Depuis que la digue Chamorro s'est effondrée, le raz de marée n'a cessé de gagner en violence et en ampleur, obligeant les trois partis valets à réorganiser leurs positions, respectives et communes : le parti Somoza reçoit seul toute la puissance d'un flot qu'il tente de faire reculer ; le parti libéral, buvant la tasse au sommet de la vague, tente de la dompter en lui creusant un lit, en la canalisant ; le parti guerillero, enfin, surpris par la vitesse soudaine et la puissance de ce mouvement lui court après, espérant comme la queue de la comète en être la partie visible, l'éclipser.
Somoza a fort donné de la gueule et du fouet pour ramener dans l'enclos son troupeau de bovins rétifs. Mais le Nicaragua a cessé d'être une hacienda, et ses gueux d'être des boeufs. L'impérieuse détermination du dictateur, au lieu d'anéantir l'ennemi, est passée à l'ennemi. Son parti, qui n'est qu'un joug de tête pour labourer la paix, révèle sa rouille à la guerre : acculés à vaincre, car même le plus doux des gouvernements de rechange serait contraint de les pendre, ses partisans, qui sont plutôt ses vaqueros, habitués à l'impunité, déshabitués de se battre, sont acculés à cette même brutalité qui aujourd'hui excite leurs ennemis plus qu'elle ne les dompte. Et les lieutenants de Somoza sont tous des héritiers en puissance, aptes à jouer son rôle, sans cristalliser autant de haine. Le PLN même, cette basse-cour, investit officiellement un candidat président concurrent de Somoza. Somoza menace de la guerre civile, et le 11 août licencie 30 des 35 principaux commandants de l'armée. Par cette mesure il espère à la fois désarmer les poignards dans son dos, émousser les baïonnettes de la rue, et arrêter l'épée de Damoclès américaine au dessus de sa tête, en flattant la récente politique moraliste de son fournisseur par le sacrifice de quelques voyous à sa solde.
Aucun de ces espoirs ne sera satisfait, et il sera obligé de surveiller son propre parti jusqu'au bout. Mais dans la rue, ce n'est pas la tête de ses généraux mais la sienne qu'on demande, et l'administration Carter, lentement gagnée par l'inquiétude (et cette destitution massive lui paraît plus un signe de nervosité que d'assurance), lui préfère déjà n'importe quel successeur, même si ce n'est pas encore à n'importe quel prix. Peu habitué à quelque politicienne souplesse, Somoza annonce une réforme de la constitution qui permettrait à tous les partis "républicains et démocratiques" de s'inscrire aux présidentielles de 1981, réforme à laquelle personne ne croit et dont tout le monde rit : la loi est dans la rue, pas dans la politique ; et que Somoza quitte la rue pour proposer des lois au moment où les gueux quittent la loi pour se battre dans la rue, n'est qu'un aveu de sa faiblesse dans la rue.
Le parti libéral dont il est ici question n'est pas, bien sûr, le seul parti politique qui porte ce nom, le PLN de Somoza. Le parti libéral est le même au Nicaragua qu'en Iran, amalgame de notables, petit par le nombre et l'ambition, grand par le conformisme et la bassesse qui lui garantit la sympathie exclusive des Etats dits démocratiques occidentaux et une publicité sans bornes de la part de la presse de ces pays. En règle générale, au Nicaragua, les partis de valets se peuvent distinguer entre eux et des gueux par l'uniforme : le parti somoziste le porte chamarré, celui des sandinistes est le treillis et le parti libéral est le parti costume-cravate. Ce parti libéral ressemble à une fourmilière sur laquelle on a marché par mégarde. Alliances, contre-alliances, regroupements, réorganisations, déclarations, c'est tous les jours que cette opposition s'agite pour dissimuler que c'est elle qu'on agite, se replace selon les progrès inattendus des gueux qu'elle a la risible prétention de dominer, en fait, ajuste plutôt mal son arrivisme dévorant à chaque bouleversement qui la surprend. Et en effet, quoique entre deux feux et mis en valeur uniquement par cet éclairage, ses chefs commencent à croire que Somoza ne se maintiendra pas ; et comme ils n'imaginent pas la fin de l'Etat, et ne voient personne à part eux qui soit qualifié pour gérer, ils manoeuvrent à la chute du dictateur, de préférence là où il n'y a pas de risques, en exil aux Etats-Unis ou en Amérique du Sud. Sur le terrain, la peur gouverne ces médiocres : dès qu'ils sont débordés par les gueux, ils reviennent sous les jupons de Somoza ; et dès que Somoza rugit, ils courent avec leurs sabres de bois se mettre dignement devant l'insurrection. En effet, pour réussir une "transition" il leur faudrait abattre les deux extrêmes, le tout et le rien, l'un au moyen de l'autre et en même temps. Malheureusement, pour réussir une opération aussi délicate il faut au moins du génie, une des rares choses que ne tolère pas ce parti qui tolère tout et rien, ce parti gris. Le premier à se placer pour la succession de Chamorro est Alfonso Robelo en fondant un parti politique le 1er mars, le MDN (Mouvement Démocratique Nicaraguayen) ; le 28 juin, un groupe de 12 "personnalités", exilées