Le projet est la négation du constat en ce qu’il refuse l’arrêt de la pensée, la certitude dans la conscience. Le projet est l’activité consciente qui prend en compte le changement dans la pensée, l’aliénation. L’aliénation est la pensée qui ne tolère pas le constat, et qui impose à la certitude l’accélération de l’hypothèse. L’aliénation est la critique de l’hypostase par l’humanité, la certitude ridiculisée. C’est l’aliénation qui fonde la nécessité du projet, comme prise en compte du mouvement général de la pensée. Le projet est une métaphore de l’aliénation dans la conscience. Le projet est ce qui entrevoit la fin de la pensée, la fin de l’humanité.
Le projet part de l’hypothèse. Son but est le fait. Le fait est ici entendu comme l’aliénation de l’hypothèse, sa forme finissable, le terrain possible d’une réalisation.
Il n’y a pas de projet sans constat. Le constat fournit au projet son hypothèse de départ. Le constat et le projet forment les deux moments internes du mouvement de la pensée qui va de la réalité à la réalité.
Le passage du constat au projet est une rupture. Alors que le constat se suffit en et pour soi, le projet dépend d’abord du but, ensuite du constat, enfin de la réalisation. Le projet est immédiatement une critique de l’en et pour soi.
Dans la pensée occidentale, Marx représente la critique du constat dont Hegel a été l’apogée. La théorie de Marx introduit une perspective qui n’a plus son essence dans l’être-là. Toute la philosophie classique, et les néophilosophies analytique et phénoménologique du début du XXe siècle, sont des théories de l’être-là, des constats. De même toutes les « sciences » s’arrêtent au constat, et définissent leur but comme la « connaissance humaine ». Prise en ce sens, la connaissance humaine est le constat théorique, un en et pour soi hypostasié.
La théorie de Marx tire son sens de ce qui n’est pas encore là. Dans cette pensée apparaît la rupture avec les théories de la connaissance et avec le constat en tant qu’en et pour soi. Ce que la perspective de Marx ainsi a de plus riche est qu’elle est, au sens téléologique du terme, une théorie de l’insatisfaction.
La société actuelle du constat, qui se donne pour but et pour objet de constater seulement, et qui fait du projet un superflu inessentiel, est une société de la conservation : elle cherche à conserver l’être-là, elle affirme la satisfaction dans ce qui est là. En pérennisant le constat, en le divinisant, en lui ôtant tout but explicite, elle tente d’assurer la conservation de l’humanité, contre son projet même : l’infini est une métaphore de la satisfaction dans l’être-là. C’est dans le renversement de cette logique, en plaçant l’humanité dans la perspective de son projet, de son accomplissement, que le passage du constat au projet est d’abord rupture. La rupture est, fondamentalement, l’irréversible. Dans la critique de l’insatisfaction, l’irréversible est une trace principale de la réalité.
L’irréversible n’est pas un témoignage de la réalité que dans le temps. Il est aussi le garant qu’un fait ne se reproduira pas, qu’il ne suffit pas qu’une expérience soit vérifiée théoriquement. L’irréversible porte l’anticipation de l’accomplissement. Il marque la dangerosité de l’humain pour lui-même, et la faillibilité de l’humain face à son projet.
Le projet est la découverte de la réalité pour but. Ainsi, la réalité n’est plus un donné. La réalité n’est plus dans le constat. Ou, plus exactement : le constat et le donné sont les apparences de la réalité. L’ensemble du mouvement de la pensée n’est pas conduit par son commencement, mais par sa fin.
La réalité comme commencement, ici et maintenant, est une apparence. Ce qui est au commencement est une trace de réalité. Une trace de réalité est l’impression de quelque chose d’inconstatable, dans une tentative de constat. Mais la réalité ainsi retracée est elle-même seulement un résultat : une pensée finie. C’est seulement un reflet de réalité qui constitue le commencement. Le commencement indique seulement qu’il y a scission entre la réalité et la pensée, parce que ce qui est constaté est l’impression fugitive d’une réalisation. Si la réalité est donc perçue comme un donné, au commencement, elle s’avère, dans le projet, n’être toujours qu’un résultat de la pensée.
Ce résultat est primordial : la réalité est le résultat, et seulement le résultat, de la pensée. La réalité comme donné est l’origine du phénomène de l’apparence, où l’apparence est dialectiquement opposée à l’essence. Le mouvement de la pensée allant vers la réalité est l’essence de l’humanité, et la réalité, son résultat, est la contingence.
