Tout est possible. Tout est pensée. « Notre hypothèse de travail est donc : tout est hypothèse de travail. »
La totalité est le ici et maintenant, le commencement. Tout est ici et maintenant. Tout commence.
La réalité est ce qui arrive, au commencement. La réalité arrive comme la destruction du possible. La réalité est la destruction du commencement, au commencement. La réalité est la fin de tout. La réalité est ce qui vérifie l’hypothèse de travail. Seule la réalité vérifie l’hypothèse de travail. La réalité détruit l’hypothèse de travail. Lorsque la réalité a vérifié l’hypothèse de travail, il n’y a plus d’hypothèse de travail. La réalité détruit effectivement l’hypothèse de travail. Effectivement, en réalité, veut dire : ce qui anéantit tout effet.
Ce qui arrive est ce qui est fait. Ce qui est fait est fini. Tout ce qui arrive est donc fini. Ou plus exactement : ce qui arrive, un fait, est ce qui finit quelque chose, du possible, de la pensée, de l’hypothèse de travail. Ce qui n’est pas encore fini dans ce qui arrive, ce qui s’échappe, ou plus exactement ce qui, dans ce qui arrive, échappe à la réalité, est ce qui change.
Dans le fait, dans ce qui arrive, dans la réalité, il y a ce qu’on ne peut pas changer. Changer c’est devenir différent pour la pensée. La pensée n’est rien d’autre que ce qui change. La pensée est tout ce qui est. C’est pourquoi tout ce qui est change. C’est pourquoi la pensée est tout ce qui échappe à la réalité.
Alors que la réalité ne peut pas être pensée, la pensée peut être réalisée. Au commencement, la réalité apparaît comme ce qui manque à la pensée. Le moment de la naissance de la pensée, le moment de la naissance de tout apparaît comme une scission de la réalité plutôt que comme une réalisation : tout s’est échappé d’un fait, qui peut même être un acte. Cette vision de la création est aussi bien celle du démiurge que du big bang.
La contradiction naît ainsi en même temps que l’acte initial, dont naît tout. Car si c’est bien tout qui naît, d’un fait ou même d’un acte, ce fait ou même cet acte doivent bien avoir un antécédent, un auteur, une cause. Mais s’il y a cause, auteur, antécédent distincts de tout, ce tout qui est né n’était pas tout. L’ontologie a tenté de résoudre cette contradiction, en instaurant l’évidence, l’a priori, le présupposé ; Hegel n’a pas tenté de résoudre la contradiction, mais de la décrire : le néant se scinde de l’être qui est le commencement, mais tous deux sont supprimés dans leur union.
A travers ces différentes conceptions du commencement et de la totalité, la pensée apparaît comme le négatif de la réalité. Et voici même comment la pensée a pris parti : la réalité est la position, la pensée est la négation. Le commencement, le ici et maintenant, est la contradiction entre la réalité et la pensée. De sorte qu’on a pu penser : puisque tout est pensée, la réalité est le rien, le néant ; et aussi bien inverser ces positions, pour faire jouer la négation : puisque la réalité est tout, la pensée n’est rien.
La contradiction est la métaphore du drame de la création qui est, en vérité, drame de la scission, projet non accompli. Les théologiens, les philosophes, les physiciens, et plus généralement tous les humains, ont cherché à comprendre comment, de la réalité, tout, a pu s’échapper quelque chose qui est rien, ou comment de la réalité, rien, a pu s’échapper quelque chose qui est tout. Comment le changement est né du définitif, comment la pensée a pu surgir de son absence, c’est-à-dire, pour la ramener à la trivialité biologiste, comment la pensée a pu surgir.
La pensée est tout ce qui s’échappe de la réalité, c’est-à-dire non seulement tout ce qui existe, mais même tout ce qui est. Et il ne s’échappe rien d’autre de la réalité que la pensée.
« La pensée est tout ce qui est » signifie d’abord, ici et maintenant, que la réalité aussi est de la pensée. La réalité, en effet, est très exactement cette pensée qui constitue la fin de la pensée. La réalité est la limite de la pensée, son principe. La réalité est cette pensée particulière qui est la fin de toute pensée.
