Posted by Marcel Weber on May 06, 2000 at 06:21:25 PM EDT:
I - INTERET DE CROIRE V - INFINI DU CROIRE
II - CROIRE DANS L'HISTOIRE IV - LA RELIGION
III - CROIRE EN SOI
I - INTERET DE CROIRE
Tant qu'une perspective de la vie est posée en référence à un choix validé par la
culture ou comme une carrière, les outils conceptuels pour la mesurer ne
manquent pas. Même à une époque où les écoles de pensée ne dispensent plus
que des cours préparatoires ou bien alors, comme la courte carrière du
structuralisme en est le témoin, sont des coteries de carriéristes du jargon, il y a
toujours un cheminement qui permet de déterminer ce qui est orthodoxe et ce qui
est audace, une logique interne qui est vérifiable et attestée, et des modes de
comportement, dans la société, qui s'y rapportent. Mais lorsque la perspective
examinée sort des systèmes de référence établis, lorsque les outils pour
comprendre et représenter, que les décennies et souvent les siècles ont
patiemment affinés, s'avèrent insuffisants, les recours se font dans des arsenaux
plus anciens et moins familiers, et l'on est obligé d'en appeler à des conceptions
moins précises et plus globales, sur lesquelles les certitudes sont disparates,
parfois contraires, et sous-entendent de telles différences de sens que l'anathème
ou la confusion en sont le plus souvent le fruit.
L'idée assez banale de dénier au fini toute réalité est aujourd'hui
immédiatement en butte à toutes les hostilités, déjà parce que, à la manière d'une
bande d'émeutiers décidés, elle tourne les vieilles et solides défenses de pensée,
que l'impunité critique a laissé ériger en systèmes. Comme cette idée touche
aussitôt à tout, toute forme de pensée contemporaine y est aussitôt confrontée. Le
premier type de réaction est de vouloir l'annexer. A première vue, en effet, cela
semble vrai : le fini n'a pas de réalité, surtout si l'on y ajoute la précaution de dire
que le fini a cependant une existence, comme toute pensée. Et lorsque le fini se
situe à l'horizon de nos conceptions, on peut facilement admettre que cet horizon,
finalement, est bien une ligne ouverte, même si cette infinitude n'a pas plus de sens que
son contraire. Car voilà bien une banlieue de la pensée où l'on ne s'aventure pas
toutes les nuits. Mais à la réflexion, qui parfois ne vient pas, il est plus difficile
d'admettre que le fini pourrait ne pas avoir de réalité. Ce qui s'arrête, ou continue
sans fin, à l'horizon de notre existence, commence ici et maintenant. Et le fini, ou
son absence, ne peuvent pas être seulement des ornements intellectuels à
l'extrémité d'une discussion civile et polie, où l'on pourrait indifféremment
soutenir l'un ou l'autre, pour séduire ou choquer. Quand on s'aperçoit que chaque
instant qu'on vit, que chaque lieu qu'on traverse sont soumis à la réponse à la
question : le temps et l'espace sont-ils finis ? il n'est plus aussi facile d'adopter
le non. A ce stade, la première réaction par rapport à la négation du fini est le
silence. D'ailleurs, c'est par un silence plus buté qu'interrogatif que cette violente
affirmation est aujourd'hui accueillie dans le monde. Et si à ce moment-là on
continue de sommer l'interlocuteur de se prononcer, on le verra alors rapidement
convaincu de ne plus pouvoir se servir de ses instruments conceptuels préférés, en
chercher d'autres, à tâtons, un peu comme ces héroïnes de cinéma, au moment ou
l'étrangleur les tient, qui piochent derrière elles quelque objet contondant qu'elles
ne découvrent que par les doigts, animés par la panique. Pourtant il se peut que
l'objet, si peu choisi, se retourne contre qui s'en empare, s'il est inoffensif par
exemple, rond et mou, ou bien s'il se révèle être une chose tranchante qu'on
attrape par le tranchant, ou encore si c'est un objet corrosif ou incandescent. Les
héroïnes de cinéma sont en général exemptées de ce genre de mésaventure, mais
pas les contradicteurs de l'irréalité du fini, qui alors tentent d'échapper à la
menaçante béance de l'infinitude, d'autant plus menaçante qu'ils n'y avaient
jamais pensé, en utilisant des termes non logiques, respirant la confusion, voire des
anathèmes. Car nier toute réalité au fini est vite considéré comme « une
hypothèse » (c'est bien évidemment le fini qui est l'hypothèse), « une absurdité »
(c'est bien évidemment le fini qui paraît une absurdité), « une croyance » (c'est
bien évidemment le fini qui est une croyance).
