Posted by observatoire de téléologie on February 26, 2000 at 02:49:56 PM EST:
Nous ne sommes pas statisticiens. Mais nous pensons que les statistiques peuvent être comprises et lues. Ce sont des données quantitatives qui peuvent indiquer des différences qualitatives. Ainsi, lorsqu’un entrefilet de presse annonce 100 morts dans une émeute, nous arrivons aussitôt à imaginer plusieurs possibilités de ce qui s’est passé, et de l’importance approximative de la perspective, parce que nous savons ce que 100 morts dans une émeute signifient : soit un mensonge, soit l’utilisation d’armes à feu, soit probablement plusieurs jours de combat sur un territoire qui ne se réduit pas à un quartier. De même nous savons évaluer la différence entre une émeute sur dix est une insurrection et une émeute sur cent est une insurrection. C’est une différence d’époque.
Nous avons voulu prendre le contre-pied de l’antistatistique systématique de l’ultragauche, qui est aussi borné que de refuser d’apprendre à lire, parce que tout ce qu’on peut lire ne serait que de l’idéologie ennemie.
Vous n’avez pas bien compris le sens que nous avons donné à bonne et mauvaise émeute. Nous voulions simplement indiquer par là que, comme tous les pauvres, nous avons des sympathies issues d’a priori et que ces sympathies se manifestent aussi vis-à-vis de et dans l’émeute. Cette façon subjective, manichéenne, de lire l’événement est évidemment une limite, mais que nous revendiquons en même temps que nous la montrons du doigt. Mais elle n’est en aucun cas systématique, voire systémique. Les classifications d’émeutes que nous avons faites ne sont d’ailleurs pas selon cette sympathie, comme vous l’inférez, mais selon leur degré d’intensité : insurrections généralisées, insurrections mineures, émeutes majeures, émeutes locales.
Il découle de façon explicite de la citation que vous rapportez sur Rostock que la « mauvaise » émeute est ainsi qualifiée non en fonction de préceptes moraux que nous lui appliquerions, mais selon que nous jugeons si l'élément idéologique y est dominant ou non. Une émeute fondamentalement raciste, ou nationaliste, ou gauchiste, etc., s'inscrit par sa détermination idéologique, conservatrice par essence, dans une perspective contraire de celle que nous paraît ébaucher l'émeute moderne.
Quant à savoir comment nous réagirions si une émeute s’en prenait à nous, nous avouons que nous en savons moins que vous, puisque ce n’est pas encore arrivé. Cela dit au sens de victimes impuissantes qui se feraient casser quelques biens ou la figure par des émeutiers emportés par leur élan ; parce que sinon, que nous y ayons participé ou non, chaque émeute connue s’en est prise à nous par son insuffisance, par sa défaite. Nous ne pouvons que vous renvoyer à teleologie.org pour le constater.
Nous ne traitons pas de l’information dominante de manière cavalière, mais en ennemis. Nous ne partons de cette information ennemie que parce que c’est la seule aujourd’hui. Nous avons essayé de montrer en quoi consistaient ses « bobards » pour en parler. Et ils ne sont pas le plus souvent ce qu’on pense, et ils sont relativement faciles à décrypter, mais encore faut-il le faire. L’information dominante ne ment pas comme il y a cinquante ans. Très généralement, elle crée des impressions sur des événements, puis fait passer en douce, mais publiquement, ce qui pourrait contredire ces informations, justement pour être innocentée du reproche formel de mensonge. En d’autres termes elle ment surtout par jeux d’éclairages : elle dit presque tout, mais elle n’éclaire que ce qu’elle veut qu’on voie. Par exemple, c’est cette information qui nous a appris qu’il y aurait eu 750 000 morts dans l’insurrection en Irak après la guerre, c’est-à-dire pour ceux qui ne connaissent pas les statistiques l’équivalent de ce qu’on a appelé le génocide cambodgien ou le génocide rwandais. Pourtant, à lire les mêmes informateurs qui en parlaient alors ou qui en parlent aujourd’hui, cette insurrection c’est peanuts. C’est logique, en partie parce que les lecteurs ne connaissent pas les chiffres : dites sur la une de tous les journaux, pendant une semaine, « Massacre monstre, huit morts », cet événement paraîtra plus important que « Irak : 750 000 morts seulement dans les révoltes chi’ites et kurdes », en entrefilet page 28.
D’autre part, cette information fait désormais partie de l’événement, au point de pouvoir lui donner son sens. Les émeutes anti-commerçants au Sénégal, par exemple, sont devenues des émeutes antimauritaniennes dans la presse d’abord, qui a fait l’amalgame entre commerçants et mauritaniens, mais de ce fait, dans la rue dès le lendemain, puis antisénégalaises en Mauritanie, et d’une révolte contre la marchandise et les marchands on est passé à un conflit interethnique. De même, lorsque les émeutiers passent à la télévision, ils disent souvent ce qu’ils croient adapté à la télévision : ainsi ramènent-ils une émeute pour la haine des flics à une revendication de maison pour tous, et presque à chaque fois ils tentent de montrer qu’ils sont attaqués et non agresseurs : toute la suite en change.