En commentant Leibniz, le néophilosophe Bouveresse affirme le constat qui est resté celui de la pensée dominante : « Pour nous, êtres humains, le possible est d’une certaine façon postérieur au réel dans l’ordre de la connaissance, et la possibilité est, dans de nombreux cas, dérivée en dernière analyse de l’existence constatée. » C’est cet ordre, réalité, existence constatée et possibilité, qui est aujourd’hui hypostasié.
Le projet permet ce renversement qui est un approfondissement : dans le projet, le constat est devenu l’apparition de la réalité qui n’est pas encore, ou qui n’est encore qu’hypothèse, projection. La réalité, en fait, n’est pas un donné, comme on le pensait. La réalité n’est que le résultat, la fin.
Le projet s’est manifesté d’abord négativement comme ce qui manque au constat, comme l’insatisfaction du constat. Le projet promet l’accomplissement qui manque au constat.
A travers la médiation de la conscience, le projet devient positif. Le projet jette le constat dans l’esprit à la recherche de son but. Il donne à l’esprit son enveloppe et sa grandeur : le projet est d’abord « tout est possible ».
Tout est possible est la liberté : la liberté est d’abord l’irrationnel. La liberté se manifeste dans l’espièglerie du négatif, dans la négation du constat, dans l’affirmation de l’insatisfaction, seul maître de toute pensée. La liberté ensuite est souveraine par rapport au projet : ceux qui le conçoivent sont toujours libres d’accepter, ou non, le projet. Le moment du projet, qui est la liberté de concevoir, de proposer, d’accepter, et déjà de choisir, est le moment de l’imagination. L’imagination, qu’on trouve déjà sous forme d’esprit dans le constat, est nécessaire à la conception du projet.
La liberté telle que le projet la crée est une liberté sensée, intentionnelle et orientée, une liberté qui a un sens et un but. La liberté, tout est possible, est précisément la découverte, la détermination et la présentation du sens et du but du projet. Il n’y a pas de but immanent. Il n’y a pas de but a priori. Se donner un but, refuser un but, constater un but, projeter un but, et refuser chaque but au nom de l’insatisfaction, voilà la liberté.
L’exigence à l’esprit et à la conscience est d’aller au terme, d’accomplir. La qualité du projet tient dans la qualité du choix. Le choix est l’exigence de la réalité dans le possible, de l’insatisfaction dans l’imagination.
A côté de la conservation constatante, l’insatisfaction est l’autre borne de la liberté : dans le projet, c’est l’insatisfaction qui propose – et parfois impose – les priorités dans l’immensité indéterminée du possible.
Le constat apparaît maintenant comme la nécessité du projet. C’est parce que la pensée constate d’abord qu’elle est capable de projeter. Le constat permet de déterminer un rapport à la réalité, une image de l’état de la pensée et en particulier de l’aliénation, une logique du langage, du discours et un certain nombre de techniques qui sont nécessaires à la formulation provisoire d’un projet.
Le constat ne suffit pas pour établir un projet. L’insuffisance du constat est exprimée par l’aliénation qui porte la pensée au-delà du constat. La pensée constatée et non constatée sont traversées de matériaux également nécessaires au projet : le rire, le désir, l’imagination, l’aventure et tout ce qui est irrationnel participent pleinement de cette nécessité au projet.
L’humanité n’est pas un constat, mais un projet. L’humanité est la division du résultat en projet. C’est dans le projet de la fin de la médiation entre toute réalité et toute réalité que la division de l’humanité et de sa réalité prend son sens. Le sens est toujours et seulement déterminé par le but.
De même que l’histoire classique s’arrête au constat, l’histoire téléologique commence par le constat et se détermine par le but. De même que l’histoire classique recouvre le passé, jusqu’au présent, l’histoire téléologique est le futur qui commence ici et maintenant. L’histoire est le projet de l’humanité, qui est la forme projet de la pensée.
Le constat est la part inessentielle, mais nécessaire du projet : le constat constitue une hypothèse de travail du projet. Le sens d’un constat est dans son but. Le projet indique le sens du but. Un constat qui ne serait pas inscrit dans un projet aurait un sens qui n’est pas déterminé ou partagé par ceux qui font le constat.
Alors que tout constat ne porte que sur des hypothèses au moyen d’hypothèses, et n’aboutit lui-même qu’à une hypothèse, le projet est une hypothèse qui se sait, mais qui aboutit à la réalité. Les « sciences », la connaissance, l’observation n’ont pour conséquence que des constats. Les projets au contraire, aboutissent ou non, mais ils ébauchent le processus de vérification pratique des constats. Dans notre monde, l’idéalisme honteux conduit à la croyance inverse : on tient pour assurés et solides des constats, et pour secondaires et sans consistance des projets qu’on croit greffés sur ces constats, comme le loisir sur le travail.
