"Témoignage de Don Pedro Martinez :
"... «El punche de oro» (le crabe d'or) sort à Subtiaba. Les personnes qui l'ont vu, disent que c'est un crabe immense qui brille comme de l'or. Tous ceux qui ont essayé de l'attraper n'y sont pas parvenus. Ce crabe est l'esprit du trésor de la communauté indigène. Il sort la nuit depuis la mise à mort du cacique par les Espagnols..."
Les caciques enterraient les offrandes aux Dieux, les objets sacrés, en or, à l'arrivée des Espagnols, si avides de ce métal. Cependant, le trésor est aussi la pensée des caciques, l'intelligence et la communication de la civilisation dont le cacique est le médiateur. La tête des pauvres du Nicaragua est farcie de débauches et de trésors cachés. Dans leurs cuites ou en sortant la nuit, ils rencontrent sans cesse des esprits. Les pauvres du Nicaragua, les yeux mi-clos, rêvent de richesse, sans cesse.
Mais cette richesse onirique, ces esprits, ne se révèlent que si l'on ferme les yeux à moitié. Ce sont encore de petits esprits, concrets, cernables, nommables. Il proviennent d'un passé qui s'est enrichi en s'éloignant, qui a grandi en se figeant, comme les héros de la guerre de Troie gravissent l'Olympe dans le recul d'Homère. Avec l'immobilité dans la représentation, le fantôme de la richesse même est devenu familier, et si sa rencontre est terrifiante, c'est une terreur douce, à laquelle on s'abandonne volontiers. Le monde moderne, l'esprit venu d'ailleurs, on ne sait d'où, la richesse du monde d'aujourd'hui, et de demain, aussi insaisissable que le Punche de Oro, dispute déjà la nuit aux agüizotes.
Voici les marchandises, voici une ambiance où la richesse vous assaille le jour même, quand on est à jeun. Ce démon, succession d'abstractions, n'a plus de nom. C'est la radio, elle-même signe de richesse, qui introduit cette puissante richesse moderne dans toutes les têtes pauvres si accoutumées à l'opium des anciens esprits, mais par eux si dispos à saluer tout esprit, toute richesse et toute gloire. Au Nicaragua, les pauvres ne savent pas lire et ne regardent pas encore la télévision. Ils écoutent la radio. En 1978, il y existe 57 stations, et en 1979, "262 récepteurs pour 1 000 habitants" : tout pauvre écoute la radio, dans les bidonvilles comme dans les champs. La musique disco et les informations des valets en sont le sérieux, le nécessaire ; mais le ludique, ce que tout le monde écoute, ce sont les novelas. Les novelas sont des petites fictions. Les novelas sont des crabes d'or du monde entier, perçues par tous les pauvres en même temps. Les novelas sont le passage, universel et anonyme, de la civilisation des caciques à la civilisation des marchandises, de la richesse des ancêtres à la richesse des enfants.
Les rêves de richesse préhistoriques, d'avant 1978 donc, sont d'un monde qui sommeille. Mais la richesse du monde qui arrive au Nicaragua depuis 1972 fouette et réveille. Les petits esprits isolés qui hantent la paysannerie éternelle se trouvent bousculés devant la foule compacte d'esprits nouveaux qui déchirent cette paysannerie en étant le violent prélude de sa fin. Ce que la radio transmet, c'est que la richesse, jusqu'ici figée et adorée, est palpable ; sa rencontre n'est pas un accident nocturne ou une oniromancie imbibée d'alcool, mais un cyclone, un tremblement de terre, qui non seulement emporte le pauvre, mais dont il est partie. Ce que réfléchit la radio, voilà ce que niños et muchachos veulent attraper, puisque c'est à portée de la main. Au Nicaragua, en 1978, le rêve de richesse antique, qui commande une léthargie entrecoupée de brefs instants de frénésie rituelle, explique l'absence et le retard des vieux pauvres en septembre ; tout comme son contraire, qui l'absorbe, le rêve de richesse moderne, la totalité pour objet, entraîne niños et muchachos au-delà du point de rupture de la vie même.