La pensée c’est la contradiction en actes, car la pensée est aussi ce qui commence, ici et maintenant, en s’échappant de la réalité. La pensée apparaît par conséquent comme issue de ce qui la finit. La pensée est cernée par son principe, la réalité. La réalité est cette pensée particulière qui limite tout.
La réalité, pour en finir provisoirement avec elle, n’est pas quelque chose dont le contenu est pensé. La réalité, du point de vue de la pensée, se présente comme une convention, comme une appellation, comme le nom de la fin. S’il y a des traces de réalité dans les choses, la réalité n’est pas pensable en tant que contenu : elle ne se décrit pas, elle ne se divise en rien, elle ne connaît pas le mouvement, elle ne change pas. Le contenu d’une chose est la vérité de son principe : la réalité ne manifeste pas de contenu et elle n’a pas non plus d’autre principe qu’elle-même. Elle est elle-même le principe de tout et de chaque chose, mais elle n’a pas elle-même de principe. La réalité de la réalité n’est pas autre chose que la réalité elle-même.
La réalité ne se laisse pas saisir, ne se laisse pas comprendre. En effet, la réalité est ce dont saisir et comprendre se sont échappés. Ils sont justement ce qui est hors de la réalité. L’une des versions du drame humain est que saisir et comprendre n’ont d’autre objet que la réalité, et que la réalité est précisément ce qui est refusé à saisir et comprendre, comme le ventre de la mère est refusé à l’enfant à partir de la naissance.
De là également apparaît que l’humanité n’est pas la réalité. Il y a sans doute de la réalité dans l’humanité, mais l’humanité, qui est toute pensée, n’est pas la réalité, qui est fin de la pensée. La réalité n’est pas non plus un objet, elle n’est pas non plus une chose, elle n’est pas non plus un acte, ou tout autre contenu d’un terme existant. La réalité est seulement la fin de la pensée, et cette fin ne contient pas de pensée en elle-même.
Tout acte ainsi est de la pensée. La pensée est d’abord et seulement acte. La pensée est tout ce qui change, tout ce qui bouge et tout ce qui ne change pas, tout ce qui ne bouge pas. La pensée est à la fois acte et contraire de l’acte, image, représentation, possible, fait. La contradiction est aussi une pensée. Alors que la pensée est facile à concevoir – elle est non seulement tout, mais chaque chose –, elle est difficile à comprendre et impossible à saisir, parce que comprendre et saisir sont des opérations de la pensée individuelle, alors que la pensée n’est pas surtout individuelle, mais avant tout collective.
Tout est pensée est la tautologie générique. Comme nous n’avons pas de représentation de quelque chose qui soit de cet ordre ou de cette nature, on pourrait dire que la pensée est une substance. Mais il n’en est rien : la pensée est une hypothèse, et tout est pensée est la réalité de cette hypothèse. Aucune pensée n’est sûre parce que la pensée en entier et en détail dépend de sa réalisation, qui seule peut lui rendre la certitude. Et ces affirmations sont, bien sûr, des hypothèses.
Dans la mesure où la pensée est tout et chaque chose, le terme pensée n’a d’intérêt dans l’usage que tant que cette conception est contestée, c’est-à-dire tant que la pensée rencontre une contradiction externe. Mais le terme pensée n’a pas seulement le sens de tout, dans la mesure où il est doué d’un double sens : elle est à la fois la totalité, et chaque chose, c’est-à-dire chaque acte particulier.
La pensée implique l’action, même lorsqu’elle représente son contraire, la pensée implique le changement, la pensée implique le mouvement. La pensée est toujours incertaine – il n’y a de certitude que dans la réalité. Le changement, le mouvement de la pensée sont sans arrêt possibles jusqu’à la réalité, qui achève le possible. C’est une autre version du drame humain que la pensée est tout, mais qu’il n’y a aucune certitude possible tant que la pensée n’est pas réalisée ; et quand une pensée est réalisée, elle disparaît. Tout est incertain se dit : tout est hypothèse. Le scepticisme de cette hypothèse va bien au-delà de ce qui est appelé scepticisme depuis l’Antiquité.
