Sur le champ de bataille jonché de cadavres commence le ballet des vautours. Les valets vont se distribuer les profits de la victoire de Septembre : mais de butin, il n'y a pas. Au contraire, toutes les bruyantes manoeuvres qu'ils vont donner en spectacle concernent leur réorganisation, c'est-à-dire la nouvelle donne des responsabilités et des commandements, en vue de la prochaine attaque et en raison de la part prise dans la précédente. Car, victoire singulière qui explique la modestie du triomphe, s'ils ont conquis le champ de bataille, les valets semblent désormais assiégés dans ses ruines, et s'ils ont imposé le silence aux gueux qui avaient commencé à balbutier, ce silence semble soudain plus menaçant que ces balbutiements.
Négocier, s'unir, négocier, voilà ce qu'ils veulent tous. La panique aurait fait se ruer le FAO le premier à la table des négociations, s'il n'y était pas assis de naissance. L'ignorance de ce qui vient de se passer et de ce qui peut se passer, y pousse le gouvernement des Etats-Unis, nécessiteux de s'instruire. Le désarroi y amène Somoza, ébranlé par l'inutilité de sa brutalité, en dépit de son incapacité et de son mépris pour toute négociation. La remise des lauriers, le cabotinage et l'appât de la promotion sociale, enfin, y attirent le FSLN. Mais même dans ce moment crucial, c'est encore l'étiquette, construite sur le respect des mensonges passés, qui régit tout dialogue. Le FAO n'a pas le droit de discuter avec Somoza, puisqu'ils sont officiellement ennemis ; le gouvernement des Etats-Unis ne peut pas s'entremettre, puisque officiellement il s'agirait d'une ingérence dans un pays étranger. Ces deux difficultés sont résolues d'un coup. L'OEA nomme une Commission de Médiation entre le FAO et Somoza ; cette commission sera composée de trois Etats, les Etats-Unis et deux de leurs minuscules satellites, Guatemala et République Dominicaine. Mais pour les sandinistes qui ne portent pas de cravates, l'étiquette est doublée de préjugés : le guevarisme de leurs manières et le léninisme, même déformé de leur langage, choquent encore. Au moment où le vieux monde est menacé, leurs vieux et leurs jeunes défenseurs en sont encore à ergoter sur le protocole, au moment où il faut faire l'unité sur le fond, ils se divisent sur les formes. On conçoit la rage et l'humiliation des cheffaillons du FSLN, exilés à la cuisine.
Le FAO demande timidement que le FSLN soit admis à table. Septembre a mis fin à la concurrence entre FSLN et FAO. Le FAO se contenterait d'être la représentation politique, même subordonnée, du parti dont le FSLN est l'armée. Mais si le grand interlocuteur américain consentait à un face à face avec les sandinistes, l'ambition du FAO, déjà réduit à faire l'interprète américano-marxien et le médiateur entre la Commission de Médiation et la cuisine, s'écroulerait tout de suite. Le FAO, se grillant là ses dernières et rares sympathies, commence donc à négocier la victoire du FSLN avant d'obtenir que ce vainqueur de Septembre soit admis à la conférence des valets.
Le FSLN aurait d'ailleurs pu forcer la porte de la salle à manger, s'il avait autant de désinvolture avec les valets qu'avec les gueux. Mais le FSLN est lui-même divisé. Les terceristes, qui auraient peut-être eu le culot de demander tout de suite le salaire de leur rabattage, sont jalousés par les deux autres tendances, persuadées que les terceristes ne partageraient pas le bénéfice de leurs succès. Craignant de se voir dégradée en sous-offs d'un FSLN terceriste ou de se retrouver rejetée dans une marginalité hors du champ de l'information officielle, comme la quatrième tendance du FSLN, appelée "authentique" mais rejetée par les trois autres (le FSLN-auténtico est né d'une scission de 1970 ; elle deviendra FO, Front Ouvrier), la tendance prolétarienne, qui a bien observé les méthodes terceristes, publie le 6 octobre un pronunciamiento, dans lequel tout le FSLN, non consulté bien sûr, rejette toute négociation. Le 25 octobre, les 12 salopards, qui à ce moment du film ne sont plus que 7, quittent le FAO en reprochant aux Américains de vouloir imposer un "somozisme sans Somoza". La force du FSLN, même divisé, est ainsi publiquement établie : il a suffi qu'il siffle ses chiens du fond de la cuisine, pour casser le FAO en deux appendices dans la grande salle à l'étage au-dessus : l'un soumis aux sandinistes (d'autres petits groupements suivirent les 12 salopards), l'autre offrant ses maigres services au gouvernement des Etats-Unis. Le lendemain, Somoza, agacé par ces manoeuvres desquelles il est exclu, rappelle la dure situation historique : "De toutes façons, la fête de septembre, tout le monde va devoir la payer." En effet, les gueux ont versé un acompte, mais après tout, c'est leur fête ; ils vont bientôt débiter un second versement ; cette fois-ci ils forceront peut-être un peu la main aux radins valets, en faisant payer de leurs personnes le FAO, Somoza et le FSLN ; puis les Etats-Unis seront obligés de mettre la main à la bourse ; puis, comme le prédit si bien le perro mayor, ce sera le monde entier qui sera mis à contribution.
