A) Du 9 janvier 1978 au 16 février 1979


 

3) Vendredi Noir

Mais tout cela n'est encore qu'un début. La suite est possédée par la passion. Cette arme, plus redoutable que la plus redoutable inventée par ceux payés pour, et plus ancienne que le plus ancien instrument, cristallise les partis.

Le parti de la raison, qui est le parti de l'Etat, mène, par essence, une guerre sainte contre la passion : la raison ne tolère rien au-delà des lois, et la passion ne tolère aucune loi. Ce parti, qui d'abord avec l'indignation du bon droit, puis avec le désespoir de la mauvaise conscience, travaille à anéantir toute passion, l'a aussi concentrée toute contre lui. Il est divisé en deux fractions qui se soutiennent en s'opposant. La première (en Iran : le Shâh, généraux, technocrates, bureaucrates, capitalistes, scientifiques, etc.) diffame toute passion avec une ardeur bornée qui ressemble à de la passion : elle appelle fanatisme la spontanéité, folie la conscience de soi, bestialité la générosité, canaille les pauvres qui cessent de l'être ; elle déclare son irréconciabilité à ces forces du mal et s'attire donc l'acharnement de leur indignation. La seconde fraction de ce parti (en Iran : les politiciens d'opposition, marxistes, notables, économistes, universitaires, etc.) censure la passion. Ce somptueux phénomène collectif n'existe même pas : l'origine de la révolution est une faute de gestion, pas une explosion de désirs, non pas une folle débauche d'énergie sexuelle, mais une folle débauche d'énergie pétrolière ; le but est la fin d'un malentendu sur la survie, pas la fin d'un malentendu sur la vie, non pas la restauration de la communication généralisée, mais la restauration de l'économie et de l'Etat. Au moment de la tentative d'abolition de la tristesse, cette triste fraction se verra à son tour censurée, dans l'allégresse.

Le second parti est le parti de la mystification, qui est le parti de la religion. La passion y est reconnue, même respectée. Mais elle doit être déportée dans l'intériorité ou dans les rites. Son immédiateté brute n'est que la grossière marque de l'ignorance. L'activité des religieux iraniens a toujours été double : applaudir la passion des pauvres iraniens, et leur en fournir la raison après coup. Cette prudente traduction du délire pratique en idéologie a été tout le fanatisme qui leur a été reproché : approuver tout débordement victorieux, puis lui trouver sa théorie dans le dogme. Quand la passion devient légale, obligatoire même, elle cesse, refroidie, ou combat sans merci ses propres et ultimes débordements. Ce parti a évité la critique par son approbation éclairée de l'injustifiable et son suivisme sournois, et a travaillé à récupérer toute passion en l'égarant à la poursuite d'objectifs trompeurs.

Le troisième parti, à cette heure le premier, ennemi des deux autres, est le parti des gueux, qui découvrent la passion comme pratique de leur subjectivité. Et il va vite. Le parti de la mystification n'est pas encore organisé et le parti de la raison est déjà désorganisé. Tous deux sous-estiment encore la puissance, la pénétration et les incroyables perspectives de l'irrigation réciproque et sans intermédiaire de la conscience. Les gueux soupent déjà à la table de concepts que les valets ignorent encore. Les ouvriers d'Iran font déjà la grève sauvage quand leurs patrons pensent qu'il faut commencer à faire de la politique. Les rues, le temps, la vie sont envahis par les vertiges de barbares farouches et déterminés, quand des corrompus avachis et apeurés prétendent hautement maîtriser la gestion des trottoirs, des minutes, du pain. Avec une gravité poussiéreuse et docte, ces vaincus demandent la paix et le silence au milieu du plus fou rire du siècle.

