B) Guerres d'Etat


 

5) Guerres d'Afrique australe

c) Conséquences de l'insurrection de Lisbonne en Angola

En avril 1974, la situation en Angola est tout à fait comparable à celle au Mozambique, sauf qu'au lieu d'une seule guérilla, il y en a trois : le MPLA d'Agostinho Neto est le plus urbain, et le plus stalinien parce qu'il se bat avec des armes russes ; au nord et dans l'est, le FLNA de Holden Roberto dépend des revirements brusques de Mobutu, dictateur du Zaïre, son fournisseur et protecteur ; quant à l'UNITA de Jonas Sawimbi, au sud, géographiquement prisonnière de sa majorité tribale ovimbundue, soutenue un moment par la Chine, ses activités sont très au ralenti quand la tempête portugaise vient surprendre tous ces petits professionnels du maquis en train de pêcher au milieu de l'étang angolais.

Le 21 juillet 1974, après 6 jours d'émeute à Luanda, le nombre officiel affiche 43 morts et le MPLA, 200. "The government had said that most of the clashes involved both black and white civilians." Les lecteurs intoxiqués par la propagande officielle comprennent ici que le racisme est à l'ordre du jour, que les blancs se battent contre les noirs ; les autres y voient la confirmation que les gueux de Luanda ont aboli les différences de couleur dans leur combat pour lisbonner leur ville. "The military said that the people wounded in Luanda suburbs on July 21st were mostly armed looters resisting arrest." Mesurez la puissance médiatrice des Etats : à Lourenço Marques et à Luanda, dont la communication passe par Lisbonne, à plusieurs milliers de kilomètres de l'une et de l'autre, il se passe la même chose, et c'est un reflet de ce qui se passe là où leur communication est médiatisée. Et cette forte similitude devient visible au moment où l'on rompt ce lien indirect. Jugez par là de l'uniformité immense que l'Etat fait peser sur les citoyens hors de la visibilité de l'histoire. Et d'ailleurs, si le gouvernement portugais se hâte de rendre ses ultimes colonies à l'indépendance, c'est aussi pour interrompre l'influence devenue négative et critique que son canal véhicule malgré lui.

Moins d'une semaine après, MPLA et FLNA, les deux principales guérillas, se réunissent en catastrophe au Zaïre, pour former un front commun. Mais, début août, de nouveaux combats "radicaux" dans Luanda, font 29 morts en une semaine (plus de 100 selon le FLNA). Comme à Lourenço Marques, après la conférence de Lusaka, l'écho du putsch raté à Lisbonne le 28 septembre, va provoquer un putsch raté à Luanda, le 27 octobre. Puis le 11 novembre, sous prétexte que l'UNITA veut ouvrir une permanence dans la capitale, des festivités, qui oublient ce prétexte, font 50 morts. "The clashes were linked with robberies, arson and looting, especially in the African areas of the city." Les contemporains de ces gueux se font du pillage l'idée du désordre dont quelques uns profitent pour s'enrichir indûment. C'est l'image d'Epinal des pillages des siècles passés. Aujourd'hui, ceux qui pillent ne s'enrichissent pas. Quiconque ne voit pas les sporadiques pillages urbains contemporains comme comptable qui chiffre les dégâts ou comme moraliste qui déplore ce qu'il craint, verra beaucoup plus de marchandises détruites que conservées ; qu'il ne s'agit qu'exceptionnellement de choses nécessaires ; et que le commerce subséquent en est infime. L'essence de l'objet pillé, être marchandise, en se transformant a transformé le pillage. De rapine, le pillage est devenu au siècle de la marchandise crime de lèse-majesté. Le pillage est devenu un viol qu'on commet contre l'autorité, où l'humiliation, la preuve de l'infériorité de la marchandise au pilleur prime la jouissance de la propriété ainsi acquise. Le principal détour de toutes les émeutes de ce temps est cette vengeance de la subjectivité des pauvres modernes qui outragent la richesse objective.

En novembre 1974, comme au Mozambique, les trois organisations propriétaires de l'Etat en puissance s'accordent avec les propriétaires de l'Etat portugais pour "appeler au calme" ; et jusqu'en janvier suivant ne se sentent pas trop nombreux pour gouverner tous ensemble. Et la meilleure façon de gouverner, quand on sait surtout faire la guérilla, c'est la guerre, la situation d'exception permanente, l'ingouvernabilité institutionnalisée. Les Etats-Unis commencent à miser sur le FLNA, l'URSS redouble son aide au MPLA, l'UNITA s'acoquine avec l'Afrique du Sud. Les contributions forcées de ces Etats, les divisions violentes et soudaines des guérillas, brossent en couleurs criardes une gouache grossière de disputes idéologiques derrière laquelle les insurrections de Luanda font décor ou disparaissent dans l'oubli. Pour accentuer l'impression d'intensité, une échéance est fixée à cette contre-offensive, le temps presse : le 11 novembre, date prévue pour l'indépendance, un seul des trois guérilleux gladiateurs devra rester debout. En octobre 1975, à la veille de Tancos ("all this world is like this town called Lisboa"), la guerre civile d'Etat, cette contre-offensive, atteint son apogée : le MPLA, puissamment encadré par des Cubains qui suscitent les oh et les ah de la galerie, bat le FLNA, dont les débris se retirent au Zaïre. Puis, une offensive de l'armée sud-africaine, qui pousse devant soi l'UNITA, est bloquée par l'armée stalinienne sous Luanda. L'Etat spécialisé dans le racisme se plaint amèrement que son allié, les USA, ne l'ait pas soutenu sur le terrain. Il ne faut pas trop en demander : d'un côté, l'Etat sud-africain accepte le rôle de raciste universel, haï et vilipendé, qui lui rapporte tant, de l'autre il voudrait qu'on le traite en ami ! Pour les USA, encore plus que Cuba pour l'URSS, l'Afrique du Sud est l'exécutant de basses besognes, qu'on serait gêné de saluer devant tout le monde. D'ailleurs, en novembre 1975, le danger des rues de Luanda, qui avait exigé tout ce martial remue-ménage, semble conjuré. L'armée sud-africaine n'a plus qu'à se retirer, déçue, en Namibie ; le MPLA occupe toutes les villes. L'OUA reconnaît sa République Populaire d'Angola.

Mais les USA, qui n'ont pas osé forcer leur victoire, ne reconnaissent pas non plus cette victoire du concurrent. Cette hésitation n'est que la somme des résistances à achever cette guerre lucrative comme celle d'Erythrée, du Tchad et du Sahara, viable. Car les autres partis engagés, y compris leurs pions angolais, ont intérêt à un faux problème angolais, qui fasse rempart de son corps au faux problème sud-africain.

Le détail des meurtrières opérations qui suivirent ne mérite pas la postérité, pas davantage que celui des fréquentes et également meurtrières purges dans le MPLA dominant, des dissensions entre toutes ces guérillas et leurs protecteurs, et des grands et hauts cris des deux camps idéologiques spectaculaires au sujet de l'armement et de la menace de l'autre camp, de ses injustices allant jusqu'à l'atrocité. En un mot, rien n'a été négligé pour ensevelir le débat portugueux, et pour faire de l'Angola un bastion du silence, par le mensonge et le sang.


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