comme Robelo, qui avaient signé dans La Prensa un manifeste pour l'alliance de tous les valets opposés à Somoza, y compris, par conséquent, le FSLN, ce qui avait constitué son acte de naissance, annonce son retour à Managua le 5 juillet ; le 5 juillet, 30 000 manifestants, de l'aéroport à la ville, applaudissent "Los Doce" : on applaudit alors tout ce qui défie l'autorité ; le même mois est formé le FAO, Front Ample d'Opposition, qui regroupe l'UDEL, le MDN, le Groupe des Douze et les syndicats ; d'autres alors, plus à gauche, créent un MPU, Mouvement du Peuple Uni, à partir de 22 groupuscules, dont la moitié sont étudiants ou organisations de jeunesse. Contrainte de se déclarer face aux troubles grandissants à Jinotepe, San Marcos et Masaya, le FAO se réfugie dans le recours qui a fait ses preuves d'une grève générale de 24 heures pour le 19 juillet ; enfin, en août, la nervosité gagne le parti libéral qui commence à négocier avec Somoza, après que Carter en ait applaudi publiquement les promesses de réforme : car si Somoza l'emporte, malheur à ceux qui avaient misé contre lui. Mais la rue reste sourde aux atermoiements, comme aux menaces. Et le FAO est donc obligé d'annoncer le 21 août, qu'elle prépare une nouvelle grève générale, illimitée cette fois, sans fixer encore la date d'un expédient aussi dangereux ; il préfère s'en servir comme menace pour soutenir le miracle auquel travaille justement l'Archevêque de Managua, Obando y Bravo : convaincre Somoza de partir à la retraite.
Les guerilleros sandinistes avaient été écrasés et pratiquement détruits en 1977. Les ruines de leur organisation lénino-guévariste s'étaient même divisées en trois miettes, comme le Dieu chrétien : la tendance prolétarienne, accusée par les deux autres d'usurper le nom de sandiniste, végétait parmi les groupuscules universitaires de Managua ; la tendance Guerre Populaire Prolongée (tout un programme) se terrait dans les montagnes du nord ; la tendance insurrectionnelle, plus connue sous le nom de terceriste, tentait, putschiste même dans l'adversité, de s'emparer d'une fantomatique direction nationale des trois tendances, depuis son exil costaricain. (Plus tard, la mythologie sandiniste fondera la "Révolution", non pas dans l'insurrection de janvier, ou dans celle de Monimbó, peccadilles, mais dans une risible attaque que trois commandos terceristes hasardèrent en octobre 1977 contre trois petites casernes de province. Ce coup fut alors violemment critiqué comme "golpiste" par les deux autres tendances, et passa naturellement inaperçu pour le reste du monde. Mais lors de la réécriture sandiniste de l'histoire, cela devint ce qu'en dit un Ortega : sans octobre, il n'y aurait pas pu y avoir janvier, ni août, ni septembre. Et tant qu'on y est, le temps entier eut été aboli.) Complètement pris au dépourvu en janvier, puis en février, incapables de participer à quelque spontanéité que ce soit, tous ces militants n'attendaient que de commander à un mouvement qui se prosternerait servilement devant une avant-garde aussi lumineuse. C'est pourquoi, gardant leurs précieuses personnes de toute action de rue, ils ne s'en réservèrent qu'une : la signature. Ainsi en janvier et en février ; ainsi après le déclenchement des émeutes d'Esteli en mai, le FSLN attaque des petites garnisons, ailleurs dans le pays : les émeutiers d'Esteli sont oubliés dans la publicité accordée aux coups du FSLN, et l'écrasement de la perspective dans l'information dominante fait même paraître les émeutes d'Esteli procéder du FSLN ; même manoeuvre après les journées de juillet à Jinotepe, San Marcos et Masaya : en attaquant des casernes au loin, le FSLN est le dernier sur le terrain d'une presse qui préfère amalgamer à un groupuscule ce qui revient à des gens sans chefs ; enfin, après la grève de 24 heures du FAO, le 19 juillet, le FSLN, le 20, tire deux roquettes sur le QG de la Garde Nationale à Managua, dont le vacarme absorbe et couvre l'écho menaçant de la veille, que le FAO n'avait pas réussi à étouffer. Les pseudo-experts de marketing politique du monde entier peuvent prendre des leçons dès le début de la carrière de ce petit groupuscule qui n'a pas encore mille membres. Toute son action est de s'ériger en vedette des combats des autres, de vendre son nom, d'imposer son sigle, d'attirer le regard, d'usurper l'autorité qui chez ses concurrents s'effondre. En même temps que ce ramassis infâme de cheffaillons professionnels et de mercenaires à l'idéologie sous-développée, qui ont toujours eu la pudeur de taire qui depuis des années les nourrit, les vêtit et les arme, et je peux garantir que ce ne sont pas les paysans du Nicaragua, parvient, grâce à la misère des informateurs, à se créer une image de Robins des Bois sympathiques et insaisissables, ils fricotent dans le parti libéral par l'intermédiaire du Groupe des Douze, et actionnaires également du MPU, prétendront avoir fondé puis diriger les organisations autonomes que se donneront les barrios.
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