Soudain, des esclaves qui n'osaient pas lever le regard, partis du prétexte stupide de l'assassinat d'une crapule, se sont érigés en hommes libres, fermes, décidés. Au règne de l'apathie séculaire, à la terreur des décennies passées, succède, d'un coup, dignité, audace, certitude de soi. "Ils en sont là : ils commencent eux-mêmes à compter vos armées pour rien, et le malheur est que leur force consiste dans leur imagination ; et l'on peut dire avec vérité qu'à la différence de toutes les autres sortes de puissance, ils peuvent, quand ils sont arrivés à un certain point, tout ce qu'ils croient pouvoir." Cela s'était propagé à travers tout le Nicaragua, sans qu'il soit possible de savoir comment ; et ce bétail humain, qui s'était si miraculeusement mis à se parler, ne dialogua jamais avec tous ceux qui avaient toujours parlé en son nom : les professionnels de la parole ne peuvent trouver d'interlocuteurs que formés aux idiomes et tournures de leur propre jargon, puisqu'ils sont eux-mêmes incapables d'apprendre la langue haute, droite et allant spontanément à l'excès de ce troupeau hostile ; ce troupeau, par contre, qui avait cessé de l'être, bouleversa toutes les organisations ennemies, les obligeant à se recomposer selon ses coups de boutoir impétueux, comme les mosaïques d'un kaléidoscope qu'agite un enfant turbulent.
Certainement, la marchandise moderne, qui est plus dans l'air que dans les étalages, qui est dans les têtes avant d'être dans les mains, a enchaîné, comme une longue colonne vertébrale les faméliques barrios de l'est de Managua, leur donnant cette espèce de moiteur, d'angoisse, que flaire la pauvreté sans bornes à la proximité imminente de la richesse sans bornes. Peut-être même les historiographes économistes officiels n'ont-ils pas si tort quand ils prennent pour point de départ du Nicaragua le tremblement de terre de 1972, cette crevasse entre un passé ralenti et un présent accéléré : d'un côté, tentant de combler ce gouffre, tous les valets en sont restés au grand-père de Somoza, à Sandino, à la tradition de La Prensa ; de l'autre, explorant pieds nus les nouveaux terrains vagues et décombres du temps, ces enfants qu'au séisme on cessait d'allaiter, et qui commencent à voler.
Ce qui vient de se perdre entre la grève générale des pyromanes et le Monimbó des muchachos, c'est l'autorité. A Monimbó, ni chefs, ni ordres n'ont permis ni empêché les plus jeunes émeutiers du monde d'attaquer une des plus vieilles dictatures du monde. Monimbó devient un stimulant : personne ne veut passer pour moins courageux que ces indiens, ces enfants, leurs mères, les derniers des hommes. Cela est rare, mais pas unique : c'est davantage la détermination et la grandeur des insurgés que la brutalité et la mesquinerie de la répression qui ont impressionné les esprits. A partir de rien, sans signe avant-coureur, sans transition, cette idée si extrême qu'il vaut mieux mourir que subir s'est propagée parmi tous les gueux de ce petit Etat, comme une évidence. Telle est la fragilité de l'autorité, telle est l'humeur des enfants.
Il n'est pas sûr, puisque ce sont les sandinistes qui l'ont rapporté, que le premier CDC, Comité de Défense Civile, se soit formé à Monimbó. Mais c'est probable. Dans un endroit si reculé, où ne vivent que les hommes les plus méprisés, les indiens, les encadreurs de pauvres ne sont pas là quand les pauvres bougent. Et lorsqu'ils s'y battent huit jours, il est inévitable qu'ils y constituent une organisation autonome et éphémère. Ses deux priorités sont l'organisation du combat et l'organisation du débat (les récupérateurs de gauche, plus tard, appelèrent cela "entraînement militaire" et "travail politique", cf. George Black, Triumph of the People - The Sandinista Revolution ; on voit bien à travers les concepts policiers "travail" "politique" "entraînement" "militaire", combien ils ont cherché à dévitaliser ces organisations, combien ils les ont appréhendées en étrangers, en léninistes face à des soviets). La même source peu sûre sous-entend que les degauches, entre mars et août, ont créé des centaines de CDC en prévision. Cela est moins probable. D'abord, la lucidité des degauches n'aurait jamais permis une telle prévision ; ensuite, ces organismes de banlieue, si difficiles à cerner, même à noyauter, se forment plutôt face à l'assaut de la Garde Nationale, devant le tonnerre des événements, comme un éclair de la nécessité.
Dès mars, les enfants de Monimbó et de Subtiava ont fait des petits. Sans unité autre que cet esprit qu'ils se sont insufflés, sans coordination si ce n'est ce que leurs radios leur apprennent des uns et des autres, les gueux du Nicaragua élèvent le ton, chacun dans son coin d'ombre, qui devient lumière. Si le black-out de l'information a encore pu nous taire les messes qui n'ont pas manqué de saluer, le 10 mars, le deuxième mois de la mort de Chamorro, le 28 de ce mois débute une grève de mères de détenus ; en avril, les collégiens occupent les écoles, des grévistes de la faim les églises ; le 8 de ce mois à Jinotepe, le 9 à Diriamba (1 mort), la Garde Nationale tire sur des manifestations ; le 10 avril, elles redoublent à la sortie des messes, toujours pour Chamorro ; les 14 et 15, partisans et opposants du régime se tirent dessus à San Marcos (1 mort) ; le 28, Somoza cède face à la grève des collégiens ; en mai, fais ce qu'il te plaît et commence par braver l'interdiction de manifester le 1er ; le 12, quelqu'un regrette l'évanescence du premier prétexte de l'agitation, assassine le cousin de Chamorro, mais il y a déjà trop de morts et trop de prétextes à agitation pour que le remake ait le succès du modèle ; les 12 et 13 mai, on demande justice dans la rue, à Managua, Diriamba, Jinotepe, San Marcos, de ce pastiche kennedyen déplacé ; le 18, nouvelle grève générale dans les collèges ; le 24 mai, le gouvernement fait fermer 5 radios à Managua, émeute à Esteli, le lendemain on y pille usines et magasins. Fin juin, 30 000 collégiens et étudiants sont à nouveau en grève, imités pour leurs propres raisons par 11 000 travailleurs hospitaliers et municipaux ; du 6 au 11 juillet, de violents et sporadiques combats soulèvent Jinotepe (20 morts) ; au même moment, la Garde Nationale ouvre le feu sur des étudiants (vraisemblablement collégiens) à San Marcos (8 morts) ; le mouvement revient à Masaya, où la Guardia ne fait pas de prisonniers (18 morts).
Citons enfin 400 paysans de Tonalá (département de Chinandega) qui occupent leur terre ravagée par les moustiques et les fongicides de la plantation bananière de la Standart Fruit Company : "... they poison us... women, children, old people. Either God will save Tonala, or we'll save it ourselves. Tonala will be Nicaraguas' second Monimbo."
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