Posted by on December 10, 2000 at 05:29:14 PM EST:
Adreba Solneman à Jean-Pierre Voyer, le 13 octobre 1991
Paris, le 13 octobre 1991
PREMIERE RAISON DU RETARD DE CETTE REPONSE
Je suis perplexe. Votre second article confirme ce que j'attendais qu'il
réfute. Pour la première fois, Jean-Pierre Voyer signe quelque
chose qui ne dit rien de neuf ; il n'a plus même « pour but
de supprimer quoi que ce soit ». Ceci mérite réflexion.
Faut-il laisser ce monsieur, qui y est embourbé si profond, dans
son grave dilemme, ou bien faut-il, (après l'avoir aidé de
quelques questions à répéter à un public qui
l'ignore la théorie qu'il avait fait connaître il y a dix
ans), l'aider à en sortir, afin qu'il m'aide à résoudre
les miens ? L'expérience que j'ai de ce genre d'entraide me conseille
vivement de partir en courant m'occuper de mes propres dilemmes.
Mais comme j'ai besoin d'aide et que l'occasion en est avare, il faut
d'abord payer de la mienne si je veux démentir cette avarice. Ne
craignez aucune conversation : je sais me taire quand je n'ai aucune nouveauté,
rien de négatif à affirmer. Ne vous réjouissez pas
non plus d'une polémique : je la réserve à mes amis,
qui habituellement par elle cessent de l'être, et ainsi la cessent.
Pour mes ennemis, la polémique ne me paraît pas une rigueur
adéquate. Du reste, vous n'êtes encore ni un ami ni un ennemi : un allié possible.
COMMUNICATION DIRECTE
Votre concept de communication directe est bien imprécis. Soit
il s'agit d'un commencement, soit il s'agit d'un résultat, soit
des deux. Soit la communication directe est ce qui s'aliène (s'il
existe une communication aliénée, il existe bien une communication
qui ne l'est pas, à moins que la communication soit justement ce
qui est aliéné, auquel cas communication et aliénation
sont la même chose, ce qui est de plus en plus mon avis), soit la
communication directe est le résultat de la communication aliénée,
ce qui la dépasse, soit elle est le commencement et le résultat,
comme Dieu dans le monothéisme. Vous donnez le même nom de
communication à ce qui s'est éloigné dans une représentation,
et à ce qui semble être le but (pratique, j'imagine) de vos
trente dernières années, et à ce qui les sépare,
la communication telle que nous la subissons, telle qu'elle nous empêche
de communiquer « directement ». Il est difficile d'échapper
au paradoxe lorsque le mot communication devient si vaste qu'il désigne
l'apparition de la pensée, la médiation de cette pensée
qui est son négatif, et le négatif de ce négatif,
la suppression de cette médiation. Vous avez bien fait de relever
que, contrairement à ce que j'affirmais, il ne s'agissait pas là
d'une tautologie. Je voulais signifier : ne veut rien dire à force
de généralité, ce qui, il est vrai, n'est pas la définition
d'une tautologie.
Je ne peux comprendre « communication directe » que comme
communication privée de médiation, communication immédiate.
Je ne pense pas qu'un tel hybride ait jamais existé ou existera
jamais pratiquement. La communication est le mouvement qui transforme une
pensée particulière (la perception, puis la conscience s'étant
prises comme objets) en pensée universelle. Ce mouvement est nécessairement
concept, dans l'élément de la pensée. C'est précisément
le concept de la médiation, dans la pensée. Ce qui demeure
étonnant est que nous ne connaissions pas, je veux dire consciemment,
que nous ne reconnaissions pas, lorsqu'elle apparaît, la pensée
qui s'aliène, qui se communique. Où, comment, pourquoi surgit-elle ?
Je regrette de n'avoir pu vérifier l'éclair et la douceur
que j'imagine avoir été mai 1968. Mais je ne pense en aucun
cas qu'il s'agissait d'une tentative de communication « directe »,
mais, au contraire, comme l'intervalle semble le vérifier, d'une
profusion de pensée particulière bonne à communiquer.
Si quelqu'un voulait mesurer l'importance des révoltes, il lui suffirait
de mesurer le volume d'aliénation qui s'en échappe, pour
ainsi dire. De ce que je connais des révoltes, l'aliénation
y domine les acteurs, leur action y est un conflit entre leur pensée
particulière et son aliénation, et pourtant l'ensemble paraît
spontané, digne d'être protégé de l'aliénation.