Avec un grand soupir terceriste, le FSLN reprend sa petite routine guérilleresque début novembre. Les opérations qui suivent ne sont notables que parce qu'elles sont meurtrières pour les sandinistes, qui jusque-là s'étaient montrés si économes de leur propre sang. Mais maintenant on peut envoyer au casse-pipe le surnuméraire muchacho, pas toujours aussi docile que l'exige la sévère discipline du carriérisme paupériste, pour lui apprendre à vivre. Les nombreux casses de banques, que l'information attribue un peu vite au seul FSLN, comme toute activité subversive justifiable, deviennent les prototypes de cette activité auto-immunitaire, lorsqu'ils sont réellement exécutés par la guérilla. Ils ont le triple mérite d'occuper les recrues, de fermer les bouches trop ouvertes ou trop inutiles, et de payer les salaires des survivants et de leurs patrons. Les sociologues noteront au passage que grâce aux sandinistes, le casse de banque, qui depuis longtemps est un métier, mais un métier indépendant, est tombé dans le salariat : les casseurs de banque sandinistes ne gagnent pas plus s'ils cassent une banque que s'ils ne font rien (ou que s'ils en cassent trois). Cela dit, il n'est pas sûr que certains de ces nouveaux employés de banque ne se soient pas mis à leur compte en cours de travail : le nombre des désertions des enrôlés de Septembre n'est évidemment pas connu. D'autre part, les économistes n'auront pas manqué d'objecter au passage que les banques nicaraguayennes étaient déjà vides avant d'être attaquées, tant les capitaux avaient déjà quitté le sol de cet Etat, où la propriété privée n'est plus respectée, ce qui laisse supposer qu'on gagnait plus avec un maigre salaire de guerillero qu'en part de hold-up, et, par conséquent, qu'il s'agissait bien d'expéditions punitives pour leurs auteurs. Car les financiers du FAO, et de nombreux politiciens occidentaux et d'Amérique latine ne manqueront pas de se souvenir, au passage, que les grosses dépenses du FSLN, l'achat et le stockage d'armement lourd, et la vie en exil, ne dépendent nullement de ces opérations de sacrifices d'adolescents, mais bien plus des talents de mendicité d'un Cardenul. Dans l'irrespect de la légalité et de la mort, d'ailleurs, les sandinistes ne font que suivre l'exemple de tous les gueux, vaincus de Septembre, qui payent maintenant par la revanche de la survie d'avoir échoué si près de la vie : "Shortages of many items became critical, contributing to panic buying, hoarding speculation and looting." "In sum, many nicaraguans went without sufficient food, and health conditions were deplorable. Although some two thousand died in the september insurrection, seven times as many nicaraguans (mainly children) died in the following gastroenteritis epidemic."
Si le 10 janvier 1978 avait été la mort du chef du parti libéral, le 10 janvier 1979 est la mort du parti libéral sans chef. A cette manifestation anniversaire, 50 000 pauvres dans les rues de Managua commencent à se battre au moment où les leaders du FAO leur disent de rentrer. Sur les dégâts causés par l'épilogue de cette journée tant crainte, l'information est beaucoup plus discrète qu'un an avant, ce qui est une sorte de record. Une chose est sûre : le FAO a cessé même de pouvoir soutenir la prétention de négocier avec qui que ce soit. Car une autre est probable : les gueux, qui ne semblent pas s'être battus le lendemain, ne sont pas encore régénérés depuis Septembre. Le FSLN, absent, l'a enregistré aussi bien que Somoza, présent.
