A) Du 9 janvier 1978 au 16 février 1979


 

4) Grève généralisée

Mais ce qui a réellement transformé cette journée d'émeute en journée révolutionnaire, c'est son écho. Et son écho n'était pas dans la presse, ou dans les cycles des deuils musulmans, ou dans l'indignation et la désapprobation, d'ailleurs feutrées, des spectateurs du monde, ou dans le violent tremblement de terre de Tabas le 19 septembre, mais dans la grève qui commence.

En Iran, un patron avait le droit de renvoyer un employé au bout de 6 jours d'absence injustifiée. 5 jours après le début d'une grève, le travail reprend donc avec grève du zèle, sabotages et beaucoup de discussions, en attendant le prochain Deuil, pour recommencer une grève de 5 jours. Comme il n'existe aucune organisation ouvrière, aucun syndicat, aucune unité, toutes les grèves sont sauvages et spontanées, hétéroclites et désynchronisées, admirables de courage et d'obstination. Depuis fin août, où les premières grandes quoique courtes grèves sont connues, jusqu'à début novembre, le refus du travail devient général et permanent. Son déroulement reste chaotique et mal connu. L'information n'y trouvant ni les chefs ni les images qui sont la substance de son discours, a toujours dégradé ce mouvement en appendice ou en arme supplémentaire de politiciens ou de religieux dans leur lutte pour s'emparer de l'Etat. Les appels à la grève de Khomeyni, par exemple, étaient soit de l'ignorance, soit du suivisme intéressé, soit une insolente hypocrisie, car la plupart intervenaient en pleine grève. Et les journées isolées de grève générale, loin d'épuiser les grévistes comme tous les récupérateurs du monde le souhaitent, les ont unis dans le plus dangereux des forums : la rue. Ainsi, la grande grève iranienne, dont la fin est encore plus insaisissable que le début, avait au plus haut point développé les vertus d'une grève sauvage réussie : paralyser l'ennemi en restant disponible à l'insurrection ; donner des armes à ceux qui la font contre ceux qui la subissent ; renverser ainsi l'ordre de la paix et du travail civils où ceux qui travaillent donnent des armes à ceux qu'ils subissent.

Les économistes sont toujours moins inquiets qu'ils le disent, lorsqu'une grève renverse leurs courbes sur leurs graphiques. Mais celle d'Iran renversait leurs graphiques sur leurs têtes. D'abord, pour un économiste, une grève générale de deux jours passe pour une catastrophe irréparable ; au bout d'une semaine, le pays commence à manger ses conserves, à savoir ses réserves ; au bout de deux, réduit à la mendicité, rejeté en arrière de plusieurs siècles sur la capricieuse roue économiste du temps, on commence à y mourir de faim. Cet holocauste pour imaginations ouvrières ne s'est évidemment pas même esquissé en 5 mois de grève en Iran. De plus, les ouvriers du pétrole, la marchandise chouchoute, sur laquelle les projecteurs et l'affection des économistes restèrent concentrés au point qu'elle éclipsait parfois toute autre, se comportèrent vraiment en mauvais exemples. Quoique mieux payés que les autres, ces ouvriers avaient commencé à exiger des hausses de salaire. Mais que firent ces ingrats une fois satisfaits de ce côté-là ? Au lieu de reprendre leur enviable travail, ils revendiquèrent autre chose : le 3 novembre, en exigeant la satisfaction de tous les points demandés par Khomeyni, ils formulent un prétexte commun à tous les grévistes, et en dépassant avec une désinvolture souveraine les aumônes et le cadre même des patrons et des économistes, se rapprochent dangereusement de la critique du travail même. Depuis ce jour, les économistes se sont faits très discrets sur l'Iran, rejoignant le silence des journalistes sur la grève. Mais les grévistes iraniens ont prouvé aux gueux de tous les pays, que face à la pire des législations, malgré un ordre on ne peut plus dispersé, on pouvait réaliser la grève générale la plus longue connue, et la plus efficace. Les qualités qu'il fallut déployer, dans un monde où la séparation entre les pauvres a atteint un tel degré de raffinement policier, pour réussir une entreprise qui paraît aussi désespérée à tant de pauvres de par le monde, sont le meilleur hommage à la puissance du souffle que les gueux d'Iran avaient alors créé.