La richesse locale, les esprits et la communication rêvés de l'ancienne société disparue et qui dore le sommeil des pauvres, avait toujours eu ses voies d'accès contrôlées par la religion chrétienne. Comme le montre le Toro-Venado, ce christianisme que deux siècles de matérialisme nous ont habitués à juger rigide, que quatre siècle de protestantisme nous enseignent puritain, avait été aussi souple dans son absorption du paganisme que le néo-Islam dans sa récupération des gueux d'Iran : tolérant tous les esprits populaires, tous les rêves des pauvres, à condition qu'ils acceptent l'estampille chrétienne, à condition que l'Eglise en garde l'accès. La conception religieuse de la richesse est certainement l'une des idées fausses les plus enracinées qui soient. C'est par la richesse que la religion est critiquable. La richesse, c'est faire l'histoire : la richesse est une activité. Dans la religion, c'est Dieu qui fait l'histoire, et la richesse n'est que le signe extérieur de cette activité, quelque chose (ce que les hommes nomment communément l'histoire, n'est alors que le mouvement de l'aliénation de Dieu, l'errance inessentielle des hommes pour revenir en Dieu). Les hommes sont pauvres et la condition pour s'unir avec la richesse, pour s'unir avec Dieu, c'est de rester pauvres ! En tant qu'esprit, détruisant ainsi l'unicité de Dieu, le crabe d'or est anti-chrétien, mais en tant qu'impossible à s'approprier, il redevient pour le pauvre comme la preuve de la richesse de Dieu. Mais la richesse charriée par la radio est visiblement humaine, même si c'est par des opérations si complexes et si multiples que personne n'arrive à les reconstituer toutes. La richesse moderne, qui se fait toute seule, mais à partir d'activités humaines, ne divise pas que les vieux et les jeunes, mais aussi les valets de la religion. Certains religieux ne veulent pas reconnaître cette richesse, parce qu'elle ne serait pas divine mais "matérialiste". D'autres, au contraire, concluent, conséquents, que si la richesse est "matérielle", la richesse "matérielle" est divine. En 1968 à Medellín naît la "Théologie de la Libération". Ce shariatisme chrétien dénigre la passivité des pauvres, prévoit leurs révoltes, et proclame le soutien de l'Eglise à ces révoltes. Issu de ces nouveaux pauvres et créé par cette nouvelle richesse, ce parti religieux cherche à s'interposer entre ce trésor et les furieux auxquels il échappe, à raisonner ces furieux.
Car les "théologiens de la Libération" ne sont pas prêts à soutenir la révolte des gueux, mais la révolte des pauvres décidés à rester pauvres, la révolte des valets de rechange, qui ne se révoltent pas en leur nom, mais en celui de tous les pauvres. Les curés de la libération ne veulent pas que les pauvres deviennent riches, ils veulent que les "riches" deviennent pauvres. Ils ne veulent que plus ou moins de pauvreté. Ils ne soutiennent pas les gueux, qui veulent abolir toute pauvreté, mais les partis valets paupéristes. Ils ont reconnu la richesse moderne en tant que soumission, en tant que sous-développement de la pensée, donc en tant que pauvreté éternelle. La gloire, la richesse moderne sont pour Dieu. Et les hommes doivent devenir pauvres, comme eux. Ainsi la guerre au Nicaragua est une guerre pour la richesse du monde : d'un côté, ces pauvres qui veulent dépasser la pauvreté, qui rêvaient de richesse et qui veulent maintenant la réaliser, les gueux ; de l'autre, les pauvres qui veulent la victoire des pauvres sans la fin de la pauvreté, qui veulent la soumission à la richesse, les valets. Ce que les sandinistes appellent économie est la même chose que les "théologiens de la Libération" appellent religion : toute la gloire, toute la richesse du monde, que l'homme doit servir, et qui doit lui revenir, non pas en entier à chacun, mais en fraction, en dividende, en points-retraite. Cette distribution de cette pseudo-richesse que ces valets proposent d'opérer en vertu de la justesse de leur point de vue, est ce qu'ils appellent "justice" sociale ou chrétienne.