Somoza et le FSLN ont appris qu'ils ont besoin l'un de l'autre pour contrôler un débordement de la rue. Le négociateur américain, Bowdler, n'est pas encore parvenu à en convaincre ni même instruire son gouvernement, décidément indécrottable. Malgré les apparences, la seule négociation utile, urgente, est celle entre Somoza et le FSLN. Mais Somoza et le FSLN sont séparés par la rue. Et s'ils sont aussi complémentaires que deux trottoirs opposés, c'est précisément parce qu'ils sont séparés par la rue. Toute négociation mettrait fin à cette complémentarité. La rue les oblige à se faire la guerre : le salut du trottoir, en tant que tel, lorsque la rue déborde, consiste en ce que la rue choisisse de préserver l'un des trottoirs et d'engloutir l'autre. Et la seule guerre qui rende l'initiative au trottoir contre le débordement est celle qui vide la rue, parce qu'on se la livre avec de la grosse artillerie d'un trottoir à l'autre. Seule une guerre militaire entre deux armées de métier peut soumettre ou tuer les civils. Si une guerre entre les valets peut diviser les gueux, cela mettrait fin à leur guerre contre les valets. Sur le "Front Sud" où somozistes et sandinistes ont acheminé un matériel conventionnel à peu près équivalent, les mercenaires des deux trottoirs s'entraînent déjà, tout en gardant un oeil inquiet sur les velléités de révolte des enfants. Le 19 janvier, Somoza refuse une ultime proposition de la Commission de Médiation et rompt les négociations, se désenchaînant à son tour du FAO, ce poids mort, avec lequel le FSLN avait déjà rompu le 13 décembre. C'est la plus lourde conséquence de Septembre : en laissant l'ennemi militariser le débat sur le monde, les gueux en abdiquent la maîtrise.
Le 1er février, le FSLN met en place une sorte de Ligue du Latium, en regroupant tous ses "alliés", en fait plutôt clients, dans un Front Populaire (un de plus) Nicaraguayen. Le FSLN contrôle de l'extérieur cet espèce de cloaque politique de gauche, comme une chasse d'eau. Cette souillure gluante comprend l'odorant MPU (dont le travail est de sandiniser les pauvres en leur confisquant l'organisation des CDC), les 12 salopards, le suant FO, les partis et syndicats chrétiens de gauche. Le FPN est le FAO-privé du FSLN, son agence de relations publiques dont l'importance va diminuer dans la proportion où le militarisme va croître. En attendant le retour béni d'une négociation, le FPN s'occupe à la collecte de fonds et au colportage de l'idéologie. Dépité que Somoza n'ait pas laissé sa place à la moitié non FPN du FAO, le gouvernement des Etats-Unis lui coupe l'aide militaire, le 8 février. Alors que l'intérêt de tous les valets est devenu de renforcer les deux armées, en en affaiblissant une, ce gouvernement manifeste avec éclat, et non sans puérilité, que la négociation a cessé avant qu'il ne comprenne la situation. Cependant, l'entraînement continue. En mars, on note 5 morts par jour en moyenne depuis le 1er janvier, enlèvements, tortures et escarmouches compris (la plupart des victimes sont toujours les muchachos sandinistes ou de la Garde Nationale recrutés depuis Septembre). Enfin, le 5 mars, le FSLN prouve l'unification des trois tendances par un film où Henry Ruiz lit une déclaration commune aux trois directions, regroupées en une Direction Nationale de 9 membres : Victor Tirado Lopez, Daniel et Humberto Ortega (terceristes) ; Carlos Carrión "fils du président du premier groupe financier du pays", arrêté avec 70 plus petits chefs le 4 avril, Carlos Núñez et Jaime Wheelock (prolétariens) ; Bayardo Arce, Tomás Borge et Henry Ruiz (GPP). Comme pour tout film, sa promotion publicitaire se fait aussitôt, avant la première, le 7 avril, sur la télévision cubaine : une conférence de presse "secrète" annonce la découverte d'un complot anti-FSLN de la Garde Nationale avec la bénédiction de "Washington". Une frémissante indignation s'empare alors de tous les intellectuels du monde, qui enregistrent avec satisfaction l'unification, qui prouve en déjouant d'entrée une aussi odieuse manoeuvre que l'efficacité sandiniste est maintenant multipliée par trois.
Il est grand temps. Car depuis la manifestation du 10 janvier de cette année, les gueux ont recommencé à bouger. Occupations de terres et pillages font fuir les somozistes, une grève des services hospitaliers les rend malades. "Aujourd'hui l'hypothèse d'une issue pacifique à la crise paraît plus éloignée que jamais. Affrontements entre guerilleros sandinistes et Garde Nationale, exécutions sommaires, manifestations anti-gouvernementales, attaques de banque et grèves, font partie du panorama quotidien."
Editions Belles Emotions | |
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman |
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