Mais il n'existe pas (malheur ou bonheur ? Evolution vers le mauvais côté
ou vers le bon ?) de préservatifs pour ces éjaculations-là.
Comment faire connaître le fondement authentique de la nouveauté
d'une insurrection iranienne à une insurrection nicaraguayenne,
et retour, sans l'aliéner ? C'est dans la mesure où votre
dilemme rejoint ce problème pratique que nos intérêts
communiquent, si j'ose dire. C'est pour réaliser cette subversion
que j'ai, moi, besoin d'aide.
Je n'ai pas réussi à démêler si ce que vous
entendez par communication directe (la même chose que les situationnistes,
pour qui la communication directe semble avoir été la communication
sans médiateur plutôt que sans médiation, un commencement
qui s'aliène, ou bien un résultat) n'a jamais été
vécu, ou bien a été tenté en mai 1968, ou encore
y a été vécu. Si l'on considère cette communication
directe non plus comme commencement ou apparition, mais comme fondement
(et cette apparition ne saurait être fondement je suppose), j'ai
encore davantage de peine à la concevoir. Ailleurs existe le concept
de communication totale qui est ce fondement. Si je considère que
la communication directe est la communication totale (« regardez
la Commune de Paris, c'était la communication totale » ; regardez
le mur des Fédérés, c'était les lacunes et
insuffisances bien contraires à son essence, de cette communication
totale), il me faudra, selon ce but, communiquer sans cesse. J'en ai aussi
peu le désir que la capacité. Que la possibilité,
que la maîtrise de le faire me manque, je le ressens, il est vrai,
comme une grave atteinte. Mais, comme me le commande toute immédiateté,
la communication ne m'est pas un but, mais elle est bien un moyen pour
atteindre mes buts. Rien ne m'attire (ni ne me repousse, d'ailleurs) dans
le projet de diviser du travail à tour de bras, à l'infini,
de manière directe. Directe, au sens situationniste, ou totale,
la communication me demeure parfaitement étrangère comme
but. Contrairement aux postsitus parisiens, je considère qu'une
Commune de Paris ou un Mai 68 perpétuels ne sont qu'une vision de
cerveau fatigué, c'est-à-dire qui n'est pas allé au
bout de se la représenter : indépendamment de son impossibilité
historique, une situation aussi inachevée ne pourra jamais contenir
tout ce que je désire achever.
Si la communication demeure scindée entre directe et non-directe,
entre yin et yang, à la fois moyen et fin, ne se supprime
pas, non seulement votre paradoxe est vrai, mais il risque fort peu de
devenir un jour objet d'exégèse d'un émule de Léon
Bloy.
L'ALIENATION DEMENAGE
Le mouvement qui fait sortir la pensée de la conscience et qui
le fait passer dans l'esprit est le mouvement par lequel l'aliénation
apparaît dans l'histoire. Depuis cette apparition, qui est assez
curieusement une disparition, pour la conscience, le mouvement de l'aliénation
ne s'est pas arrêté. Il faut supposer que l'esprit lui-même
subit ce mouvement, devient étranger à lui-même. Mais
ce mouvement-là ne peut être que supposé, puisqu'il
n'est pas dans la conscience. D'autant que ce mouvement fait pénétrer
de nouvelles manifestations d'esprit dans les consciences : ce qui revient
à la conscience, lui est souvent méconnaissable, parce que
aliéné dans l'intervalle de ce retour et peut-être
à plusieurs reprises. L'éclairage de la conscience modifie
considérablement le mouvement de l'aliénation issu d'elle,
mais l'obscurité de son absence ne l'interrompt pas. L'information
dominante (l'information est l'introduction de la nouveauté) nous
livre chaque jour de ces mouvements de pensée fort curieux. Par
exemple, à propos de la Roumanie ou de la guerre du Golfe, grands
spectacles, l'information fournit en séance spéciale après
le spectacle principal le spectacle de vérités cachées
sur ces événements, qui détruit les présupposés
de l'opinion générale, mais curieusement cette opinion que
l'information a elle-même formée demeure intacte, immobile
(quand en Roumanie on passe officiellement de 70 000 à 1 000 morts,
on garde l'impression, déjà fausse quand seule l'importance
de ce nombre lui servait de substance, qu'il y a eu un génocide,
quand en Irak on passe de 300 Américains tués à 750 000 - sept cent cinquante mille - insurgés tués après
la guerre, on continue de se souvenir de celle-ci comme d'une guerre chirurgicale,
peut-être légèrement affectée de quelque bavure).
