Posted by on December 10, 2000 at 05:26:18 PM EST:
Adreba Solneman à Jean-Pierre Voyer, le 13 octobre 1991 [suite]
Paris, le 13 octobre 1991
LE PRINCIPE DU MONDE EST L'IDEE DE SA LIMITE. LE CONTENU DE LA COMMUNICATION
EST LE PROJET DE SA REALISATION, L'IDEE DE SA FIN.
Si la communication était éternelle, et son contenu la
division du travail infinie, qu'importe ce qui se dit. Tout ce qui se dit
serait une question de goût, certains l'aiment chaud, certains l'aiment
froid, certains trouvent leur moi profond dans la peinture qui en fait
bâiller d'autres. Tout ce qui se dit est conversation. Les actes
de révolte, de polémique, de dévotion, d'ennui, de
jouissance sont de la conversation. Rien de ce qui est là ne va
changer fondamentalement, puisque de toute éternité nous
voilà condamnés à cette communication directe
ou aliénée. Enfer, purgatoire, paradis ? Enfer pour les esclaves,
paradis pour les bourgeois, purgatoire pour ceux qui oscillent entre les
premiers et les seconds. La vérité tolère son contraire,
plusieurs vérités. Quelle importance a ce que dit Jean-Pierre
Voyer si on peut remettre sa critique à dans cent ans ? Vergangenheit
vergeht nicht. Ce qui est passé ne passe pas davantage que ce qui
passe.
Si au contraire le contenu d'une chose est bien l'idée de sa
fin, le projet de sa réalisation, la communication n'est pas éternelle.
Cieszkowski l'a bien exprimé par rapport à Hegel, auquel
il reproche uniquement de ne pas aller au bout de sa logique dans la catégorie
centrale qu'est l'histoire. Il ne dit rien d'autre que ce que vous avez
dit aussi : Hegel est modérément hégélien.
Posez cette question autour de vous : l'humanité a-t-elle une fin ? La trivialité et la réflexion, la colère et la sagesse,
l'impatience et la résignation, la connaissance, l'ignorance, la
grossièreté, la finesse, la religion et sa critique y produiront
la même réponse : elle en a une, monsieur, comme le jeu d'échecs
qu'elle a inventé. L'éternité demeurera éternellement
sans expérimentation, sans réalité, sans concept.
La question de l'humanité, du monde, de la communication est
donc : quelle fin ?
La communication n'est rien d'autre que cette question posée,
inlassablement, dans toutes ses implications. Cette question est posée
hors des consciences, qui non seulement ignorent la première syllabe
de la réponse, mais même que cette question est leur monde,
est ce qu'ils sont, y compris ce qu'ils ne sont pas, ce qu'ils font, y
compris ce qu'ils ne font pas, ce qu'ils pensent, ce qu'ils rêvent,
ce qui se pense d'eux, ce qui se rêve d'eux ! Eh oui, c'est ce que
vous avez si bien montré : la communication est le principe du monde.
Mais la communication n'est pas une fin en soi, la communication n'est
pas la réponse, mais bien la question. La communication est bien
le moyen de l'histoire, le milieu de l'histoire, son sang et son moteur,
mais pas sa fin.
Maintenant, cette question, ce débat, comment a-t-il lieu aujourd'hui ? C'est là où les choses se compliquent légèrement,
s'aliènent, pourrais-je dire pour plaisanter un peu. Car ce débat
n'a pas lieu encore. C'est ce qui gâte sa visibilité. Le débat
qui a lieu aujourd'hui n'en est que le débat en quelque sorte préparatoire.
En effet, d'un côté il y a ceux qui servent cette communication
apparemment infinie, qui y croient, de diverses manières, qui sont
engagés entièrement dans sa conservation, dans l'impossibilité
du débat (et soi dit en passant : l'impossibilité du débat
augmente le risque d'une fin du genre sans maîtrise de cette fin
par le genre, c'est-à-dire une catastrophe) ; et en face, ceux qui
cherchent le débat sur la maîtrise du genre, sur la réalisation
du genre, sur la fin du genre. La plupart des premiers ne savent même
pas qu'ils défendent une citadelle, et les seconds n'imaginent pas
le trésor qu'elle contient et qui est l'objet de leur assaut. La
ligne de frontière passe entre ceux qui veulent de ce monde pour
toujours, et ceux qui veulent en finir.