A la fin du ramadan, le Shâh essaye de substituer la ruse à la force. Le ministère Sharifemâmi doit produire l'union sacrée libérale entre le Front National, seul parti politique d'opposition constitué, et le Rastâkhiz, seul parti politique autorisé. Le Front National est une sorte de poubelle où fermente la plupart des politicards véreux, les uns jadis exclus par le Shâh, les autres espérant se faire un galon de carrière en s'y montrant opposés. Outre sa servile tiédeur, ce parti doit l'extraordinaire sympathie ainsi que la publicité démesurée dont le fait bénéficier la presse occidentale, au fait d'être l'héritier du parti de Mosaddeq, salope réformatrice défunte, dont le grand mérite semble d'avoir été renversé par la CIA en 1953. Ce petit mais bruyant regroupement de démocrates de carrière se rencontre dans toutes les "démocraties libérales" comme parti centriste, petit par le nombre, grand par la quantité et la qualité des places honteuses, et hors de toutes les dictatures comme opposition académique exilée ; et partout sans soutien ni sympathie chez les gueux. Ce Front National-là s'imagine déjà, grâce à Sharifemâmi, disposer des religieux dans l'opposition, des militaires à la cour, et bientôt du Shâh au pouvoir, devenir arbitre de l'Iran, et pourquoi pas, de toute la région géopolitique. Si l'on peut trouver une ruse dans cette histoire, c'est que ce minuscule tango mégalomane, improvisé dans quelque coulisse, ne fut pas remarqué des acteurs de l'immense scène. C'est ainsi que le Shâh, perdu dans ses dérisoires calculs d'opérette, s'avéra n'être qu'un figurant, pas mieux informé qu'un lecteur du "Monde", au milieu de l'offensive ennemie.

Déjà avant la 'Eyd-e Fetr, les premières grèves sèment la consternation. Et le lendemain de l'ultimatum de Shari'atmadari (encore présenté hors d'Iran comme le grand-âyatollâh le plus chéri des Iraniens parce que c'est le grand-âyatollâh le plus chéri du Front National) c'est le nombre et la vigueur des fêtes, la menaçante détermination de ceux qui déjeuner, qui forcent les chefs religieux à un ordre de grève générale (une grève générale d'un jour est partout dans le monde une technique à risque léger pour contrôler et désamorcer des grèves sauvages) pour le 7 septembre, 7e jour des 10 tués du 1er septembre (l'impatience multiplie les commémorations : 40e, 7e, 3e jour même). Le gouvernement, affolé, interdit la manifestation du 7. Le Front National, puis les organisateurs religieux, soulagés, approuvent l'interdiction et annulent hâtivement l'événement.

Trop tard : les gueux n'entendent plus que ce qui les pousse. 500 000 personnes sont dans la rue le 7, sans autorisation, sans chefs. Le 8, la loi martiale est proclamée. A la sortie de la mosquée de la place Jâle, l'armée tire sur des manifestants qui ouvrent leurs chemises aux balles. Ce carnage, où la religiosité du sacrifice fait le pain blanc des moralistes, a beaucoup servi aux idéologues, hors d'Iran pour expliquer la suite, à l'intérieur pour la récupérer en lui imposant des rites. Ils sont logiquement plus discrets sur la bataille qui a suivi jusqu'au lendemain dans les quartiers sud-est de Téhéran, où l'armée prend les barricades au canon, et où les muchachos de Téhéran périssent par milliers, armes de fortune à la main, intérêts égoïstes bien dans la tête. Autant dans la liberté, l'anonymat et l'isolement des insurgés, que dans la furie soldatesque si inhérente aux guerres civiles, il souffle un air de Commune de Paris sur ce "Vendredi Noir". Si les dizaines de veaux abattus place Jâle ont éclipsé les milliers des guerriers restés sur les champs de bataille alentour, si le grotesque début a fait oublier la fin héroïque, si la bataille de guerre civile a pu être dissimulée derrière l'attentat terroriste d'Etat, la fête, aussi brève que furieuse, aura eu lieu dans les ruelles obscures où les informateurs professionnels n'ont pas osé s'aventurer.