Dans l’idéalisme hypocrite, il faut généralement attendre la phase du projet pour que la question du but devienne manifeste. De nombreux projets échouent parce qu’ils sont posés sur des constats sans but explicite. Une approche téléologique des constats empiriques les présenterait par définition comme des hypothèses ; les buts qui en découlent imposeraient la révision des constats : les hypothèses de travail sont des moyens pour le but, mais la désignation du but implique la cohérence des moyens pour y parvenir. Toute la démarche empirique repose sur le présupposé inverse : le but se déduit des hypothèses de travail, et en dépend. Dans cette logique, les moyens que sont les constats sont souvent hypostasiés.
L’histoire, ou l’humanité, est le projet de toute la pensée. Si l’histoire est le débat sur la réalisation de l’humanité, c’est l’humanité entière qui est requise dans ce débat. Nos constats ne permettent pas, actuellement, d’endosser ce projet par délégation interposée. Pour construire le projet de l’humanité, une assemblée générale de tous les individus concernés est nécessaire.
La dispute sur le projet de l’humanité est le débat des humains. C’est en cela que l’histoire est un jeu. Indécise et essentielle, l’histoire est une rencontre de plans, d’arguments, d’utopies, de batailles, de directions, de guerres, de constructions, de destructions, de propositions, de vérifications.
Le projet se divise en construction et en réalisation. La construction est la tentative empirique et déductive de prévoir et de projeter, la réalisation est la tentative de la pensée de se nier pratiquement. La réalisation nie la construction en l’achevant.
C’est dans sa réalisation que le projet trouve son incertitude, et vérifie sa nature hypothétique. C’est dans la réalisation que le projet aboutit ou échoue. La réalisation est ce que nous ne connaissons pas. La réalisation est fondamentalement ce qui est inconstatable.
L’idée de Heidegger comme quoi la « Sorge » est cette inquiétude du non-être exprime la mollesse ennuyée de l’intellectuel qui réduit le monde à son lieu de réflexion. C’est bien plus qu’une angoisse qui meut l’humain dans sa quête de sens, et c’est bien de cette angoisse, de cette terreur, de ce désir, de ce besoin d’accomplissement, qui est aussi délices, vengeance, découverte, projet, que surgit le but. Cette angoisse noyée dans tout ce qui porte au-delà de ce qui est n’est pas angoisse de l’être, du fait accompli, mais au contraire du fait d’être inaccompli et, par extension, sans doute, que quelque chose demeure inaccompli. L’angoisse et toute l’excitation qu’elle représente est toute l’angoisse et l’excitation de ce manque générique qu’est l’insatisfaction.
L’humain est mu par la recherche incertaine de son propre fondement – recherche dont il n’a jamais réussi à déterminer si elle correspondait à une découverte de quelque chose de caché qui reste à révéler ou, comme en voici l’hypothèse, à quelque chose à créer. Une assemblée générale du genre humain aurait pour but générique de former le projet de créer le fondement de l’humanité. Et son cahier des charges n’aurait que deux têtes de chapitres, qui sont des synonymes : anéantir l’insatisfaction et accomplir l’humanité.
L’hypothèse de l’humanité comme créatrice de tout ce qui est, est ce qui différencie fondamentalement la téléologie moderne de la téléologie classique. Le but de l’humanité ne se découvre pas dans le sens où il serait déjà là, mais seulement privé de constat ; il se découvre dans le sens qu’il est entièrement à créer. La réalisation de ce but, la fin de l’humanité, n’est pas dans la téléologie moderne une fatalité ou un accident, mais un projet à réaliser.
Le projet de la téléologie moderne différencie fondamentalement entre les deux fins possibles : la catastrophe, qui est la fin qui n’est pas selon le projet, la fin qui laisse insatisfait, et l’accomplissement, qui est l’anéantissement de l’insatisfaction. La catastrophe et l’accomplissement n’ont pas de sens séparés, en et pour soi, ils ne sont que relatifs l’un à l’autre. La pensée qui différencie la catastrophe et l’accomplissement est un vaste éventail de possible dans le projet, qui va de comportements trop hypothétiques pour former une éthique à l’usage jusqu’à l’épuisement de la création, dont la pensée humaine semble inépuisable comme son insatisfaction.