Cela dit, l’information dominante ment aussi à l’ancienne, et développe de nouvelles formes de mystifications qui nous sont peut-être inconnues ou invisibles et, vous avez raison de le signaler, nous sommes soumis à ses « bobards » comme n’importe qui d’autre. Malgré une expérience et un entraînement très au-dessus de la moyenne, nous restons faciles à tromper et, sans doute, même dans nos conclusions nous sommes-nous, de ce fait, trompés à de nombreuses reprises. Mais comment le savoir sinon en publiant ces conclusions et en espérant que ceux qui ont été plus avisés nous le ferons savoir ?
Notre analyse des émeutes de notre temps ne prétend ni à l’objectivité, ni à la perfection, ni à être parole d’évangile. Au contraire, nous avons toujours appelé ceux qui en prennent connaissance à critiquer ce que nous en disions. Autant dire que là, il n’y a plus grand monde, malgré les imperfections manifestes de notre méthodologie.
« (…) vous vous êtes bien gardé de critiquer cette prétention démesurée à posséder la seule théorie juste "jusqu'à preuve du contraire" comme vous dites sans fausse modestie. » La pluralité des théories nous semble faire partie de l’imaginaire démolibéral. Si vous parlez d’un même sujet avec quelqu’un, soit vous êtes d’accord, et votre théorie est la même, soit vous êtes en désaccord, et au moins l’un des deux a tort. C’est pourquoi nous pensons que les autres ont raison jusqu’à ce que nous leur apportions la preuve du contraire, et que nous-mêmes avons raison jusqu’à preuve du contraire. Il n’y a, dans cette dialectique, aucun rapport, ni positif ni négatif, avec la modestie.
Notre ambition n’est pas de passer à la postérité, mais d’en finir avec toute postérité.
Nous ne nous sommes pas flattés d’être un déluge, mais nous désirons l’être. Que notre théorie ne déclenche pas l’adhésion massive et immédiate, et au contraire la haine et le dénigrement de tous ceux qui se croyaient les plus radicaux, nous paraît, malgré sa contradiction avec notre urgence, justement plaider en faveur de notre désir.
Rien ne vous prouve notre bonne foi, pas même la cohérence de l’ensemble de ce que nous disons, comme rien ne nous prouve la vôtre. Nous avons fait souvent confiance à des gens qui ne le méritaient pas, mais il a fallu payer pour voir. La note a parfois été salée, mais nous ne serions pas plus avancés si nous avions refusé d’y aller. Et si vous parlez de notre bonne foi par rapport aux événements que nous avons analysés, il vaudra toujours mieux que vous doutiez (une des rares remarques pertinentes qui nous a été faite sur ce site alors que nous demandions à être crus sur parole, c’est qu’il fallait toujours douter), que vous vérifiiez. D’ailleurs, si vous le faites, tenez-nous au courant des éventuelles différences.
Nous ne sommes pas les apologistes des émeutiers, nous sommes ces émeutiers. Nous parlons donc aussi librement des défauts que des qualités que nous avons perçues dans le mouvement de révolte dont nous sommes issus. Pour l’instant, nous sommes les auteurs de la seule théorie de ce mouvement, et non quelques pingouins extérieurs qui viennent apporter la bonne parole : d’ailleurs, vous pouvez assez facilement vérifier que lorsque nous parlons aux autres ce n’est pas en cherchant leurs suffrages, mais en contradicteurs qui leur rentrent dedans. La différenciation entre théoriciens et émeutiers est justement le mépris dans lequel le monde, et apparemment vous aussi, tiennent les émeutiers, qu’on croit par conséquent incapables de faire eux-mêmes la théorie de ce qu’ils ont vécu.
Nous n’avons jamais dit, comme le pensent platement tous ceux qui voudraient séparer ce mouvement de sa théorie, que les émeutiers sont des cons. Nous pensons par contre que la majorité d’entre eux est soumise à ce préjugé qui consiste à compter la théorie pour peu, et la pratique pour tout. Et nous n’avons cessé d’alerter les autres fractions du mouvement de révolte sur cette faiblesse éclatante, au point que même pendant une émeute victorieuse notre mouvement est le plus souvent incapable de pousser la victoire, de dépasser la négativité simple de l’émeute. Le courage physique est là, ce qui n’est pas évident, mais il manque la hardiesse de pensée, et c’est là où l’ennemi a le mieux travaillé. Plus généralement, il a manqué aux émeutiers, aux insurgés et même aux révolutionnaires de notre temps un projet, et ce que la Bibliothèque des Emeutes avait commencé à faire était de tenter de formuler ce projet inexprimé et en quelque sorte occulté, nous le répétons, essentiellement par ce préjugé antithéorique qui continue de nous dissocier systématiquement, en tant que théoriciens, de la pratique émeutière.
Ce que nous avons dit essentiellement de l’émeute n’est pas, pour terminer, qu’elle serait bonne ou mauvaise, et que les victimes sont plus ceci ou cela s’ils sont immigrés ceci ou petits patrons cela. Ce que nous avons dit de l’émeute, c’est que ce moment de plaisir est essentiellement le seul moment dans cette société où un débat libre peut s’engager. Si vous pensez que c’est faux, citez-nous en un autre, ou dites-nous pourquoi ce serait faux. C’est uniquement cette perspective, la seule qui nous intéresse, parce que c’est la seule qui est historique aujourd’hui, que nous avons tenté de confronter. Nous n’avons cependant jamais prétendu que chaque émeute était débat libre automatiquement, et que s’attaquer à des immigrés était un débat libre ; ou non.
Voir aussi ‘Selbstbewusstsein’ sur teleologie.org / correspondances / A propos de nos interventions sur l’Internet