Le Vendredi Noir, premier grand engagement de cette guerre, est une défaite de notre parti. Mais, pour l'ennemi, c'est déjà une victoire à la Pyrrhus. D'abord, parce que c'est le gros de ses forces qui s'est trouvé exposé à une audacieuse attaque de notre seule avant-garde. Ensuite, l'esprit particulier de cette guerre fait que le sacrifice de cette avant-garde, même s'il est magnifié en légende par la propagande ennemie, afin d'être admiré plutôt que vengé, a amené le gros de nos forces en vue de l'ennemi, y a déployé la colère, semé la hardiesse la plus folle.

Et puis, l'ennemi qui commençait à se bricoler une unité, une ligne de Front National-Shari'atmadari-Sharifemâmi, se retrouve soudain déchiré, irrémédiablement divisé par l'insurrection. Le Front National est obligé de rompre avec Sharifemâmi, responsable du massacre. Mais Sharifemâmi ne rompt pas avec le Front National, le divise à son tour en faisant arrêter certains de ses chefs et pas d'autres. "L'irréversible est commis" soupire l'un d'entre ceux laissés libres, Shâpur Bakhtiyâr.

Sharifemâmi, promu pour négocier, se retrouve au bout de deux semaines face à une réprobation armée. Ce Bluthund, bien dans la tradition social-démocrate de Noske et Imre Nagy, avait cru, avec la complicité tacite de Shari'atmadari et du Front National qui avait essayé de dégonfler la manifestation du 7, avoir les mains libres contre les gueux les plus révoltés de Téhéran. Quel ascendant cela lui aurait donné dans la négociation ! Mais déjà le 8 n'était plus le 7. Le politicien Sharifemâmi était parfaitement ignorant de l'ambiance de Téhéran, au moment où il était appelé à la conjurer par des intrigues de cabinet. Les hommes qui ont perdu le haut du pavé, ce Vendredi Noir, sont faits pour gérer la paix, pas pour mener la guerre. Maîtres des chuchotements à huis clos, la loi martiale leur coupe la parole aussi. Et Sharifemâmi, qui n'aura régné que 10 jours, devra trembler à son poste encore deux mois, retard étonnant, qui mesure la lenteur fatale de son maître, le Shâh.

Comme les autres ennemis de l'insurrection qui n'étaient pas au gouvernement, les chefs du parti mystique, vivement impressionnés par le sacrifice de l'avant-garde gueuse, et ce qu'elle promettait, ont cru devoir dissimuler qu'ils étaient ennemis des vaincus, parce qu'ils voyaient en eux les futurs vainqueurs. Le 6 septembre, Khomeyni de son exil irakien avait appelé d'une manière générale à continuer grèves et manifestations, ignorant probablement que le clergé de Téhéran avait commencé au même moment à faire imprimer les tracts qui rétractaient la manifestation du lendemain. Car jamais le haut clergé shi'ite ne se montre désuni, tant la loi non-écrite du consensus y est principe de base. Les oppositions ou différents entre ayatollahs ont été exploités spectaculairement par les politologues mais ne traduisent presque toujours que le manque de coordination des ayatollahs. Les vraies disputes entre ayatollahs n'ont pas de publicité et ont pour arbitre le consensus, c'est-à-dire l'opinion générale la plus évidente. Après le Vendredi Noir, le consensus donnait tort à Shari'atmadari, et ce sont l'arrestation de l'âyatollâh Nuri (qui avait dit la prière à la mosquée de la place Jâle) et la déclaration de Khomeyni qui évitent au clergé d'être compté parmi les ennemis ouverts des insurgés et qui permet à Khomeyni de devenir l'oracle de Delphes de la récupération. Le 10 septembre, consensus corrigé, Khomeyni, Shari'atmadari et le Front National appellent à la résistance passive. Ceux qui veulent en faire des chefs révolutionnaires radicaux, ont souligné le mot "résistance" et gommé "passive". Pour nous, qui savons de quels récupérateurs farouches il s'agit, nous noterons que ces petits chefs apeurés ont voulu transformer, en gardant les apparences, la résistance active qui était partout, en résistance passive qui serait à leur botte. Comme l'avouait, encore étourdi quelques mois plus tard, Sanjâbi, chef du Front National : "En fait, le mouvement religieux tout comme nous a été dépassé par cette lame de fond populaire."


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