Au milieu du lac de Nicaragua, il y a une grande île, Ometepe ; et au sud, un archipel, Solentiname. Sur Ometepe, dont les deux volcans se dressent vers le ciel comme la poitrine d'une femme, se rencontre l'esprit du trésor : "La nuit on remarque quelquefois la présence d'un trésor enterré, grâce à l'apparition d'une boule brillante qui s'élève dans le ciel et retourne à la terre. Voici le témoignage de Don Carlos Vargas, père :
"«... Ici, apparaît une boule qui sort de la terre à côté du néflier. Elle prend le chemin qui va vers le lac, et revient ensuite jusqu'aux cocotiers. Là, elle se met à sauter entre les branches de haut en bas et, après un moment, elle revient s'enterrer de nouveau à l'endroit d'où elle est sortie. Ce trésor appartenait à Montezuma qui l'a enterré dans cette île. Un jour, un homme est venu me demander la permission de creuser un trou dans mon terrain. J'ai accepté, car le trésor de Montezuma, qui est très important, se trouve dans ma propriété. L'homme m'a dit que nous nous partagerions ce qui serait découvert. Il était accompagné d'une personne qui resta dans la salle lorsqu'il commença à creuser le trou. Cette personne avait le regard fixé sur un verre d'eau qu'elle avait apporté avec elle, et qui était posé sur la table. Dans le trou, l'homme vit apparaître une terre blanche qui ressemblait à de la cendre. J'ai été prévenir la personne qui regardait toujours son verre. Elle m'a dit qu'il restait un quart de mètre à creuser pour découvrir le trésor, et elle restait comme hypnotisée, prise de convulsions et de tremblements. L'homme creusait avec beaucoup d'enthousiasme et je pense que cet homme, sentant le trésor si proche pensa le garder pour lui tout seul ou pour le moins me tromper pour en obtenir la plus grande partie. Alors, on a entendu tout à coup un grand vacarme comme si quelque chose de très lourd s'enfonçait profondément dans la terre...»" Tandis qu'à Ometepe le trésor du passé reconnaît les siens, à Solentiname, la pauvreté moderne fait de même. Y tient une pauvre cour, Ernesto Cardenul, triplement infâme (pouèt, curé et bientôt ministre de la culture). Cette tiède bouse de Dieu était, par la pouétrie, déjà une vedette locale de la reptation, une espèce de Teilhard de Chardin sous-développé, c'est-à-dire un con miniature. Ce "théologien de la Libération" organisait des débats "publics" autour de l'Evangile, dont le peu de luxuriance est encore extirpé, aplati en paupérisme et en marxisme. Cardenul qui affirme qu'on peut être marxiste sans avoir lu Marx, illustre avec éclat combien le marxisme a toujours été la pire insulte à Marx : "Je suis venu dans cette île à la recherche de la solitude, du silence, de la méditation et finalement de Dieu lui-même. C'est Dieu qui m'a conduit vers les autres. C'est la contemplation qui m'a conduit à la révolution. Je l'ai dit bien souvent : ça n'a pas été la lecture de Marx qui m'a conduit au marxisme. Ça a été la lecture de l'évangile. On ne doit pas faire de différence entre le spirituel et le temporel. Pas plus qu'entre l'évangile et la politique... La contemplation est importante pour la révolution... Ma mission, c'est de prêcher le marxisme de l'endroit où je me trouve, mais un marxisme avec Saint Jean de la Croix." Evangile et marxisme sont la même sauce. Cardenul insiste : "Je crois aussi qu'il ne faut pas faire de distinction entre charité et révolution. C'est la même chose." Cardenul et ses disciples, ou les visiteurs qui viennent en toute simplicité débattre avec la vedette, mais qui se gardent bien de la contredire, surtout lorsqu'elle fait l'apologie du stalinisme cubain, sont en fait, ô stupeur, des guerilleros déguisés en paysans ! Fin 1977, Ernesto Cardenul file à l'étranger où il fait savoir qu'il est membre du FSLN. En septembre 1978, la contemplation et Dieu réunis l'ont amené à faire une tournée en Europe où sa petite renommée et sa grande abnégation lui permettent de draguer des banquiers pour son employeur sandiniste.
C'est un peu plus qu'une coïncidence et un peu moins qu'une connivence qui fait qu'au moment de l'insurrection de Monimbó, en février 1978, où paraît le testament des vieux esprits (Palma de Feuillet), paraît aussi à propos du Nicaragua la seule contribution théorique à la critique du paupérisme moderne : "Incitation à la réfutation du tiers monde" (Rafael Pallais). Les frontières imprécises du tiers monde sont aussi les limites précises de la "Théologie de la Libération". Le sous-développement est l'alibi économiste de ces idéologues et le tiers monde est l'invention moraliste qui justifie tous les paupéristes. Pallais, qui malheureusement emprisonne cette vérité fraîche et vigoureuse dans la dialectique, plutôt que de l'y libérer (il ne semble pas pouvoir, par exemple, utiliser un génitif sans l'inverser) et qui épaissit fort cette critique venue au bon moment en lui imposant une revue non critique de la théorie et du style situationniste, souligne fort opportunément combien le sous-développement n'est que dans la tête de ceux qui y croient. Le sous-développement, qui explique et justifie tous les maux, est également la limite de toutes les révoltes, transforme la colère en plaintes aussi bien que le qualitatif en quantitatif. Le tiers monde est l'espace que s'est créée la pensée sous-développée et qui a pour fonction de médiatiser la richesse moderne et les pauvres modernes. Le tiers monde est un dépotoir intellectuel avec une apparence géographique qui vit de la contradiction d'être ce qui doit être dépassé et ce qui ne peut être dépassé : de fait, jamais encore un Etat catalogué tiers monde ne s'est vu promu dans un autre monde, et à vrai dire, on n'imagine même pas comment une telle promotion serait possible, tant elle ruinerait d'avantages dans le sous-développement de la connaissance et de la pensée des tiers-mondistes de toutes religions.