Ainsi comme le contenu de la communication procède de sa réalisation
et non pas de je ne sais quel cycle de dissipation ou de dégradation
d'énergie, la division des humains, dans leur situation historique
actuelle, est entre ceux qui veulent un débat pour réaliser
la fin de l'humanité et ceux qui empêchent ce débat.
L'humanité empêche l'humanité d'être l'humanité : ce n'est pas un paradoxe, c'est une contradiction, la guerre. Je
ne me scandalise pas de ce que vous appeliez esclaves les premiers et les
subalternes des seconds, mais je trouve ce terme impropre quoique, en effet,
certains tatouages et attitudes de ces modernes ressemblent à ceux
de ces anciens. La grande différence entre la dénomination
des classes sociales avant la révolution française et après
est qu'à peu près jusque-là les classes sociales étaient
fixées par la loi, par l'Etat. Marx et les économistes ont
montré que la loi, l'Etat étaient partisans, donc que cette
division était impropre au monde de Marx et de l'économie.
La division des humains selon l'économie, universellement admise
depuis Marx, n'est pas dans la loi. Vous dites fort justement qu'il faut
hériter de l'habeas corpus et de l'anonymat (dont vous voudrez bien
considérer au passage mon nom comme la preuve). C'est justement
ce qui distingue le pauvre moderne de l'esclave et du prolétaire
de l'antiquité. Bien entendu, les divisions en classes sociales
selon le besoin alimentaire existent, notamment tant que cette société
demeure organisée autour du besoin alimentaire où elles contribuent
à cette organisation. D'ailleurs, les vieilles divisions selon la
consanguinité, les divisions ethniques, existent aussi. Je dis simplement
que ces divisions-là, entre classes selon les moyens de production,
ou entre ethnies, ou entre gens au grand nez ou au petit QI, ne sont pas
les divisions selon le principe du monde, mais des pièges à
cons. Mais quand vous parlez d'esclaves ou de bourgeois de « grande
classe », j'y trouve un terme plus en rapport au principe de leur
monde que quand vous parlez de « classes sociales ». Pour ma
part j'appelle ceux qui défendent ce monde (papy Dassault compris)
des valets, et ceux qui l'attaquent, des gueux. Cette appellation, pourtant,
ne me satisfait pas non plus : si valet convient relativement bien aux
défenseurs d'un château, dont le maître, celui qui maîtrise
et qui les paye, est le fantôme, l'esprit, gueux ne convient aux
pauvres modernes que lorsqu'ils attaquent, ce qui, malheureusement, est
l'exception.
Cette division est selon le principe du monde, la communication, entre
qui porte la livrée et qui ne la porte pas (soit qu'elle ne va pas,
soit qu'on n'y a pas accès). Les premiers sont en pleine réorganisation,
de Berlin démuré à Bassora bombardé, réorganisation
d'ailleurs plus indécise que construite, sans maîtrise ni
projet, et qui, néanmoins se présente non pas comme la réorganisation
de l'ennemi, mais comme la réorganisation du monde. Il en émerge
une tendance qui rend urgent de critiquer les insuffisances de la théorie
de la communication de Jean-Pierre Voyer. Car, entre les héritiers
de la bourgeoisie et du prolétariat, entre ceux qui conservent et
ceux qui suppriment, s'installe aujourd'hui un fort parti (et c'est bien
parti !) dont l'unique préoccupation semble être de séparer
les combattants, et qui donc est la forme la plus moderne de la conservation.
Cette nouvelle première ligne du parti de la religion contre le
parti qui veut supprimer toute religion est le parti de la communication.
