Notes


 

2. Tbilissi

A Tbilissi, capitale de la Géorgie, un mouvement minoritaire irrédentiste est apparu publiquement à l'automne 1988, c'est-à-dire aux heures euphoriques du soulèvement nationaliste arménien. Une grande manifestation de 100 000 personnes avait eu lieu à l'hippodrome de la ville contre le projet de réforme de la Constitution soviétique, accusé d'être antinationaliste. Une première grève de la faim tournante, sur les marches du palais du gouvernement, s'était ensuivie en novembre.

A la mi-mars 1989, ce mouvement recommença, cette fois-ci pour protester contre le nationalisme abkhaze. Adjarie, Ossétie du Sud et Abkhazie sont trois « républiques autonomes » à l'intérieur de la Géorgie, qui est une « république indépendante », membre de la fédération qu'est l'URSS. Et de même que le nationalisme géorgien veut émanciper la Géorgie de l'URSS, un nationalisme abkhaze veut émanciper l'Abkhazie de la Géorgie. Mais comme tous les nationalistes, ceux de Géorgie réclament le plus grand territoire possible et condamnent, par conséquent, tout nationalisme dirigé contre eux et aussi vigoureux que leur propre revendication d'indépendance.

Tard dans la nuit du 8 avril 1989, en fait le 9 au petit matin, l'armée soviétique charge les grévistes de la faim et les manifestants sur les marches du Palais du gouvernement. Il y aura officiellement 22 morts, et 100 selon les nationalistes. La surmédiatisation subséquente a brouillé les circonstances exactes de l'intervention. L'information occidentale, en effet, soutient sans nuances le nationalisme géorgien contre le pouvoir soviétique. Elle a donc toujours tenté de faire paraître ce massacre comme le massacre d'une manifestation pacifique sans défense. Seules quelques provocations verbales et des témoignages d'affrontements défensifs ont permis de supposer que les manifestants n'étaient pas que moutons. Les soldats auraient tué avec du gaz et des pelles tranchantes, ce qui laisse aussi supposer un corps à corps. La quantité d'alcool absorbé de part et d'autre n'a, curieusement, jamais fait partie du débat subséquent.

Autant l'information soutient le nationalisme géorgien contre l'URSS, David contre Goliath, autant elle soutient le nationalisme géorgien contre le nationalisme abkhaze, Goliath contre David. A aucun moment la parole n'est donnée aux Abkhazes, qui ne sont donc décrits qu'à travers le prisme de leurs ennemis nationalistes géorgiens : islamistes, et vendus à Moscou, qui soutiendrait en sous-main le nationalisme abkhaze pour affaiblir le nationalisme géorgien. Il est vrai que si on pense que l'information occidentale donc mondiale soutient le nationalisme géorgien contre l'URSS pour affaiblir l'URSS, l'argument est sans doute logique.

L'enquête sur le massacre de Tbilissi révéla surtout la décomposition des décisionnaires soviétiques. Même Gorbatchev dut se disculper, devant l'information occidentale son maître, en avouant sa fâcheuse ignorance sur la décision d'intervenir. Ce 9 avril fut donc le vrai départ du nationalisme géorgien, parce qu'il était entré en martyre désormais inviolable dans l'information.

Qu'une manifestation soit ainsi sacralisée, d'une part émasculée de toute intention offensive, d'autre part étalée comme le comble de l'abus de pouvoir, et distribuant ainsi durablement les rôles de bons et de méchants, n'a pas été un cas unique à Tbilissi. La copie conforme est le massacre de Dili, qui a lancé la publicité de l'irrédentisme timorais contre l'Etat indonésien, à partir du 12 novembre 1991.


 

(Texte de 1998.)


Editions Belles Emotions
La Naissance d’une idée – Tome I : Un assaut contre la société Précédent   Table des matières   Suivant