Le paupérisme chrétien de "libération" est tout à fait complémentaire du paupérisme guévaro-léniniste. Evangile et marxisme sont la même sauce. Et lors de la soudaine et violente poussée des gueux du Nicaragua, aucun récupérateur, aucun adolescent prolongé, quels que soient sa soutane ou son treillis, n'est de trop. Curés et guerilleros suffisent à peine pour s'emparer de la parole des gueux ayant survécu à Septembre. Comme nous l'ont montré ceux d'Iran, la réquisition de la religion et du matérialisme, la main dans la main, est la condition sine qua non pour la récupération du débat, c'est-à-dire pour rétablir le silence.
"La critique théorique du Front sandiniste ne peut être une critique de la théorie du F.S.L.N., puisqu'il est aussi ennuyeux que superflu de discuter sur ce qui n'a aucune sorte d'existence" dit assez justement Pallais. "Cette critique ne peut que comprendre et exposer les fondements historiques de cette absence, pour procéder ensuite à la critique de ses désastreuses conséquences pratiques, et de l'apparence idéologique sous laquelle elles se cachent." Après Septembre, les conséquences pratiques de l'absence de théorie sandiniste et leur apparence idéologique sont devenues aussi nécessaires pour les valets que désastreuses pour les gueux. Les sandinistes sont des étudiants qui ont bâclé leurs études, des adolescents prolongés semi-ignares et doublement arrivistes. Face aux enfants, ils se targuent de leurs études, et face à ceux qui les ont moins bâclées qu'eux, ils se targuent de leur ignorance, sous-entendant qu'ils ont employé leur temps bien plus utilement qu'à apprendre ; tout ceci avec l'aplomb goguenard du boutiquier. Modeste et satisfait, Tomás Borge, le plus vieux et le plus respecté de ces étudiants sous-développés, étale sa nullité à une carpette journalistique en extase : "Karl Marx je ne l'ai pas lu dans mon adolescence. Ensuite je n'ai guère eu le temps de lire. Je ne dis pas que nous soyons ignorants de cette littérature scientifique : quel révolutionnaire peut affirmer n'avoir pas été influencé par Marx ? Mais je ne dirai pas non plus que nous sommes très savants sur ce sujet. J'ai lu bien davantage Rousseau que Marx. Quels penseurs m'ont influencé ? Sandino, tout d'abord, bien sûr, et Carlos Fonseca. Victor Hugo et John Steinbeck ont beaucoup aidé à notre formation morale. Miranda, Bolívar, Martí ont aiguisé notre sens de la patrie. J'ai bien sûr médité sur l'Etat et la Révolution de Lénine, mais je n'oublie pas ce que je dois à ma mère, Ana Martínez, une femme très intègre." Comme Cardenul, Borge et marxiste, et comme Cardenul, Borge n'a pas pris la peine de lire Marx : il n'a pas eu le temps. Pour le reste il expose avec une saisissante concision toute la misère sandiniste, toute la Weltanschauung tiers-mondiste, ce à quoi sont réduits aujourd'hui les horizons de l'adolescence prolongée : Rousseau, pour faire positiviste et inoffensif ; Sandino et Fonseca, qu'on trouve toujours le temps de lire puisqu'ils n'ont rien pensé, et qui sont indispensables à citer, pour donner de la profondeur à l'image du FSLN, en plaçant à son origine de grands théoriciens, encore méconnus ; Hugo et Steinbeck, pour justifier la morale bourgeoise du siècle passé, qui est bien le mode de comportement des carriéristes en treillis ; pour sous-développer cette morale, le patriotisme anti-colonialiste latino, et pour la muscler, le grand théoricien de la police moderne, Lénine ; enfin, pour montrer sa soumission à la famille nicaraguayenne construite autour de la mère, la canaille y va de son petit oedipe malgré le fait notoire que sa virilité est restée dans les prisons de Somoza. Toutes ces racines dont se réclame Borge ne sont vraisemblablement qu'une composition, un produit marketing pour soutenir l'image naïve mais décidée du FSLN, plus modérée que ne l'avait crainte le lecteur du journal français qui imprime cette interview. Les sandinistes sont des dogmatiques qui ne connaissent pas les dogmes. Ils les