Il peut très bien adopter une théorie qui prétend
justement que la communication est éternelle, que le malheur des
temps est que la communication directe est devenue introuvable, et que
papy Dassault jouissait pleinement de la richesse inépuisable issue
de la division du travail. Ce parti ne connaît pas encore cette théorie,
ses grands yeux globuleux fouillant plutôt la pratique, mais un des
problèmes principaux de sa croissance est justement son manque de
théorie, sa réduction idéologique à de ridicules
recettes (à propos : quand je parlais de recettes dans ma première
lettre, c'était au second degré ; si vous connaissez des
recettes signifie que je suppose qu'il n'y en a pas, et non pas que j'en
attends ; maintenant, si malgré cela vous me proposez une recette
pour le bonheur, waow, je vais de ce pas à la cuisine aiguiser mon
grand couteau). Ce parti est pour l'instant largement identique, mais sa
réorganisation va bon train, à l'information occidentale,
dont les progrès fulgurants se mesurent depuis le spectacle monumental
de Chine en 1989 jusqu'à l'occultation complète de l'insurrection
irakienne en mars 1991. A la retraite précipitée, suivie
de reconversions bâclées, des populeuses polices staliniennes,
ce parti a pris beaucoup de bonnes places. Entre ses cadres sup athées
à l'ancienne et le néo-islam, il lui manque une idéologie
de la conciliation, qui relativise l'économie politique et le judéo-christianisme,
et qui ne fonde pas à travers les brèches ouvertes lorsqu'elle
était théorie, c'est-à-dire lorsque Jean-Pierre Voyer
recherchait encore la suppression des présupposés («
je n'ai pas pour but de supprimer quoi que ce soit », « mes
amis me liront dans cent ans », il n'y a pas besoin d'être
un récupérateur bien habile pour faire monter sur ce genre
de désinvoltures la bonne mayonnaise entre la théorie de
la communication comme principe du monde et l'information occidentale).
Là où les gueux, donc, attaquent, ils parlent un langage
nouveau et singulier, celui de cette attaque. Une émeute moderne
est pratiquement antithétique à une émeute planifiée
par Blanqui il y a un siècle et demi. C'est que la nouveauté
change. Ce discours est fait de peu de mots, ce sont plutôt des cris
et des coups. Ce n'en est pas moins le début du débat. je
ne sais si c'est ce dont la tentative vous est apparue en 1968, et si cela
se rapproche de la « communication directe ». Mais des événements
de ce type, il en commence actuellement plus de cent par an dans le monde.
C'est là que se joue la fin des paradoxes, la fin des lieux communs.
DEUXIEME RAISON DU RETARD DE CETTE REPONSE
'Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979' est un ouvrage que je viens de
signer. J'ai attendu sa parution, pour pouvoir la joindre à la lettre
présente. En effet, comme elle, ce texte comporte d'amples développements
à la fin de ma lettre du 23 juin, que vous dites n'avoir pas comprise,
et qui fondait les questions qui la précédaient. Je me permets
donc de vous infliger cette volumineuse lecture. Comme son index vous le
signalera rapidement, vous êtes d'ailleurs nommé dans cet
ouvrage.
TROISIEME RAISON DU RETARD DE CETTE REPONSE
La façon dont 'L'Imbécile de Paris' a publié ma
lettre m'a paru fort insatisfaisante. Je désapprouve cette mauvaise
habitude de magasine, qui consiste à truffer d'intertitres ridicules
un texte qui n'en comporte pas. Si j'estime qu'il faut des intertitres,
comme dans cette lettre-ci, je sais les mettre moi-même. D'ailleurs,
votre réponse n'en avait pas.
D'autre part, j'ai bien reçu de vous une lettre datée
du 28 juin 1991. Je vous en rappelle le texte : Monsieur, J'accuse réception
de votre lettre et je vous en remercie. J'y répondrais dès
que possible. Je vous prie d'agréer, Monsieur, mes salutations distinguées.
Celle qui est datée du même jour, et qui est parue dans 'L'Imbécile
de Paris', je n'ai jamais pu la lire que lorsque j'ai acquis ce journal,
c'est-à-dire à sa parution, le 5 septembre. Pour le maigre
public de cet échange, je ne trouve pas conforme à la vérité
que vous paraissiez me répondre du tac au tac, e>
Dites aux opérateurs de saisie et aux correcteurs, si vous les
voyez, que je n'écris pas histoire avec une majuscule.
Etant donné que je tiens ce fade journal pour responsable de
ces petites libertés (je comprends mieux en quoi consiste l'ambitieux
programme de l'éditorialiste : prendre librement la parole), je
préférerais n'y plus paraître. C'est pourquoi cette
lettre est envoyée après le numéro 3, et en partie
pourquoi elle est si longue.
Adreba Solneman