A ce nouveau stade, le débat peut s'arrêter. Avoir qualifié de « croyance » la
non-réalité du fini suffit à sous-entendre qu'on est entré dans un système
irrationnel, une affaire de goût presque, contre laquelle il n'y a pas
d'argumentation pertinente. Et dans la mesure où la négation complète du fini
attaque tous les secteurs de l'activité et de la société, ce qui justement apparaît à
ce stade-là, croire en une telle idée devient implicitement la base d'un sectarisme
ou d'une religion. Or moi-même, qui suis un anti-téléologue moderne, c'est-à-dire
l'une des rares personnes au monde qui réfute la réalité du fini, et qui pense que
le contenu de la "persévérance en soi" du monde doit être le débat explicite sur cette
non-fin par l'humanité organisée en assemblée générale, moi-même qui suis
fondamentalement athée, et qui suis en danger dans la moindre conversation de
bistrot par mon scepticisme tous azimuts pour peu que je lui laisse la bride, je ne
doute pas que je crois en presque tout, immense quantité de sujets de la pensée qui
constituent la façon d'appréhender, à la fois de mes sens et de ma conscience,
particulière ou générique. Le reproche de croire, lié à la menace de faire passer les
anti-téléologues modernes pour une Eglise, suffit en général à faire cesser la dispute
pour accorder le bénéfice du doute au fini, et à rétablir ce faussaire dans ses
importantes fonctions dans le monde, sortant triomphant, malgré un vilain coquart
sur l'oeil, de la détermination concepticide qui l'a exposé.
Car le monde est construit sur la réalité du fini. Le temps et l'espace, bien sûr,
sont envisagés uniquement comme ensemble de fins ; mais l'humanité elle-même, à
travers sa propre condition mortelle par exemple, se considère comme sans infini
possible, donc se pense finie, et y oeuvre ; les mathématiques, la cosmologie, la biologie
et la physique nucléaire présupposent la nécessité du fini ; les religions déistes font du
fini un attribut et un pouvoir de Dieu, qui est la réalité même ; l'économie, qui est
la première grande religion athée, calcule l'avenir comme s'il était fini, et en fait subir
les conclusions au présent ; les Etats et les gouvernements posent leur action
vers leurs propres fins, mais non vers un infini de possibles ; la plus flasque doctrine morale
que tant d'humains véhiculent voudrait que chacun puisse vivre avec une fin ; et jusque
dans l'amour le fini est ce pragmatisme rhétorique devenu une caractéristique prétendument
réelle. C'est donc l'ensemble de notre vie, de son intimité la plus profonde à sa
généralisation à toute l'espèce, qui est construite sur de multiples déclinaisons du
fini comme réalité.
On voit bien ici ce que l'anathème de croire protège ; on voit aussi ce qui est cru.
Car le fini est admis sans examen, et reconduit sans réflexion. Imaginons
seulement combien différent serait un monde décliné sur le thème de la persévérance.
Dans la vie quotidienne, des vacances et du travail, de l'âge et de la responsabilité
collective, de la conservation des espèces animales et de la conservation des
espèces sociales, de procréer et avorter à ce qu'on mange et quand, tout serait
profondément changé. Et selon quelles lignes de force s'organiserait une société
qui ne veut plus non seulement suicider la cohérence de sa propre organisation par des vues
à court termes , mais s'ouvrant vers d'autres organisations, cessant enfin de tenir
le monde, le temps, l'espace, la poésie, l'amour dans le mépris profond qui se constate
aujourd'hui au quotidien.
J'ai introduit croire comme une menace de paralysie, voire de chasse aux
sorcières, dans un débat qui a un cadre plus vaste que ce que tolèrent les actuels
propriétaires du débat public. Mais croire n'a pas à être exclu ou à échapper à ce
débat. Au contraire nous croyons tous, même si les objets de notre croyance sont
différents. Par conséquent, l'intérêt de croire réside dans sa place dans le débat
sur l'infini : comment croire y apparaît ? est-ce que croire est une pensée ? est-ce
que l'histoire a changé croire ? pourquoi et comment les humains croient ?
qu'est-ce que croire à l'infini ? qu'est-ce que l'infini du croire ?
En guise de préambule, je voudrais me permettre une boutade, parce qu'elle a du
sens, et vaut comme avertissement de ce que je propose de vérifier : croire n?est
pas ce qu'on croit.
: à suivre...