réinventent selon les circonstances comme des joueurs d'échecs ignorant la théorie réinventent les ouvertures en sacrifiant leurs pions : "le terme de « révolution » est banni du vocabulaire, celui de « socialisme » est utilisé avec prudence. On n'adjoint pas d'adjectif (« bourgeoise » par exemple) à l'expression « démocratie »", écrit Jean-Pierre Clerc en novembre 1978, lorsqu'il fait officiellement allégeance aux sandinistes au nom de son journal "Le Monde". Un an après, les sandinistes auront à la fois banalisé et sacralisé ces mêmes mots, et quelques autres. Contraints de donner aux mots un sens qui les justifie dans leur entreprise de freinage de l'histoire, ils élaborent, au milieu d'une forêt de sigles, un patois tiers-mondiste dont voici quelques traductions : "avant-garde" = monopole infaillible de l'autorité ; "peuple" = ceux qui reconnaissent le FSLN comme avant-garde ; "masses" = partie du peuple embrigadée dans des organisations appartenant à l'avant-garde ; "démocratie" = fonctionnement interne + récompenses sociales des organisations de masse ; "socialisme" = extension de la démocratie au peuple, puis à tous les citoyens vivant sur le sol de l'Etat ; "bourgeoisie" = opposition libérale ; et enfin, celui qui sera le plus utilisé, "révolution" = action du FSLN (et par extension, parfois, action des masses) d'où, "contre-révolution" = action contre le FSLN.
Hors du Nicaragua, la défaite des gueux y a paru complète et définitive. Mais au Nicaragua, l'ambiance est telle que personne ne doute d'une reprise imminente de l'offensive, juste le temps que s'achemine en première ligne une nouvelle vague d'enfants, déjà bourrés de haine et de confiance, et qui rient de la mort. "Les nuits de Managua sont singulièrement agitées. Tous les soirs des bombes explosent aux quatre coins de la capitale. Et des échanges de coups de feu y ont lieu toutes les nuits dès après le crépuscule." Le même Clerc exprime très bien cette trouille de tous les valets face à la haine de tous les gueux pour Somoza ; il est même si impressionné qu'en novembre il lui paraît tout à fait improbable que le dictateur passe l'année ! Les autres récupérateurs, libéraux, somozistes et américains, ont pris beaucoup de retard sur les paupéristes, curés et guerilleros. Ils sont réduits à chuchoter entre eux, en des simulacres de négociations, ou à faire comme Clerc et son journal, apporter leur soutien aux sandinistes, qui ont sauvé leurs intérêts en Septembre en décidant la bataille en faveur des valets, et qui apparaissent maintenant comme les seuls garants crédibles de l'ordre.
Rien ne rend mieux l'incertitude de cette triste victoire des tristes qu'un énorme éclat de rire, et la fragilité de la poussée paupériste dans le débat des pauvres sur la richesse qu'une perle. André Jacques est un apologiste notoire et fier de l'être des sandinistes. Pour étoffer sa traduction de "Cinquante ans de lutte" de Humberto Ortega, il augmente le maigre patati patata du terceriste sous-développé d'un texte qu'il introduit comme suit : "Le document suivant est particulièrement important pour la compréhension de l'attitude nord-américaine. Il s'agit d'un document secret attribué à l'Ambassade américaine à Managua et portant la date du 26 octobre 1978..." Ce texte est évidemment un faux. Voici donc ce faux, dans sa traduction pleine de fautes.
ORGANISATION MONDIALE
DES ECHANGES ET DU PROGRES
Rapport confidentiel sur l'unique façon
de sauver notre civilisation
dans l'isthme d'Amérique centrale
Depuis une année à peu près, notre système traverse une crise très aiguë dans ce riche et petit pays qu'est le Nicaragua. En effet, la dictature somoziste, qui a représenté - jusqu'à présent - l'unique moyen de développer et de soutenir notre forme historique d'intervention dans ce pays, est l'objet de critiques chaque jour de plus en plus vives de la part de la presque totalité de la population ainsi que d'une partie importante des systèmes de représentation politique des pays voisins.
