La religion du dictionnaire

 

Ensemble de dogmes et de pratiques établissant les rapports de l'homme avec la divinité et le sacré

1. Il n'est pas nécessaire, devant cette définition de l'Encyclopédie Multimédia Larousse, de faire une démonstration de son inadéquation complète à l'objet qu'elle prétend décrire. Il suffit de signaler l'absence de tout rapport entre religion et totalité, entre religion et système de pensée ou Weltanschauung, entre religion et aliénation, entre religion et croire (à moins que le croire soit considéré comme une pratique, ce que la définition de croire de ce dictionnaire, en tout cas, ne laisse pas supposer), entre religion et infini (à moins de ne considérer l'infini que dans sa dimension sacrée, ce que la définition d'infini ne laisse pas supposer – fort attentionnée par ailleurs à introduire dans le sens de ce mot la bijection sacrée du con mystique Cantor).

Si cette définition est donc impropre à décrire la religion, elle est en revanche beaucoup plus adaptée à faire comprendre ce qu'est un dictionnaire. En effet, on reconnaît bien ici le compromis des pensées dominantes sur ce qu'est une religion : des dogmes, donc quelque chose d'intrinsèquement stupide, et c'est là la part degauche de la définition ; et des pratiques, qui sont en fait des rites moins la connotation négative du rite, et c'est là ce qui est concédé à la partie qui s'affirme religieuse, au sens déiste, la pensée dedroite.

Outre le caractère inévitablement plat, abstrait et scolaire de la définition, le plus remarquable est que divinité et sacré sont ici implicitement posés comme des objets préexistant aux « rapports » « établis », comme si quelque chose comme la divinité et le sacré (quand bien même on leur donnerait le sens de formulations de l'expérience la plus commune de la transcendance) existait avant la religion et indépendamment d'elle, ce qui pour le coup est une assertion parfaitement religieuse.

Cette définition est manifestement soumise à une contrainte de « métaphysiquement correct » visant à ne heurter ni les religieux avoués (et parmi ceux-là aucune chapelle) ni les athées prétendus, et à ne surtout paraître ni d'un camp ni de l'autre. Car l'impératif de neutralité-impartialité-objectivité auquel obéit par principe la fabrication d'un dictionnaire de langue est évidemment ici renforcé par le côté sensible du mot, du thème. De là sans doute la généralité acrobatique du libellé et sa prétention au détachement académique ; prétention dont le résultat est aussi comique que révélateur : car les salariés de la maison Larousse qui sont arrivés à ce compromis n'ont probablement même pas perçu combien leur énoncé, par cette présupposition du « sacré » et de la « divinité », est déjà intrinsèquement religieux. Voilà au moins un excellent bien qu'anecdotique exemple de propagande ingénue.

La plupart des définitions du dictionnaire contiennent, de même, les étroites limitations de la pensée dominante. Le dictionnaire est la tentative de fixer les mots selon leur acception dominante. Bien plus, il est la tentative de conserver un sens aux mots, à l'exclusion de leur devenir, de dénier les modifications dues au mouvement du négatif dans le monde et à l'aliénation que ce mouvement produit. Le dictionnaire est construit sur une rationalité de logique formelle, issue du plus écœurant positivisme. Le schéma trivial du dictionnaire est un mot = une définition, l'équation appliquée au langage. Dans la misérable pensée dominante de notre temps, d'autres abstractions issues de la branlette mathématicienne (comme la théorie des ensembles) servent également à tenter ces réductions de la parole dont le dictionnaire est le concentré. S'il fallait décrire la technique du dictionnaire en seulement deux mots, ce serait trivialité et réduction.