Le peu que nous savons de la pensée, l’hypothèse humaine sur tout ou hypothèse de tout, nous permet de la diviser provisoirement en deux : l’esprit, qui est la pensée collective, et la conscience, qui est la pensée individuelle. L’émission de la pensée semble au moins avoir lieu dans la particularité de l’individu humain, ce qui signifie qu’un individu humain serait capable de créer de la pensée à partir de la réalité. Rien de cela n’est encore confirmé, malgré plusieurs siècles de recherche en la matière, mais c’est certainement l’hypothèse la plus ancienne, sur la pensée, et la plus probable.
Dans la pensée dominante, la pensée est ainsi l’« ensemble des processus par lesquels l’être humain au contact de la réalité matérielle et sociale élabore des concepts, les relie entre eux, et acquiert de nouvelles connaissances ». Cette définition présuppose une réalité matérielle et une réalité sociale, qui sont peut-être la même réalité ; elle présuppose en plus un contact entre « l’être humain » et cette ou ces réalités. Mais au-delà de ces éléments définitoires rapiécés qui cherchent à refléter l’état actuel de l’idéologie sur ce terme, la pensée serait un ensemble de processus, non par l’humanité en général et en entier, mais par l’être humain en particulier. Si l’être humain est pris au sens d’humain à la fois en général et en particulier – il aurait mieux valu alors utiliser le terme « humain » tout court –, alors la définition du dictionnaire commence à avoir un sens, à condition de retrancher « réalité matérielle et sociale ». Mais ce n’est pas le sens de « pensée ». L’ensemble des processus qui élabore des concepts, les relie entre eux et acquiert de nouvelles connaissances est ce qui s’appelle constater, et constater n’est qu’une partie de ce qui s’appelle penser.
Dans la pensée dominante, la pensée est un ensemble de processus qui vont d’une ou de quelques têtes à ce qui est extérieur à l’humain, qui est donné et qui existerait indépendamment de l’humain. Or cette pensée individuelle, la pensée dans une seule tête, est bien aussi de la pensée, même sans élaborer de concepts, et sans acquérir de nouvelles connaissances. C’est en cela que le terme pensée est un terme utilisable : il va de tout à chaque émission particulière, en passant par chaque chose ; et toujours le terme pensée désigne une action, parfois seulement indirecte.
La pensée dans une seule tête est la conscience (il n’y a pas de « conscience commune », ou de conscience à plusieurs). La conscience est à la pensée ce que la photographie est à son objet : un instantané, un arrêt sur un état de fait, une médiation entre toute la pensée et chaque chose. La pensée qui produit la conscience et la pensée qui sort de la conscience est l’esprit. L’esprit est la pensée qui change et l’aliénation est ce qui change dans l’esprit : essentiellement, l’aliénation est le changement d’essence d’un objet alors que l’objet est resté identique en apparence à ce qu’il était dans son essence précédente. Alors que la réalité ne peut pas être aliénée, l’aliénation peut être réalisée. La réalité ne peut pas changer d’essence, l’essence est réservée à la pensée. Le changement d’essence de la pensée, en revanche, a pour objet et pour but son propre accomplissement.
La pensée, l’humanité, l’aliénation sont à la réalité ce que la peinture, le cinéma sont à la vie : une description, un projet, un programme, un écho, un nuage d’échappement, une représentation. Mais la pensée et l’humanité figurent aussi le contenu de la réalité. La réalité n’est rien que la forme indiscutable du contenu, de la pensée, de l’humanité.
Le drame de la pensée est que sa vérité est dans la réalité, qui la finit. On ne peut pas jouir de la vérité d’une pensée : avant qu’elle ne devienne vraie elle est hypothèse ; quand elle est devenue vraie elle n’est plus, elle est anéantie. Ainsi, l’humanité est un détour superflu de la réalité. Et la réalité est une procédure superflue de l’humanité, car si tout est réalisé, selon le but de l’humanité, il n’y a plus d’humanité. Ainsi, humanité et réalité sont à la fois l’une dans l’autre et s’excluent. L’une apparaît comme superflue pour l’autre, mais les deux sont indissociables.