La loi martiale fut d'abord suivie d'une paralysie angoissée de tout ce qui s'agitait sur le devant de la scène. Le Shâh, l'armée du général Oveisi, administrateur de la loi martiale, que les premiers appels à la défection énervaient, le gouvernement de Sharifemâmi, qui multipliait son zèle dans la lutte contre la corruption, projet ardemment souhaité le 7 septembre et dérisoire le 9, les politiciens libéraux, qui s'époumonaient dans les "unes" occidentales, les religieux qui la veille pactisaient et ceux qu'on avait empêché de pactiser, et les diplomates et conseillers étrangers qui complétaient ce tableau digne du meilleur Goldoni, tous souhaitaient et craignaient le prochain remous, selon l'antique dilemme des crépuscules d'Etat : plutôt un effroi sans fin ou une fin effroyable ?

Mais les auteurs du Vendredi Noir, quoique durement secoués, gardent l'offensive et modèlent chaque jour à la baguette ce paysage politique qui a vieilli si vite. Alors que tout le monde craignait le 15 septembre, qui est le 7e jour, le calme demeure à Téhéran, mais pas à Tabriz ( 9 morts). Les grèves s'étendent (le 15 septembre et le 1er octobre sont décrétés grève générale), les tracts circulent, les cassettes-magnétophones acquièrent le monopole de l'information, le verbe monte dans les mosquées. Du 1er au 3 octobre, c'est à Khorramshahr que le sang coule ; le 5, à Khorramâbâd ; dans la semaine, à Amol et Bâbol.

Le 6, Khomeyni quitte Najaf en Irak et arrive à Paris. Le 7, la rentrée universitaire est l'ouverture d'un nouveau champ de bataille. Le 9 est le 3e jour de combat dans 20 villes d'Iran. L'impressionnante série de combats, toujours avec des morts, continue le 10 et le 11 à Téhéran. La détermination croît : encore 16 morts le 16 octobre. Tous les jours, on viole la loi martiale, on défie avec sa vie un gouvernement trop mou et trop dur, on s'insurge contre une vie peu enviable, on veut bien mourir pour que ça change, par conviction, par émulation, par jeu. Les consciences s'en prennent à l'esprit du temps, qui partout lâche pied. Ouvriers du pétrole à Abâdân, de l'acier à Esfahân, bazaris de Téhéran, même les étudiants, même les journalistes ne craignent plus les vendredis noirs, la guerre civile. Le 27 octobre, il y a encore 10 villes où l'on se bat. Le 30, il y a 85 morts dans 50 villes insurgées. Les Occidentaux, tous collaborateurs du Shâh (ceux qui sont dans la rue, et y ont trouvé goût au point d'y abandonner leur carrière ou leur religion, ne sont pas considérés comme des Occidentaux) quittent massivement l'Iran.

Avant le Vendredi Noir, avant la grève généralisée, les insurrections semblaient folles et présomptueuses, isolées dans la pesanteur du quotidien, dont s'extraire paraissait une éprouvante et téméraire entreprise qui désignait à la répression les meilleures forces du mouvement, condamnant celui-ci à être laminé par ses propres envolées. Depuis le Vendredi Noir, la haine a gagné les plus timorés. La stupeur et le désarroi qu'a provoqués l'instauration de la loi martiale se sont renversés, grâce à la grève, en une rage dévorante, mêlée à cette sombre et intérieure solennité, non dépourvue d'allégresse, qu'ont ceux qui préfèrent mourir que subir. La folle détermination qui poussait les manifestants de l'été à demander des réformes est devenue la terrible détermination à n'en plus accepter. L'espoir s'est mû en noire certitude ; et les villes d'Iran, en veillée d'armes.


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