Le plus grand ennemi de cette faiblesse d'encyclopédiste a été le philosophe allemand appelé Hegel. Hegel a toujours montré que le sens même des termes qu'il appelait concepts était dans leur mouvement, ce qui veut dire que selon le moment dialectique de leur apparition, ils peuvent apparaître dans des sens contraires ; et que deux sens, contradictoires, sont conservés dans le même concept, parce que pour le conservateur Hegel supprimer signifiait conserver. Si bien que le concept ne se laisse plus ramener à une définition : il est l'ensemble du mouvement du concept, rien d'autre. C'est pourquoi les dictionnaires sont tout à fait incapables de tenir compte des concepts hégéliens. Les dictionnaires ignorent complètement Hegel, non seulement dans le sens des concepts tels qu'il les a décrits, mais surtout dans la riche possibilité de sa démarche, toute conservatrice qu'elle était. Cette critique implicite du rationalisme définitoire a peut-être été ce en quoi la méthode hégélienne est la plus subversive.

 

2. Aujourd'hui en 2003, le falsificateur convaincu Voyer nous renvoie, nous téléologues dont il a si peu compris le discours et son sens, au dictionnaire avec toute la préciosité semi-lettrée d'un instituteur infatué. Lui qui ignore si complètement ce qu'est l'existence et la réalité, et qui est bien trop feignant pour faire le minimum de recherches nécessaires avant d'en parler, ne se prive pourtant pas d'affirmer que la définition du dictionnaire suffit.

Exister : avoir une réalité
Réalité : caractère de ce qui ne constitue pas seulement un concept, mais une chose

Ce sont là deux définitions encore plus hâtives, inadaptées, stupides que celle de la religion. En ce qui concerne l'existence, il suffit simplement, sans en faire ici la démonstration, de rappeler que toute pensée existe, et que toute pensée n'a pas nécessairement de réalité ; et pour la réalité, il suffit de dire ici que de nombreuses choses ne constituent pas un concept et ne pourraient donc être une réalité. En effet, le terme de concept ici est considéré comme la généralité abstraite et la chose comme une détermination du concept, ce qui est exactement ce que Hegel, le grand théoricien du concept, avait critiqué dans l'usage courant du terme concept. Cette définition est un remarquable exemple de l'ignorance et du contournement complets de Hegel par les conservateurs triviaux qui imposent les définitions du dictionnaire.

Exister ici est pris dans le sens trivial où existence est synonyme de réalité. La définition prend d'ailleurs des précautions qui ne sont pas sans rappeler les précautions prises par les augures vulgaires que sont les rédacteurs d'horoscopes, qui tentent, aussi souvent qu'ils peuvent, de se réfugier dans l'indétermination qui peut sauver toutes les prédictions. Ici, dans la définition d'exister, c'est l'indéterminé « une » réalité, absolument dépourvu de sens, qui joue le rôle d'excuse : exister c'est avoir une réalité, une seule, indéterminée, pas la réalité, comme si on pouvait « avoir » une réalité sans avoir la réalité, déterminée.

De même, « avoir » une réalité est une formulation commune parfaitement dépourvue de sens. Ou alors cela présuppose vraiment que la réalité est quelque chose qu'on pourrait « avoir », non pas un devenir, mais un donné. J'arrive et la réalité est déjà là, je l'ai ou je ne l'ai pas. Cette conception de la réalité, elle aussi complètement ignorante de celle de Hegel, se confond avec la conception matérialiste de la réalité, où la réalité est tout ce qui est là, le donné, la base même du monde. Ceci n'est possible que dans la croyance tout à fait invérifiable que la base du monde, son donné, serait indépendant de la pensée qui lui viendrait comme une sorte d'accident. Il y a donc bien quelque chose avant la pensée, va savoir quoi, une matière, une substance, une réalité. Ce n'est pas la pensée qui se serait divisée en matière, substance, réalité, non il y a un extérieur à la pensée, ou tout au moins ce qui n'est qu'une division de la pensée – matière, substance, réalité – se comporte comme un extérieur à la pensée, dont d'ailleurs la pensée serait une division, fort mal explicitée comme en témoigne même la meilleure tentative d'explication, celle de Hegel justement.