L’a priori est un terme inapproprié pour un fait qu’il est impossible de vérifier en théorie : l’esprit est présent avant la conscience. La connaissance a-priorique est bien empirique. Mais ce qui a arrêté tous les philosophes de Descartes à Kant en passant par Berkeley et Hume est la conception de l’esprit. Innée pour les uns, divine pour Berkeley, a priori pour Kant, la connaissance dont nous ne pouvons pas expliquer la provenance vient de l’esprit, qui est la connaissance commune à l’humanité ; il y a en cela peu de différences avec les « choses », qui sont seulement une forme d’esprit accessible à la perception, à l’entendement, à l’imagination. Cette façon de différencier entre « choses » et « universaux » par exemple est seulement due à l’ignorance de ce qu’est l’esprit, qui est la pensée qui valide, aussi bien les choses que les universaux.
Toute la pensée est possible. Tout ce qui est, par conséquent, est possible. Et tout ce qui est possible est. L’ontologie est une ontologie du possible. La pensée, l’humanité, l’hypothèse sur tout, sont du possible.
On ne peut pas dire de la réalité qu’elle est. La réalité n’est du possible que dans la pensée, la réalité n’est du possible que dans le possible. Mais en réalité, la réalité n’est pas du possible tout comme le possible d’ailleurs n’est pas de la réalité. On ne sait pas ce qu’est la réalité, hors de la pensée. Tout ce qu’on sait, tout ce qui est, est pensé, que ce soit par moi, par nous ou par on. On est une caractérisation hypothétique commode pour désigner ce qui dépasse, dialectiquement, je ou moi, et nous.
Le possible se modifie de deux manières : la réalité détruit du possible et souvent, par conséquent, ouvre un possible nouveau ; l’aliénation modifie du possible, mais ne détruit rien. L’aliénation conserve tout. L’aliénation transforme le possible sans le réaliser.
La pensée ne détruit même pas ses propres hypothèses. Elle les déifie, les cristallise, les modifie, les change, les dépasse, les aliène, les suspend, les occulte ; mais la pensée ne détruit pas les hypothèses. Seule la réalité détruit les hypothèses. Seule la réalité détruit. « Détruit » a ici le sens de « anéantit ».
Toute pensée est hypothèse. La pensée elle-même est une hypothèse sur elle-même.
Il ne faut pas confondre présupposé, hypothèse et commencement.
Le commencement est l’apparition du phénomène. Le phénomène est le mouvement de l’objet pour la conscience. Le phénomène est le mouvement vers la raison, de l’objet dans le sujet. Il n’y a pas de phénomène hors du sujet observant. L’observation du phénomène est un moment indispensable du phénomène. La pensée est le phénomène générique.
Tout commencement connu est réalité ; et justement, tout commencement est inconnu, parce que la réalité est ce qui est non connu. La connaissance est une forme d’interprétation de la réalité, une forme d’aliénation du possible. La connaissance, en particulier, se présente comme un système de certitudes dans l’incertitude, comme un arrêt du flot de la pensée échappée de la réalité sans réalisation de ce flot arrêté. Le malheur de la connaissance, qui est nécessaire à la conscience, est qu’elle est un frein de la pensée qui empêche de la connaître.
La connaissance de la réalité se limite à la perception fugitive et imprécise de sa trace. Toute la pensée est la trace de toute la réalité. La pensée, qui est tout ce que nous connaissons (et tout ce que nous connaissons est pensée), est le mouvement de la transformation de la réalité en son contraire.
La réalité est contraire à la pensée en ce sens qu’elle la finit. L’humanité provient de cette scission : penser la réalité, réaliser la pensée. L’humanité est l’absence de réalité, le déni de la réalité, la recherche de la réalité à travers sa négation.
La discussion sur la réalité est la tentative de transformer la réalité en possible.
Ce n’est pas l’humanité qui est une partie du monde animal, c’est le monde animal qui est une partie de l’humanité. L’animalité est une hypothèse de travail sur une forme d’humanité. Le credo initial de la biologie, l’évolution, est la représentation symbolique du mouvement de la conscience et de l’incapacité à fixer à la conscience des limites catégoriques. Situer l’humain, et son évolution, dans le monde animal, puis dans la nature, n’est qu’une façon de plus de situer la conscience dans le monde de l’esprit. L’animalité en particulier, et la nature en général, sont des formes d’aliénation de l’humanité.
