inédite, et si décidée.


 

(Extrait du bulletin n° 7 de la Bibliothèque des Emeutes, texte de 1994.)


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