Là où existence et réalité ne sont plus différenciées, nous sommes dans le monde matérialiste que nous combattons. Nous arrivons donc ici sans surprise à la même conclusion que celle que nous avions déjà fournie dans 'Négation de la négation de l'économie' : le falsificateur Voyer est un con matérialiste quand ça l'arrange.

 

3. « Les noms ne sont pas appropriés de manière définitive ; ils sont fixés par convention. Ce n'est qu'une fois établie la convention et installée la coutume qu'on les considère comme appropriés, et que tous ceux qui s'écartent de la convention sont considérés comme inappropriés. Les noms ne dénomment pas telles ou telles réalités de manière définitive ; leur correspondance est fixée par convention. Ce n'est qu'une fois établie la convention et installée la coutume qu'on les considère comme dénommant telles ou telles réalités. » 

Le conservatisme et l'arbitraire du dictionnaire sont ici parfaitement décrits par Xunzi. C'est la convention et la coutume qui valident le dictionnaire. C'est la vieillesse et le refus a priori de toute critique qui prétendent donner raison au dictionnaire, qui s'y raccrochent comme à une autorité infaillible. Dans l'ancestrale lutte sur les mots, le dictionnaire représente toujours ce qui défend, ce qui ralentit, ce qui interdit. Lorsque la jeunesse critique le monde, c'est toujours contre le sens qu'en donne le dictionnaire, c'est toujours dans l'éclatement des conceptions étriquées et normatives imposées par ce code arbitraire de la parole.

Le dictionnaire est une béquille qui relie l'expression à la convention et à la coutume, dans la désignation parfaitement arbitraire de la réalité. Si cette désignation était innocente, ou seulement proposée à tous comme un possible à débattre, ce n'est pas le dégoût et le rejet qui nous en feraient ici parler. Mais la désignation de la réalité dans le dictionnaire correspond à l'imposition d'un projet qui n'est pas le nôtre, ou plutôt au non-projet imposé par cette société qui est tout à fait contraire à la réalité du monde qui est notre projet.

L'usage du dictionnaire est une réassurance qui dénonce la perte de jeunesse. Nous-mêmes, téléologues, utilisons incomparablement plus le dictionnaire qu'il y a encore quinze ans, et pas toujours d'une manière critique (pour certains d'entre nous, le dictionnaire est même un outil de travail salarié principal). Ce que pense le monde que nous combattons est concentré dans le dictionnaire, et le dictionnaire nous permet de mesurer constamment cette distance. C'est son premier intérêt.

L'exhaustivité est l'autre intérêt de cet outil de domination et d'asservissement. C'est pourquoi tous ceux qui ont révélé en quoi le sens des mots n'est pas le sens prescrit par la convention et la coutume ont voulu faire un dictionnaire, à part Hegel. Nous-mêmes avions d'ailleurs caressé le projet d'un lexique téléologique. Mais nous avons finalement renoncé justement à cause du caractère limitatif du dictionnaire, à cause de sa caractéristique proéminente, entièrement contraire à la modification même du sens, qui est la pérennisation du sens. Et décrire le mouvement des mots propres à la téléologie est une ambition quasi hégélienne. Si bien que les ramasser dans un lexique en serait seulement une sorte d'ébauche tournant à l'amputation et en tout cas un mensonge sur l'aliénation qu'ils contiennent et qui serait la principale priorité à montrer dans un lexique téléologique.

Mais comme il nous est aussi arrivé de succomber au jeu du dictionnaire, nous savons que dans ces plates listes laborieuses on peut trouver par accident, par erreur, ou par hasard des notes d'élévation parfois non dénuée d'humour, que nous voulons bien conserver, comme témoins de l'aliénation et des différentes altitudes de la spiritualité, parfois éloignées par de si grandes distances. Dans ce sens nous proposons cette fine définition du mot « téléologie » qu'on trouve dans le Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, de Pierre Larousse :

Art de converser à de grandes distances

 

(Texte de 2003.)

 


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