Nous, humanité, qui pensons tout, nous ne pouvons pas penser notre commencement. Du commencement nous pensons des approches, des signes, des symboles. Nous, humanité, qui pensons tout, sommes le retard sur notre commencement. La première tragédie de l’humanité est d’être ce qui s’est échappé de ce que l’humanité ne peut pas rattraper, pas même saisir, c’est-à-dire pas même saisir en pensée, en connaissance, en connaissance de cause.
Le big bang est une allégorie de cette tragédie. Le commencement figuré par le big bang est un commencement absolu. Et le commencement de l’humanité – toute pensée, c’est-à-dire tout ce qui existe et tout ce qui est – est absolu dans la connaissance, dans la formulation même d’un commencement, qui est une idée. Mais le commencement, le même commencement, n’est pas seulement absolu : il est une multiplicité indéfinie de commencements. La réalité est ici et maintenant, ou plus exactement, ici et maintenant est la première trace de la réalité, sa première révolution sur elle-même dans la pensée, dans la connaissance. Chaque ici et maintenant est le commencement du constat sur la réalité.
L’univers des physiciens est une représentation allégorique de l’humanité, c’est-à-dire du mouvement de la pensée. L’immensité figurée, mesurée, en mouvement, pleine de mystères, de secrets et d’une terrible puissance est exactement la pensée. L’humanité chez les physiciens est l’exacte représentation de la conscience dans la pensée : minuscule, localisée, infiniment précieuse parce que c’est le point de vue subjectif des physiciens, et non seulement des physiciens, mais de la croyance dominante. Cette croyance se présente comme une somme de consciences dont personne ne connaît le total – voilà à quoi ressemble l’humanité dans la croyance dominante de notre temps : une somme de consciences, dont personne ne connaît le total, minuscule point d’une immensité de pensée, de connaissance, crue infinie, en évolution constante, pleine de mystère, de secrets et d’une terrible puissance, cette immensité étant elle-même issue d’une réalité absolue et inconnaissable.
Ce qui est « physique » est possible, parce que ce qui est physique est d’abord pensé. Ce qui est physique n’est pas en soi réel, mais porte souvent la trace de la réalité, même si sa localisation, par la connaissance, la fait aussitôt disparaître. C’est le drame de la connaissance de ne pouvoir connaître que ce qu’elle est, mais pas tout son possible ; et encore moins son origine.
Ici et maintenant commence la pensée. Ici et maintenant est la particularité comme commencement. C’est le commencement du phénomène, c’est le commencement pour la conscience. La conscience est la pensée particulière.
Il n’y a pas d’immédiateté. On devrait commencer par le commencement. Or, le commencement est seulement ce qu’on constate après avoir commencé. Il est une hypothèse, le produit d’une médiation.
Dans le ici et maintenant, la réalité est la trace dont la pensée est originaire. C’est parce que, dans le ici et maintenant, la réalité préexiste à la perception, puis à la conscience, que la philosophie classique a pensé que la réalité est un donné. Mais la réalité n’est que le commencement du phénomène de la pensée, pas le commencement de la pensée. Le commencement de la pensée produit, après de nombreuses et complexes médiations, le commencement du phénomène de la pensée.
L’ensemble de la pensée, la pensée commune, est ce qui permet à la réalité de former la particularité. C’est de finir du possible de la pensée sans conscience qui permet à la conscience de former de la pensée particulière.
La pensée commune, l’esprit, est ce dont la conscience est un moment, non l’inverse. La réalité est la fin que l’humanité donne à la pensée – pour l’instant seulement en supprimant du possible dans les faits, mais pas tout le possible : l’humanité n’a pas encore donné sa réalité à l’esprit, à la pensée, à la conscience.
La réalité est un donné pour la conscience. Mais seule l’humanité, la pensée commune, l’esprit, a le pouvoir de donner. Pour la conscience, la réalité apparaît comme un donné objectif, comme le commencement du ici et maintenant. La réalité, dont le ici et maintenant lui-même est l’expression, est une fin d’esprit, de pensée commune. Le ici et maintenant est bien le commencement du phénomène de l’esprit, mais la réalité dont le ici et maintenant est l’expression est elle-même un résultat, sans contenu, de l’esprit.