C'est comme si cette opinion générale (Standart Total View - STV) était alors figée. Une pensée immobile,
inaltérable, pas même par ce qui détruit ce qui la
constitue ! Un autre exemple : des individus forts différents, ne
se connaissant pas, vont décrire l'ambiance d'un lieu de la même
façon, quoique leurs expériences y ont été
tout à fait différentes, et qu'ils ne se sont pas concertés.
Une ville est un lieu hanté, elle a une ambiance, un esprit. Il
faut donc supposer que l'Etat et la marchandise ne sont pas les seuls moyens
de communication. C'est que l'opération de la pensée continue
hors des consciences, émetteurs qu'elle utilise comme des récepteurs,
s'y rechargeant et s'y déchargeant, apparemment sans cesse. Ce mouvement
est difficile à décrire, d'autant que j'essaye de le faire
à partir de l'observation empirique, ce qui n'en facilite ni le
vocabulaire, ni l'évaluation.
Ce qui m'étonne le plus dans cette observation, c'est d'abord
l'effrayante explosion de pensée dans le monde, qui semble exponentielle
et permanente, et dont l'individu est de plus en plus menacé. Mais
aussi que la pensée apparaît comme s'altérant sans
arrêt, mais non pas de manière exponentielle apparemment,
puisqu'elle produit des phénomènes comme le STV, qui a justement
de merveilleux qu'il semble rendre de la pensée inaltérable.
Le monde dont Hegel a signalé l'apparition prend forme, Hegel n'est
plus très loin de prendre critique. Ainsi, je ne conçois
pas ce qu'on appelle une pure pensée. Ce ne peut être qu'une
pensée qui ne s'aliène pas. Je n'en connais aucun exemple.
Il me paraît même absurde d'envisager une pensée qui
échapperait à cette puberté de la pensée. Que
deviendrait-elle ! Rien dans ce monde ne s'anéantirait, sauf les
pures pensées, qui retourneraient au néant ! Voilà
bien une pensée de matérialiste, devenue aujourd'hui absurde
lieu commun ! Au contraire, toute pensée s'aliène continuellement,
non pas de manière continue, mais sans que rien ne permette de l'abriter
de l'opération suivante. Il n'existe pas de pensée qui ne
cesse de se transformer. Il n'existe pas de pensée qui n'existe
pas. Tout et chaque chose se transforme, comment y aurait-il de la pensée
qui soit pure ? Même la sottise la plus saugrenue, quand elle disparaît
des consciences par un meurtre ou un éclat de rire, ne disparaît,
à ma connaissance, que des consciences.
La seule façon connue d'achever une pensée est de la réaliser.
Mais même la réalisation d'une pensée continue de s'aliéner.
Pourtant, la liberté sans bornes de la pensée, si toute pensée
existe, s'achève dans sa réalisation. C'est pourquoi la fin
d'une chose est le contenu de sa pensée.
L'ECONOMIE EST UNE RELIGION
Vous ne dites plus que l'économie est une religion. C'est moi
qui le dis. On dirait que vous en voulez tellement à l'économie
que vous ne voulez même plus lui reconnaître le rang de religion.
Il n'y a pas besoin pour vérifier que l'économie est une
religion de vous contredire. Il n'y a pas besoin de contredire ce que vous
adoptez de la définition de Feuerbach : l'économie, comme
la religion, n'existe qu'en tant que « première conscience
de soi de l'homme, de l'homme non en tant qu'individu, mais en tant que
genre, puissant, ubique et parfait ». L'économie n'existe
pas ? L'économie, certainement, n'existe pas en tant que réalité,
mais elle existe en tant que pensée, qui n'a rien de pur puisque,
devenue religion, elle est un laborieux résultat. Il serait tout
de même surprenant que la pensée dominante dans un monde aussi
religieux que celui que vous décrivez soit autre chose qu'une religion.
Vous êtes même obligé de nier jusqu'à l'existence
de cette pensée, sans quoi on pourrait lui appliquer votre réfutation
de la définition de la religion de Feuerbach : l'économie,
comme la religion, « n'était pas l'objectivation du genre
humain, mais au contraire son concept subjectif ». A peu près
tout ce que vous dites de la religion s'applique à l'économie.
D'ailleurs, vous semblez avoir eu vous-même cette opinion. Vous me
sommez, avec une étonnante légèreté, de citer
le passage où vous l'exprimez, afin de pouvoir discuter sur pièces.
