Le Monde, 6 avril 1978 : "De violentes manifestations étudiantes ont eu lieu à Quito, pour le troisième jour consécutif, en signe de protestation contre une hausse du prix des transports publics. Quatre manifestants ont été blessés par balles. Plusieurs centaines d'autobus ont été endommagés."
Le Monde, 7 avril 1978 : "Quelques trois cents personnes ont été condamnées à des peines de prison et à des amendes, après les manifestations de ces derniers jours contre l'augmentation du prix des transports urbains. Les troubles se sont poursuivis dans la capitale, le mercredi 5 avril, pour le troisième jour consécutif."
Le Monde, 13 avril 1978 : "Un policier a été tué et une dizaine de manifestants blessés, lors des troubles qui se sont à nouveau produits, mardi 11 avril, dans la capitale équatorienne. Les manifestants protestent contre la hausse de 40 % des prix des transports en commun. Plusieurs centaines d'arrestations ont été opérées, et le gouvernement a ordonné la fermeture, jusqu'à lundi prochain, de toutes les écoles primaires et secondaires. La majorité des manifestants sont des écoliers et étudiants."
"Les désordres durent depuis une semaine et ont provoqué la paralysie quasi-totale des transports en commun. Les rares autobus en circulation sont attaqués par les manifestants et quelques véhicules ont été brûlés. La police a fait usage de véhicules blindés pour disperser les étudiants qui dressaient des barricades et allumaient des brasiers dans le centre de la ville. Les troubles ont été particulièrement violents près de la faculté de médecine et de la maternité, qui a été investie par la police."
Voilà un événement qui parle de lui-même : prétexte, émeute, répression. Vous voyez ce que je veux dire. Non : aucun événement ne parle de lui-même. C'est le quotidien Le Monde qui en parle. Et aussi loin que j'ai poussé mes recherches, ce qui n'est pas très loin, il est le seul à en parler ; voilà pour le mérite.
Si l'on regarde attentivement les dates, ce mérite prend des tâches d'ombre. Le premier entrefilet signale l'émeute avec trois jours de retard ; le second, du lendemain, annonce que les émeutes se poursuivent, pour le troisième jour consécutif, donc soit c'est une pure redite de l'information de la veille, un remplissage, soit c'est un jour d'escamoté ; et le troisième, pile une semaine après le premier, informe que l'émeute dure depuis une semaine : trois jours d'escamotés.
D'autres interrogations surgissent de ce qui n'est pas dit. Que s'est-il passé entre le 5 et le 11 avril ? Si ce n'est rien, pourquoi ? Si ce n'est pas rien, pourquoi le journal n'en dit-il rien ? Le 13, enfin, j'apprends que la première (et seule) victime est un policier. Si c'était vrai, je m'en réjouirais. Mais ce serait là un bilan tellement extraordinaire qu'il mériterait au moins un article de fond. Dans le doute, je suis conduit à m'interroger sur la source d'information du journal. Il est difficile de ne pas conclure que c'est l'employeur du policier, et uniquement l'employeur du policier. Ensuite, je veux bien que des étudiants manifestent contre une hausse du prix du pétrole. Mais que font les autres usagers, qui sont certainement beaucoup plus nombreux, alors que pendant dix jours on incendie les bus pour en faire des barricades ? Que font les employés de ces transports en commun ? En 1978, pour le lecteur du Monde, l'image de l'émeutier est encore l'image de l'étudiant parisien de 1968. Et comme l'étudiant a été battu en 1968, attribuer une émeute à l'étudiant c'est la minimiser, c'est la réduire à un remake d'une défaite qu'on connaît déjà. L'étudiant est depuis 1968 le seul responsable présentable d'une émeute, surtout dans un pays dont l'Etat est la source d'information, qu'il faut ménager. Le Monde n'hésite pas, dans ce but, à commettre ce petit amalgame courant et permis, qui fait qu'on nomme étudiants les élèves des primaires et secondaires. Car, ce 11 avril, ce n'est pas l'université qui a été fermée. Ainsi quand Le Monde parle des niños de Quito, il s'arrange pour que ses lecteurs comprennent gauchistes de la Sorbonne.
Mais après ce 13 avril, plus rien ; les "troubles" ont-ils continué ? Si oui, comment ? Si non, pourquoi ? Cette hausse des prix, sur laquelle on insiste tant, a-t-elle été maintenue ? Les prisonniers ont-ils été libérés, jugés, condamnés, massacrés, torturés, portés disparus ? Les écoles ont-elles été rouvertes ? La police a-t-elle quitté la maternité ? Cette façon d'informer où l'à-peu-près et le décousu sont la règle, où le mensonge par omission et par approximation n'est pas contraire à la déontologie, a pour effet le plus grave que les émeutiers des différents pays, divisés par l'information, ne se comprennent ni ne s'émeuvent ensemble. Le Monde n'a pas levé la compréhension de la mystérieuse émeute de Quito, qu'il a plutôt contribué à vaincre. Mais l'émeute de Quito a fourni le mode d'emploi de l'information sur l'émeute dont Le Monde nous a fait la grâce imprudente. Le Monde est un grand journal, qui, s'il avait osé, se serait appelé Le Monde Objectif. Car c'est à objectiver le monde que Le Monde s'emploie, quotidiennement, avec cette espèce de fierté modeste que ses concurrents lui envient, comme des parvenus envient sa distinction compassée à un vieil aristocrate pointilleux. C'est la mode : les informations se suffisent à elles-mêmes, car elles sont objectives. Que de films, que de romans, que de sentences publicitaires sont faites sur ce mépris du public, déguisé derrière sa responsabilisation, sur cette lâcheté d'informateur, qui n'ose pas dire ce qu'il pense derrière la ceinture de chasteté de l'objectivité : j'te balance une information dans la gueule, je chie dans le vent, et tu comprendras bien. Le Monde est le prototype de l'informateur public tellement habitué à être lu sans être discuté, compris, et à des lecteurs qui n'agissent pas, qu'il prend ces lecteurs, sans même plus s'en apercevoir, pour des cons.
Vengeons-nous, pour une fois, de cette désinvolture de nos ennemis par leurs propres armes. Retournons contre eux leur propre silence. Et buvons à l'honneur des gueux de Quito, qui seuls depuis la ceinture du monde, en avril 1978, ont salué l'histoire, alors que leurs dirigeants, d'ordinaire si prompts à poser, si coquets à étaler leur grandeur morale, la beauté de leur Etat et de son idéologie, qui ont choisi l'omerta, ne méritent donc pas ici de sortir nominalement de leur basse crapule pour entrer dans la postérité.
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