C’est lorsque la conscience se surévalue qu’elle suppose que le commencement du phénomène de l’esprit est autre chose qu’un moment de l’esprit ; confrontée à la réalité, la conscience issue du ici et maintenant, dans son putsch contre l’esprit dont elle n’est qu’un moment, donne à la réalité tout l’empire : pour affirmer sa préséance par rapport à l’esprit, la conscience, tout au moins telle qu’elle apparaît dans le crépuscule de la philosophie occidentale de Locke à Marx, transfère à la réalité l’omnipotence qu’a l’esprit humain.
« Macbeth a d’ailleurs raison, sur ce point du moins : la réalité est effectivement idiote. Car, avant de signifier imbécile, idiot signifie simple, particulier, unique de son espèce. Telle est bien la réalité, et l’ensemble des événements qui la composent : simple, particulière, unique – idiotès – ‘idiote’. » (Clément Rosset – ‘Le Réel et son double’)
La réalité est la borne, la limite, la fin de tout. La réalité n’a pas d’en soi. La réalité, ce casse-tête indestructible et indiscutable de l’esprit, est dépourvue d’esprit. S’il y a de la conscience dans la réalité, c’est une conscience qui ne se communique pas, ce qui est contraire à la conscience. Toute la pensée qu’il y a dans la réalité est celle qui y est mise lorsque nous essayons de saisir la réalité dans la connaissance, cette théorie du possible. La réalité elle-même, en tant que fin de la pensée, n’est pas de la pensée.
C’est comme la mort par rapport à la vie : est-ce que la mort fait partie de la vie ou s’y oppose ? est-ce que la réalité est l’extrémité indépassable de la pensée, ou son contraire ? Ce sont là des questions qui ont fait la pérennité des théologiens. Il faut dire, pour l’heure : il n’y a pas de frontière marquée entre la vie et la mort, entre la pensée et la réalité ; la pensée voudrait établir cette frontière pour exclure ce qu’elle ne connaît pas et ne peut pas connaître ; mais c’est surtout parce que nous faisons l’expérience de la réalité, c’est-à-dire de la fin de la pensée que nous ne savons pas comment cette pensée se transforme en son absence, comment finit la pensée ; parce que c’est par la pensée que nous savons, et la réalité est l’expérience qui nous mène là où la pensée s’achève, dans quelque chose que nous ne savons pas, et dont nous n’avons la mémoire que falsifiée ; le malheur de la pensée, c’est que lorsqu’elle se perd en route, elle ne peut jamais déterminer où et quand elle se perd, parce que l’outil de la détermination est justement ce qu’elle perd alors.
La réalité n’atteint ni l’ouïe, ni l’odorat, ni le goût, ni le toucher, ni la vue. Il n’y a pas d’expérience sensorielle de la réalité. Mais dans la vue, le toucher, le goût, l’odorat, l’ouïe, il y a la trace, indéfinissable, de la réalité. C’est parce qu’il y a cette trace que les sens aboutissent à la conscience. C’est pour connaître la réalité, pour extraire en pensée la trace de ce qui est fin de pensée, que nous analysons nos sensations. La perception, embouteillée par la pensée consciente et non consciente, véhicule le signal apparemment étranger et pourtant si familier de la réalité.
Tout le phénomène qui va de la perception à l’esprit est la remontée de la réalité à travers un émetteur de pensée, à travers une « entité actuelle » au sens de Whitehead. Chaque remontée de la réalité comporte la possibilité d’être radicalement neuve et différente ; chaque ici et maintenant comporte la possibilité d’être radicalement différent. Et radicalement différent signifie, ici et maintenant, différent pour le monde, qui est la représentation de la totalité, d’essence nouvelle. C’est parce que ici et maintenant apparaît comme indissociable de cette nouveauté radicale qu’il y a phénomène de l’esprit.
L’esprit est l’effet de la réalité. C’est d’abord la recherche inquiète de la nouveauté, la vérification de la validité d’une réalité. De la sorte, la réalité donne naissance au possible. C’est parce que l’esprit est toujours l’effet de la réalité que la réalité apparaît à l’esprit comme nécessaire, comme effective. Mais si tout esprit, toute pensée est un effet de la réalité, rien ne permet de supposer que toute réalité donne naissance à de la pensée.