Rapport sur l'état des illusions... page 118 : « Nous nous étions
fixés comme but lorsque nous avons entrepris la rédaction
de ce rapport d'en finir avec l'économie. Nous estimons que c'est
chose faite. Nous avons estimé cette tâche d'autant plus nécessaire
et urgente que cette religion moderne sévissait jusque dans les
rangs de notre parti. » La suite du paragraphe parle encore de l'économie
comme néoreligion et applique à l'économie, nommément,
la critique que Marx a appliqué à la religion.
Les gueux d'Iran n'ont pas ramené la religion dans le monde,
ils ont seulement ramené l'islam, et plus exactement le néo-islam,
dans le monde. Ils ont critiqué la religion dominante. Et c'est
la religion, rénovée, de leurs ancêtres qui leur a
fourni les réponses que l'économie leur refusait. Le débat
théologique qui a lieu depuis deux siècles, et qui divise
les ennemis des gueux d'Iran, consiste à décider si Dieu
existe, autrement qu'en concept d'absolu, si Dieu peut être réalisé.
L'économie est la religion qui fait l'économie de Dieu. La
critique de la religion du point de vue de l'économie a d'abord
consisté à ridiculiser de nombreux dogmes déistes,
devenus insupportables, prétextes à révolte. Arrivée
à la domination, cette religion, qui apparaît comme une apostasie,
a d'abord toléré toutes les autres religions avec la même
certitude intéressée qu'elles prouvaient sa jeunesse, sa
vigueur et son intelligence, que notre société met à
conserver ses vieillards. Mais la révolution de 1917-21 l'a obligée,
là où elle menait la contre-révolution, à interdire
toute autre religion. Cette véritable scission dans la religion,
comparable à celle de la chrétienté avec Luther, connaît
toutefois un déroulement inédit. D'abord, elle concerne le
monde. Ensuite, on assiste aujourd'hui au reflux du protestantisme matérialiste,
l'économie, qui avait conquis le monde, moins, semble-t-il, la majorité
de ses habitants. Son encadrement des consciences a été débordé
par l'esprit, puis même par la conscience, tout au moins en Iran,
pas en France. L'économie, puissamment secouée, est aujourd'hui
obligée de se défendre avec des fatwas (guerres Iran-Irak
et Golfe, répression de l'insurrection irakienne). Elle est aujourd'hui
loin de le faire comme lorsqu'elle se portait partie civile, avec Marx
comme procureur, en argumentant, en recherchant la vérité.
Il est vrai qu'aujourd'hui où s'affaiblit cette religion moderne,
nous oublions un peu qu'elle a été la première à
conquérir la croyance universelle (car, ayant été
tolérante, elle reste tolérée, et même les déistes
comme Shari'ati essayent d'annexer ses dogmes, y croient), et cette croyance,
comme celle qui est le sceau de chaque religion, n'est que la croyance
en sa propre éternité.
LE CONTENU DE LA COMMUNICATION
Marx et Engels ont cherché le commencement de l'économie,
ou plus exactement le commencement du règne de l'économie.
Ils ont donc découvert les traces plutôt que les preuves d'une
révolution qui aurait fait passer l'humanité du matriarcat
au patriarcat, d'une organisation autour du besoin de procréer à
une organisation autour du besoin alimentaire. La religion du monde de
la consanguinité est polythéiste, celle du monde alimentaire
est athéiste. Le monothéisme n'est que le bâtard, le
compromis, le médiateur de ces deux-là. Le monothéisme
n'a pas disparu parce que les partisans de l'organisation autour du besoin
alimentaire n'ont pas complètement vaincu ceux de l'organisation
autour du besoin de procréation.
Ces deux besoins sont des besoins animaux. La communication est le besoin
spécifiquement humain. Ce que vous appelez la division du travail
(en somme toute activité humaine) procède apparemment du
besoin. Fort curieusement il procéderait non pas du besoin de communication,
qui est son résultat, mais des besoins qui fondent les religions
précitées. Le besoin d'inspirer et d'expirer, besoin animal,
absolument vital aux humains, mais autour duquel aucune société
humaine n'a jamais été organisée, fait bien partie
du « cycle complet de dissipation d'énergie, de dégradation
d'énergie nécessaire à la conservation de l'organisme ». Or, jusqu'à fort récemment pour tous, et encore
pour la plupart de nos contemporains, inspiration et expiration sont absolument
indifférents à l'idée de l'échange par laquelle
vous fondez la division du travail. Si l'esprit s'empare aujourd'hui même
de la respiration, de sorte à la soumettre à l'aliénation
générale de la pensée, c'est que ce n'est pas de la
pratique du cycle complet d'assimilation et de dissipation que provient
ce qui va bientôt nous faire payer de respirer, mais au contraire
que cette colonisation du besoin a son origine hors de lui.