Le partage de l’insatisfaction est ce qu’on peut appeler la société : c’est à travers cette communauté que l’homme amortit l’insatisfaction, mais c’est ainsi aussi qu’il l’augmente. Le mouvement de sa propre pensée vers son extrémité est ce qui produit toute réalité et, en passant, de nombreuses irréalités, comme la conscience, qui est le moment de la particularité de la pensée collective se prenant pour objet.
La construction téléologique est une construction de l’insatisfaction prise pour objet : elle part de la réalité, qui libère de la pensée, qui est constatée ; le constat est transformé en projet, et le projet, par l’assemblée générale du genre humain, devient création du fondement de l’humain, sa réalisation pratique, effective.
La caverne de Platon peut être elle-même prolongée : c’est l’ensemble du dispositif, ce qu’on voit dans la caverne et ce que voit Platon qui est l’apparence. Car toute la pensée, c’est-à-dire toute l’humanité, n’est qu’une apparence – une apparence de la réalité. Or, ce qui fait de l’apparence une tyrannie, c’est le constat de l’apparence. Seule la réalisation de l’humanité aboutit à l’anéantissement de tout constat.
A travers la réalité comme but, l’humanité procède de son but. La réalité comme commencement n’était que l’apparence dont le ici et maintenant est la corne d’abondance. Ce qui est réalisé génère des constats, de la pensée, mais une réalité qui génère de la pensée s’avère elle-même une apparence, se révèle une hypothèse de travail. Seule la réalité qui ne génère plus de constat est ce qui fonde la pensée, c’est-à-dire l’humanité, c’est-à-dire tout.
C’est de son but que provient tout. La scission de la pensée et de la réalité est l’hypothèse de la pensée, ou encore ce qu’on peut appeler l’insatisfaction. C’est la réalité qui vérifie cette hypothèse. Voilà le projet.
Tout accomplir commence ici et maintenant.
Tout accomplir est le projet qui contient tous les constats. Tout accomplir est le projet qui contient tous les projets. Tout accomplir est l’épuisement de tout le possible. Tout accomplir est la fin de l’insatisfaction.
Tout accomplir est la réalisation de la réalisation.
L’accomplissement se différencie de la réalisation par la maîtrise de la fin. Actuellement, la maîtrise de la fin de tout n’est pas pensable tant que les individus mesurent cette maîtrise à l’aune de la conscience.
La réalisation est la transformation de possible en réel, la satisfaction d’une fin particulière, qui peut générer des insatisfactions ; mais l’accomplissement est une satisfaction sans déchet.
Tout peut être réalisé sans maîtrise de tout : le cas extrême de ce cas de figure est la catastrophe. Tout ne peut être accompli que dans la maîtrise de tout. L’acquisition de cette maîtrise est le contenu du projet téléologique de l’humanité.
Tout réaliser peut être un accident de la pensée ; tout accomplir c’est tout réaliser en dépassant le dernier constat, en vérifiant la réalisation du dernier projet, en supprimant l’insatisfaction. Pour tout réaliser il n’y a pas besoin de tout accomplir. Tout accomplir, c’est tout réaliser en atteignant toute satisfaction.
Dans la réalisation, il y a l’urgence, dans l’accomplissement, il y a l’envergure. La réalisation est tournée vers la fin, l’accomplissement cherche à embrasser la totalité. La réalisation a une connotation quasi technique, l’accomplissement est la prise en compte du contenu.
La réalisation traite de la forme du mouvement de finir, l’accomplissement traite du contenu. C’est là que réalisation et accomplissement se confondent aussi.
Tout accomplir, c’est accomplir toute la pensée. Actuellement, la fin de la pensée n’est pas pensable tant que les individus refusent de considérer la conscience comme une forme d’aliénation de la pensée.
Dans tout accomplir, la pensée devient orgasme. L’une des fonctions principales de la religion est de projeter cette fusion, ce dernier mouvement de la pensée, hors de l’humanité. La résignation conscientocentrique est la raison, qui se contente de peu, et qui gère ce peu, en admettant humblement sa petitesse par l’interdit de concevoir la maîtrise de tout comme son but ; l’orgueil téléologique de l’humanité, au contraire, projette d’accomplir la totalité, dans une réalisation qui ne cesse de douter d’elle-même, dans sa propre vanité, dans son autoréflexion s’aliénant et dans la vérification pratique de ses présupposés : c’est l’ultra-scepticisme optimiste.
Tout accomplir est un synonyme de l’histoire. Tout accomplir est la vérité du jeu.
Tout accomplir est plus vaste que ce que l’humanité, dans l’état actuel de son débat sur sa totalité, peut concevoir. Tout accomplir est le contenu non encore créé de l’humanité.
(Texte de 2006)