La contradiction entre la pensée et la réalité est que la première est englobante et la seconde exclusive. Dans la pensée, la fin, essentiellement, participe du fait. De sorte qu’on a l’impression que la fin fait la pensée. Ce qui n’est pas tout à fait exact : c’est seulement à la fin que la pensée peut devenir fait.
A cela s’ajoute un effet tiré de la perception courante de ce que serait une pensée. Dans cette perception, on imagine une pensée comme un tout clos et circonscrit. Or une pensée est traversée par de multiples autres, elles-mêmes en cours de réalisation. Avec ces pensées qui convergent dans celle que nous prenons pour objet, que nous constatons donc arbitrairement, il y a dans cette dernière des traces de réalisation, voire de réalité que nous prenons pour la réalité de la pensée prise pour objet. Par exemple, si je formule une idée en mots, chacun de ces mots est une relation de pensées dont certaines sont finies. La forme du mot par exemple est finie, elle indique qu’une réalité a eu lieu ; mon idée de départ apparaît donc comme contenant de la réalité.
Un autre facteur qui laisse penser que penser est réalité est l’écoulement du temps pendant le penser. Le ici et maintenant change ou se renouvelle au cours de ce qu’on appelle d’ailleurs, de ce fait, une activité. Là encore on confond la pensée mise en hypothèse par la conscience avec les pensées de l’esprit qui la traversent ou la modifient.
La contradiction du monde actuel : le monde n’est que la représentation de la totalité ; ce qui est actuel n’est représentation que dans l’acte de se représenter, mais pas dans ce qui est représenté.
L’acte est ce qui transforme la puissance, le possible, le potentiel en réalité. Tout acte finit de la pensée : il faut un acte pour réaliser. L’acte tranche. L’acte est le bras armé du choix.
Dans l’acte, il y a toujours un acteur. L’acte est ce que fait l’acteur. Mais un fait n’est pas lié à un seul acte. Un fait est une somme d’actes et même une composition d’actes. Le fait n’est pas déterminé par un acteur, mais porté par plusieurs acteurs, qui peuvent se confondre : le fait est une somme d’actes dans un constat. Dans un fait il y a toujours au moins un acte décrit et l’acte de décrire ainsi que les règles générales de la description (langages, théories, divisions de la pensée), qui sont également des actes. Un fait ou un état de fait est une synthèse de diverses hypothèses.
Non seulement tout fait apparaît, mais le fait est lui-même apparition. Le fait est une forme d’apparition de l’acte. Mais rien ne permet d’affirmer que tout acte apparaît.
Le fait est une médiation d’actes dans la conscience.
Tout ce qui apparaît est pensée. S’il y a quelque chose qui pourrait être considéré comme en soi, c’est seulement la totalité, c’est-à-dire toute la pensée. Pour Kant, ce qui est en soi n’apparaît pas. Or la pensée apparaît, toute la pensée apparaît. Ce qui n’apparaît pas n’est pas l’en soi, mais la réalité. Au mieux, la réalité transparaît (avec ce terme on retrouve la transcendance de Kant). Mais le discours, la pensée, tout ce qui est en soi, est précisément ce qui est intercalé entre l’observateur et la réalité. Vue ainsi, la pensée aurait pour fonction première, non comme on le pense de révéler la réalité, mais de l’éloigner dans une représentation. La pensée est le mirage de la réalité, l’apparition qui se substitue à la réalité.
Il faudra trancher si cette pensée qui se substitue à la réalité est elle-même réalité, ou si pensée et réalité restent, au cœur même de cette médiation qu’est l’apparence, irréconciliablement opposées, ce qui semble actuellement la meilleure hypothèse de travail. Il semble que dans cette zone interlope, où une réalité apparaît et où la pensée peut se prendre pour ce que représente cette réalité, il nous manque une terminologie adaptée pour exprimer la richesse des nuances de ces interpénétrations fondamentales.
Mais pour l’essentiel, la réalité n’apparaît pas. Ou alors : la pensée est l’incapacité ou l’empêchement de la réalité à paraître. La pensée n’est rien que l’activité qui réfléchit la réalité dans le possible.
