Posted by observatoire de téléologie on October 31, 1999 at 06:49:46 PM EST:
Comme presque tous nos contradicteurs jusqu'à présent, Néo-Aristote n'a pas bien compris à quoi et à qui il avait affaire. Désinvolte et présomptueux, peu engagé, peu attentif, mal documenté, il a condescendu à balayer du revers de la manchette notre affirmation inouïe, tout a une fin. Infatué de ses propres croyances au point de penser qu'il n'y avait même pas là de quoi soutenir des preuves ou une cohérence, il s'est contenté de réaffirmer l'évidence de l'infini avec pour tout certificat la durée de cette chimère dans le monde et quelques « sciences » qui se sont construites dessus. Comme les généraux frédériciens devant les sans-culottes, il a cru qu'il suffirait de se présenter, muni du savoir accumulé au fond de son tricorne, pour anéantir ce qui n'était qu'une insupportable prétention contre tout ce qui est établi.
Mais la réalité est tout autre que ce qu'un pareil dilettante a « réalisé ». Nous connaissons ses objections et ses sources, elles sont même triviales ; contrairement à ce type de contradicteurs, nous sommes déterminés, réfléchis, prudents aussi, nous essayons toujours de nous mettre à la place de l'autre, parce que pour nous l'enjeu est important, et que nous mesurons même nos petites fautes à l'aune de cet enjeu ; nous allons vite, mais nous prenons notre temps ; nous savons ce qu'il faut attendre et chercher dans une dispute ; et nous ne pensons épuiser aucune dispute d'une seule réplique. Car ce dont nous parlons a trop de grandeur et d'importance pour que nous en soyons quittes d'un échange bâclé. L'exemple de Néo-Aristote vaut pour quelques autres roquets dont nous avons écrasé la queue. Il a tiré deux salves d'argumentation, la seconde beaucoup moins assurée encore que l'imprécise première, et toute la rationalité de ce précieux prévisible avait fondu sous la contradiction. Il n'en reste plus que le fond, émotionnel : un agacement irrépressible devant notre insolence, notre aplomb, dont il ne sait pas d'où il vient.
Comment en effet une poignée d'inconnus, sans autorité intellectuelle, sans nom, sans passé, peut-elle prétendre mettre à la poubelle les mathématiques, qui ont vu, depuis trois millénaires, s'épanouir tant de génies qui ont si brillamment argumenté, approfondi, arbitré dans toutes les disputes humaines ? Et ils rajoutent, dans le même sac-poubelle, le marxisme qui a fourni les esprits peut-être les plus féconds des deux derniers siècles de la pensée universelle, qui a vu une explosion de pensée sans comparaison ? Quelle barbare ignorance ! Quelle folle vantardise !
L'accusation de prétention insupportable est toujours une des premières manifestations de rejet de la part d'un système de pensée constitué face à une idée neuve qui le nie. C'est sur son passé, sur son acquis, sur la grandeur et la lenteur de sa construction que le vieux monde prétend résister à la nouveauté. Quand ses échafaudages sont attaqués, ses défenseurs arguent de l'art avec lequel ils ont été ouvragés ; quand ses fondations sont ébranlées, c'est qu'elles ont été, qu'elles sont et qu'elles seront les nôtres qui est mis en avant. Mais la nouveauté attaque toujours sans passé, sans référence, sans révérence et sans indulgence. Et elle attaque d'abord ceux qui se croyaient les tenants des idées les plus neuves et les plus radicales. Tournés, ils se font soudain défenseurs du patrimoine séculaire, des certitudes inamovibles, des sciences périmées et des croyances de toujours.
Les téléologues sont perçus comme prétentieux pour une seule et simple raison : nous parlerions trop haut pour le peu de contenu de ce que nous disons et qui est si discutable. L'exemple de Néo-Aristote montre combien la première grande difficulté de comprendre « tout a une fin » est de comprendre sa portée. Quand ce contradicteur en est encore à rejeter cette affirmation par l'évidence, comment pourrait-il concevoir que c'est la question centrale ? Parce que nous affirmons l'importance pratique de cette idée, nous sommes traités de bolcheviques, de sectes, et de prétentieux par tout ce qui insupporte qu'on bouleverse ainsi des paradigmes établis. Aussi se débarrasse-t-on de l'énormité « tout a une fin » en affirmant que c'est une fausse question, qu'elle n'a pas d'importance, qu'elle n'a pas d'intérêt, qu'elle n'est pas pratique, qu'il faut être psychopathe ou névrosé, fanatique ou simple d'esprit pour la poser. Et ces contradicteurs qui se sentent si attaqués voudraient que l'on parle à leur hauteur, c'est-à-dire qu'on papote, en s'amusant parfois à tricher un peu, sans effort et sans effet. Car si c'est le différentiel entre un ton et un contenu qui définit la prétention, elle est d'autant plus insupportable si l'autre parle plus haut que moi. Le ton est le prétexte qui permet de refouler le contenu.
Mais la grande différence qualitative que nous constatons entre nos contradicteurs et nous, et qu'ils ne voient pas eux-mêmes, ne provient pas seulement de ce que nous sommes à fond dans la dispute dans laquelle ils ne sont que ponctuels, ni de ce qu'il faut un engagement et une attention beaucoup plus grands pour construire un discours que pour défendre celui qui est là et qui est défendu par le monde entier, mais c'est l'idée même que nous soutenons qui nécessite une tenue qu'ils prennent pour de la prétention. Car « tout a une fin » attaque en soi tout ce qui est là. Si le but n'est plus de préserver l'espèce à l'infini, tuer, procréer, et par conséquent le plaisir, prennent un autre sens. La dialectique entre survivre et vivre, entre travailler et jouer, devient celle entre éterniser et accomplir. Les étoiles sont à nouveau notre objet et non nous le leur. Toutes les questions éthiques et morales, par exemple celles liées au clonage ou à la protection des espèces, de l'eau et de l'air, changent de perspective. La gestion de la société perd sa primauté dans l'activité du genre. Tout a une fin montre en quoi le communisme, l'économie, la communication infinie sont des idées religieuses. Tout a une fin est la première critique de la religion. Et nous sommes tellement au début de la déclinaison de cette idée de notre temps qu'on peut effectivement considérer, avec un peu de malveillance ou d'amusement, que cette téléologie n'est encore qu'une téléologie de bazar.
Les téléologues modernes parlent plus haut. Mais notre ton est si inférieur au contenu de notre discours, que nous sommes contraints de nous demander si notre modestie n'est pas dommageable à ce discours. Mais, hélas, dans une époque si hypocrite et si basse, parler plus haut que les autres est déjà un crime impardonnable ; et si donc nous parlions à la hauteur de tout a une fin, nous serions inaudibles.
Quant aux roquets Néo-Aristote, Ben Aziz, Bueno, Terrien, qui nous reprochent de ne pas nous mettre à niveau avec leur misère, écoutez la hauteur qu'ils donnent à leur verbe et comparez-le à ce qu'il dit. Entre leurs sons aigus et leurs contenus si bas, si creux, vous entendrez la vraie prétention, celle moquée par Molière, celle des pauvres qui se croient un peu plus.