Lorsque, pour satisfaire aux exigences du FMI, le président Carlos Andrés Pérez annonce, le 17 février 1989, des hausses de 30 % du prix des transports et d'autres « produits de première nécessité » pour dans dix jours, il laisse au commerce tout le temps d'organiser une pénurie. De sorte que le 27 février, c'est de 100 % (du simple au double, donc) que les prix des transports, de l'essence et du pain sont augmentés, celui du lait étant même quadruplé.
L'indignation et la colère s'agglomèrent en marches spontanées que même les dirigeants sociaux-démocrates de Pérez tentent d'encadrer. Mais arrivés dans le centre de Caracas, les manifestants se sont transformés en émeutiers, et ce sont surtout les supermarchés et les épiceries qui, dans un premier temps, ont été pillés, suivis par tous les autres types de commerce. Dès le 27, cette offensive des gueux contre la marchandise s'est étendue au moins à Los Teques, à Catia La Mar et à La Guaira. Le lendemain, 28 février, le pillage se généralise, des foules entières se servent, des émeutes ont lieu dans dix-sept villes du Venezuela. Le gouvernement, surpris et effrayé par ce brusque assaut contre tout ce qui est sacré dans une société économiste, répond avec un e vigueur proportionnée. La loi martiale est proclamée, et un couvre-feu imposé de 18 heures à 6 heures ; on demande aux travailleurs de ne venir travailler que le matin. L'armée se substitue à la police.
A partir du 1er mars, où Pérez apparaît à la télévision et reconnaît 300 morts, alors que les estimations vont déjà jusqu'à 1 000 victimes, l'armée va tenter de récupérer le butin. Tout ce qui est à piller est pris, il faut aller le reconquérir dans les quartiers populaires qui sont pour la plupart des no-go areas. C'est au canon que certains d'entre ces quartiers sont attaqués pendant les cinq premiers jours de mars. Quoique visiblement mal coordonnés, malgré les « motorizados » (les 10 000 coursiers de Caracas se sont immédiatement mis au service de l'insurrection, avec une conscience assez aiguë de leur rôle et de leur limite : « Nous sommes, toutes proportions gardées, le pendant caraquénien des marchands du bazar de Téhéran »), les gueux des quartiers périphériques de la capitale se défendent, eux aussi armés. L'armée traite les pauvres de la même manière que ces pauvres avaient traité les marchandises : avec brutalité et désinvolture.
Ce n'est que le 6 mars que le couvre-feu sera levé. Les cours
reprennent. Les magasins qui n'ont pas été détruits
rouvrent. Le gouvernement, qui avait tenté d'ethniciser la révolte
en l'attribuant aux immigrés colombiens, avoue 276 morts, en retrait
de ce qu'avait supposé le président au cinquième jour
de l'insurrection. Quelques années plus tard, lorsque ce terrible
et obscur Caracazado sera plus près de l'histoire figée que
de l'histoire présente, et plus près de la légende
que de l'histoire, des estimations même pondérées iront
jusqu'à 5 000 morts. L'information occidentale a alterné
une stupéfaction bruyante et une consternation silencieuse : ainsi,
l'on ne sait presque rien de ce qui s'est passé en province, où
par exemple la ville de Guarenas « aurait été détruite
à 80 % », et l'on décèle seulement les grandes lignes
des deux phases de l'insurrection à Caracas même, l'assaut
contre les marchandises et la contre-offensive contre les pauvres. Mais
l'ampleur et l'ubiquité de cette révolte ont montré
au monde étonné ce que les contre-révolutionnaires
sandinistes avaient encore réussi à étouffer, accessoirement
que la révolte et le négatif contre le monde marchand ne
sont plus nulle part le monopole des guérillas, pas même dans
cette Amérique latine qui les a tant fétichisées ;
et principalement que le système de croyance marchand est haï,
et que ce qui sépare cette richesse objective de ceux qu'elle est
censée subjuguer n'est qu'une très mince vitrine qui ne se
soutient qu'à travers la plus lourde et brutale soldatesque.
(Texte de 1998.)
Editions Belles Emotions | |
La Naissance d’une idée Tome I : Un assaut contre la société |
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