Posted by Randal on March 11, 1999 at 07:08:13 PM EST:
In Reply to: Pourquoi désespérer du monde puisqu'on peut ne pas désespérer des psychiâtres? posted by Randal on March 11, 1999 at 08:43:21 AM EST:
Où l'on voit qu'Ulrich, lui aussi,
pense que l'homme peut ne changer
que d'un iota.
Réponse numéro deux: Toutefois, pour la plus grande part, l'Histoire naît sans auteurs. Elle ne vient pas d'un centre, mais de la périphérie, suscitée par des causes mineures. Il n'en faut probablement pas tant qu'on le croit pour faire de l'homme médiéval ou du Grec classique l'homme civilisé du XXe siècle. L'être humain, en effet, peut aussi aisément manger de l'homme qu'écrire la Critique de la Raison pure; avec les mêmes convictions et les mêmes qualités, si les circonstances le permettent, il pourra faire l'un et l'autre, et de grandes différences extérieures en recouvrent de très minimes à l'intérieur.
HSQ Seuil, I-431
72. la science sourit dans sa barbe, ou:
Première rencontre circonstanciée avec le Mal.
(…) il s'agit du sourire des savants qui avaient donné suite à l'invitation de Diotime et écoutaient parler les beaux esprits. Quoiqu'ils sourissent, gardons-nous bien de croire que ce fût avec ironie. Tout au contraire, c'était leur façon d'exprimer la vénération et l'incompétence dont on a déjà parlé. Dans leur conscience, c'était sans doute vrai, mais dans leur subconscient, pour user d'un terme devenu courant, ou, pour mieux dire, dans leur état général, c'étaient des hommes chez qui grondait, comme le feu sous le chaudron, une certaine tendance au Mal.
Bien entendu, cette remarque semble paradoxale, et un professeur d'Université en présence duquel on la risquerait répliquerait probablement qu'il se contente de servir la Vérité et le Progrès, et ne veut rien savoir d'autre: c'est là l'idéologie de sa profession. Toutes les idéologies de profession sont évidemment nobles.; les chasseurs, par exemple, bien loin de s'intituler "bouchers des forêts", se proclament très haut "Amis officiels des animaux et de la nature"
(…)
Si l'on se demande sans aucun parti pris comment la science a pu aboutir à sa forme actuelle (chose importante à tous points de vue, puisqu'elle nous domine et que l'analphabète lui-même n'en n'est pas préservé, qui apprend à vivre dans la compagnie d'innombrables objets produits scientifiquement), on obtient déjà une image fort différente. Selon des traditions dignes de foi, ce serait au cours du XVIe siècle, période d'intense animation spirituelle, que l'homme, renonçant à violer les secrets de la nature comme il avait tenté jusqu'alors pendant vingt siècles de spéculation religieuse et philosophique, se contenta, d'une façon que l'on ne peut qualifier que de "superficielle", d'en explorer la surface. Le grand Galilée, par exemple, qui est toujours le premier cité à ce propos, renonçant à savoir pour quelle raison intrinsèque la Nature avait horreur du vide au point qu'elle obligeait un corps en mouvement de chute à traverser et à remplir espace après espace jusqu'à ce qu'il atteignît enfin le sol, se contenta d'une constatation beaucoup plus banale: il établit simplement à quelle vitesse ce corps tombe, quelle trajectoire il remplit, quel temps il emploie pour la remplir et quelle accélération il subit.
Encore sur la surface, dans la pensée du milliardaire juif d'Arnheim, dont le grand père était éboueur:
Sans un esprit d'expérimentation prudente, et avec le sentiment confortable qu'il était quant à lui, assuré contre tous risques, Arnheim essayait de s'adapter à une révolution qu'il devinait imminente.
(…)
Au cinéma, au théâtre, au dancing et au concert, en auto et en avion, dans l'eau et au soleil, dans les ateliers des tailleurs et les bureaux des entreprises commerciales se forme sans relâche une surface infiniment vaste faite d'impressions et d'expressions, de gestes, d'attitudes et d'expérience vécue. Ce processus, dont l'aspect extérieur est façonné jusque dans les plus petits détails, ressemble à un corps tournoyant à grande vitesse, où tout se presse vers la surface et s'y organise, tandis que l'intérieur reste informe, tumultueux et bouillonnant. Et si le regard d'Arnheim avait pu anticiper de quelques années, il aurait pus constater que mille neuf cent vingt années de morale chrétienne, une guerre catastrophique avec des millions de morts et toute une forêt de poésies allemandes dont les feuilles avaient murmuré la pudeur de la femme, n'avaient pas pu retarder, ne fût-ce que d'une heure, le jour où les robes et les cheveux des femmes commencèrent à raccourcir et où les jeunes filles européennes, laissant tomber des interdits millénaires, apparurent
nues comme des bananes pelées.(…)
On peut mesurer en cela l'immense pourvoir créateur de la surface, comparé à l'entêtement stérile du cerveau.
Enfin sur l'intérieur:
Cela rappela à Ulrich ce corps de faits et de découvertes, grossissant presque d'heure en heure, dont l'esprit est contraint aujourd'hui de détourner ses regards s'il veut examiner avec précision quelque problème que ce soit. Ce corps grossit en s'éloignant de l'être intérieur.
(…)
Il est très naturel de penser que l'homme qui, malade, se confie aux soins de médecins spécialisés plutôt qu'à des bergers, n'a aucune raison, lorsqu'il est en bonne santé, de se faire traiter par des bavards beaucoup moins qualifiés que des bergers, comme c'est le cas dans ses affaires publiques; c'est pourquoi les jeunes gens, qui s'attachent à l'essentiel, commencent par juger secondaire tout ce qui, dans le monde, n'est ni beau, ni vrai, ni bon, par exemple le Ministère des Finances ou un débat parlementaire. Du moins étaient-ils tels autrefois: aujourd'hui, grâce à l'éducation politique et économique [et aux patins à roulettes?], ils doivent avoir changé.
HSQ Seuil I-183