La Selbstdarstellung de Bloch, la rencontre avec soi-même, est marquée par l’obscurité et l’inconnaissable. C’est ce qu’il est impossible de dédoubler dans la réalité : il y a une partie vécue que la pensée ne peut pas restituer, et cette partie vécue, qui est évidemment fortement ressentie par rapport à la mort, l’est aussi dans la vie dont la mort n’est qu’un cas limite et un exemple radical. L’amour, par exemple, est un vécu qu’aucun récit, qu’aucune analyse n’arrive à restituer dans son intégralité. Quelque chose échappe toujours à la conscience.
Bloch semble aussi avoir beaucoup tourné autour du concept de raison : la raison, qui est l’ordre de la conscience, n’est pas dans les faits, à moins qu’on l’y mette. Rendre les choses raisonnables participe de la falsification de la réalité que le concept de fait entreprend. Pour une théorie du fait, il faudrait décrire les faits comme les fines gouttes trompeuses d’un brouillard qui s’étend entre la conscience et la réalité. Le fait aurait un peu quelque chose du Wachtraum de Bloch, de la rêverie : transcendant la conscience, mais pas réalité tout de même, parce que trop façonné par la conscience et par l’esprit qui le traversent de part en part.
L’idée est une forme de la pensée, un type de pensée déterminée et particulière. L’idée est nouveauté, et elle est la synthèse de deux pensées ou de plusieurs pensées séparées, et elle est elle-même pensée. De sorte qu’une chose est pensée, mais l’idée de la chose est bien différente de la chose comme pensée. Car, dire qu’une chose est une pensée signifie qu’elle n’est qu’une hypothèse, un possible, une division de la totalité ou le résultat d’une division de la totalité (on pourrait d’ailleurs distinguer entre ces deux types d’idées, l’une portant sur la méthode, l’autre sur le contenu). Toutes les divisions de la totalité ne sont pas accessibles à la conscience, ou bien le deviennent après avoir été accessibles à la pensée collective, à l’esprit. Le genre humain fait des divisions dans la totalité (dans la pensée) que l’individu ne découvre pas au moment de la division. La conscience, si imbue d’elle-même, attribue à Dieu, à la nature ou à la réalité ces découvertes du découpage de la pensée dans l’esprit, parce que l’idée comme quoi l’esprit peut diviser de la pensée, même accessible à la conscience, n’est pas encore reconnue. Exemple : une montagne est une division de la pensée. Cette division de la pensée est opérée par le genre humain, avec de fortes variations qui, ensemble, constituent l’idée commune d’une montagne. Cette division du tout, appelée montagne, reconnue comme une montagne, a une existence « en dur », hors de ma conscience. Cette existence n’est en fait que dans l’esprit, la pensée générale et collective. Il n’y a pas de montagne en dehors de la pensée ; mais il y a fort bien une montagne en dehors de ma conscience. Si bien que la chose, montagne, est une chose qui appartient, comme une de ses divisions, à la pensée collective, et l’idée de cette chose est la façon dont ma conscience va la communiquer, c’est-à-dire la présenter aux autres consciences.
La preuve d’une chose, sa vérification pratique, est sa fin. Tant que la fin de la chose n’est pas faite, la chose est pensée, et seulement pensée, possible sans doute, mais seulement possible. L’idée est une hypothèse en tant qu’elle est pensée, mais elle est un constat, une affirmation, une proposition, ou un projet, et en tant que tels, elle peut apparaître comme le contraire de l’hypothèse qu’elle est en tant que pensée. L’idée d’une chose est donc la synthèse de plusieurs pensées qui ont concouru dans cette pensée qu’est la chose.
Est-ce que la fin est fin de tout, ou est-ce qu’il existe des fins séparées ? Faisons l’hypothèse qu’il existe des fins séparées, des réalisations. Ces réalisations sont la nourriture de la pensée. Mais il y a deux façons de se nourrir des réalisations : l’une est le constat, qui se nourrit d’une réalisation partielle et passée ; l’autre est le projet, qui se nourrit d’une réalisation en puissance, à venir.
(Texte de 2006 - A suivre)