Un autre contre-exemple à la division du travail comme contenu
de la communication est la critique de l'aliénation. La révolte
spontanée, directe, a certainement une conséquence dans ce
que vous appelez la division du travail, mais n'est pas elle-même
contenue dans cette division du travail. Cette simple négativité
est précisément ce dont l'échange n'a pas idée.
Elle est le contraire de ce que vous appelez division du travail. Et pourtant
elle donne bien un contenu à la communication. Regardez la Commune
de Paris et Mai 68, qui en sont issus.
Je ne vois pas pourquoi, en outre, cette division du travail devrait
être infinie. Je lis « ce cycle est divisé à
l'infini puisque son accomplissement présuppose un monde divisé
à l'infini ». Cette ville est pleine d'habitants puisqu'elle
présuppose des quartiers pleins d'habitants. Passons, si
vous le voulez bien, sur cette logique spéciale qui me rappelle
celle par laquelle l'information occidentale a introduit son spectacle
de 1989 en Chine : manifestation monstre de 300 personnes, disait
le téléjournal, habitué à la fois à
ce qu'on soit incapable d'évaluer un chiffre et à ce qu'on
s'abandonne sans critique à l'impression. (J'en profite pour signaler
ce curieux phénomène : c'est principalement à cause
de ce monstre souligné que cette manifestation est effectivement
devenue un monstre d'un million de personnes quelques semaines plus tard.)
Mais si j'essaye de suivre plutôt l'idée que la lettre, je
ne vois toujours pas pourquoi ce monde serait divisé à
l'infini. La beauté du jeu d'échecs réside dans la
multiplicité de ses combinaisons. Chacun sait, pourtant, que ces
combinaisons sont en nombre limité. Le jeu d'échec est un
jeu fini, quoique personne n'en connaisse la fin. Je ne vois pas pourquoi
il n'en irait pas de même pour le monde.
Entée sur les besoins animaux de l'humanité et infinie,
donc infinie dans le temps, éternelle, la division du travail telle
que vous l'entendez paraît une synthèse des principes polythéiste
et athéiste. Pourtant, je suis d'accord pour dire que l'opération
que vous décrivez, en partant de celle décrite par Marx,
se vérifie dans la réalité. Mais elle n'est qu'une
des figures de l'aliénation moderne, puissante, certes, mais ni
unique ni infinie. Je continue donc d'appeler travail l'activité
désignée sous ce nom par la pire économie politique : toute activité donnant un salaire.
Les propriétaires de la division du travail sont bien ceux que
vous nommez. Mais ils ne sont pas les maîtres de la communication.
Si la communication directe existe, la maîtrise de la communication
inclut la maîtrise de la communication directe ; et si les propriétaires
de la division du travail maîtrisaient la communication directe,
cela se verrait, cela s'entendrait, cela se saurait. Si la communication
directe n'est qu'un soupçon, un espoir ou un leurre, si donc la
communication est toute pensée aliénée, toute aliénation,
la communication a une fin, et pour la maîtriser il faudrait connaître
cette fin, pratiquement. La fin de papy Dassault le prouve : lui et les
siens ne sont pas cachottiers au point de connaître ce secret-là
et de le taire jusqu'au bout. Les propriétaires de la division du
travail gèrent ce monde, mais ne le possèdent pas. Ils sont
au monde comme les banquiers cadres sup à la banque : ils paraissent
posséder, ils croient posséder, ils ont l'odeur et la couleur
de la possession, ils pensent même connaître l'ivresse de la
possession, mais ils ne sont que du vulgaire Canada Dry. Permettez-moi
de vous faire remarquer qu'à propos de la question que vous posez
vous-même, les maîtres du monde sont-ils heureux ou non, jouissent-ils
de ce qu'ils possèdent ? vous omettez de donner votre avis.
Si la communication telle que vous l'entendez est un livre, la division
du travail telle que vous l'entendez est la division en pages de ce livre : aucune qui ne présuppose toutes les autres, aucune qui ne présuppose
le livre. Et les maîtres des pages du livre, les éditeurs,
possèdent toutes les pages, tous les livres. Pourtant la division
en pages du livre n'est pas le contenu du livre. Le contenu du livre porte
au-delà du livre, le dépasse. Et ceux qui en sont propriétaires
ne maîtrisent que très rarement ce contenu, vous l'avez, ce me semble, vérifié.
[suite]