Il nous paraît que ces critiques sont un phénomène naturel dans la mesure où le somozisme, comme tout système de dictature, n'a pu disposer d'aucun mécanisme juridique et politique sur lequel fonder sa légitimité, mais dans cette mesure, il a permis, comme toute forme sociale de développement des échanges marchands, la mise en route d'un certain développement de la conscience socioculturelle de la population.
Nous ne devrions plus cacher que la famille Somoza, après avoir établi au Nicaragua les bases de notre système, en détruisant les dernières barrières structurelles qui l'opposaient à ce système et en luttant contre le communisme international - alors que celui-ci représentait encore un réel danger pour nous du fait de l'absence dans le pays d'une véritable conscience marchande dans la population - est actuellement un obstacle à notre politique et à l'élargissement de notre pouvoir dans un pays où nous devons encore réaliser de très grands progrès économiques.
Nous ne devons pas non plus oublier qu'au long de l'histoire notre système économique a bien su surmonter ses crises économiques et politiques, qu'il est voué à un progrès économique et politique toujours plus grand, et qu'il ne retourne pas en arrière en s'inspirant des modèles du passé. Ce n'est pas, non plus, par le truchement d'une dictature que nous allons sauver la situation au Nicaragua : nous ne pourrions faire mieux, en ce domaine, que le général Somoza lui-même.
Au sous-emploi qui depuis longtemps augmente dans le pays et qu'il ne faudrait pas confondre avec le chômage structurel et institutionnalisé de nos sociétés avancées, il faudrait répondre par l'injection de quantités plus grandes de capitaux générateurs d'emplois de façon à ce que nos employés n'oublient pas que du point de vue social le fondement matériel de leur existence c'est le travail, créateur de notre richesse et de notre civilisation. Face à l'absence de légitimité du système politique de la dictature somoziste, il faut instaurer un véritable système de représentation politique dans lequel chaque couche sociale soit à même, dans la mesure de ses possibilités, de s'exprimer relativement au poste qu'elle occupe dans notre système, mais sans parler contre lui.
Voici les grands axes de développement que doit suivre le Nicaragua s'il veut connaître les grands progrès que peut lui apporter notre civilisation. Cependant, il existe deux obstacles majeurs qui empêchent le déroulement de ce progrès.
Le premier est tout simplement la dictature elle-même. En effet, le somozisme de par sa nature de camisole de force institutionnalisée, de par son manque notoire et permanent de respect de la libre concurrence et à cause de la crise structurelle profonde qui l'affecte et qu'il ne pourra jamais surmonter, ne donne aucune garantie aux investissements productifs à long terme. Par ailleurs, du fait de sa nature politique qui ne connaît que de la violence policière pour se faire respecter (la nature mensongère de sa propagande est sans pareille si on la juge par le manque de discernement grotesque avec lequel opère sa police) le somozisme ne tolère aucune représentation politique qui ne lui soit subordonnée.
L'histoire de nos sociétés avancées comme celle des bureaucraties communistes, mais d'une façon moins élaborée, nous a appris que le développement de nos systèmes productifs a besoin des systèmes de représentation politique dans lesquels les aspirations des couches productives pouvaient être canalisées et décantées de toute velléité de rébellion. De nos jours, la manière la plus efficace d'étouffer les cris de rébellion populaire contre notre système et de donner au peuple la parole dans le cadre de nos institutions pour que ces cris se transforment en discours.
Les nouveaux bouleversements sociaux qui se sont produits dans de nombreux pays à partir des années 67 (les États-Unis, le Japon, l'Allemagne, la France, la Tchécoslovaquie, le Portugal, l'Italie...) nous ont, avec horreur, démontrés qu'il n'existe au monde qu'un seul danger sous l'optique de la défense de notre société : lorsque les travailleurs peuvent entre eux parler de leur condition et de leurs aspirations sans intermédiaires. Or, ceci menace de se produire malheureusement au Nicaragua, si toute représentation politique est empêchée de s'exprimer.
Le second obstacle bien qu'il soit moins visible n'en est pas moins grave : il s'agit là de certains aspects que revêt le mouvement d'opposition à la dictature. En effet, bien que ce mouvement par sa très large représentativité ne s'oppose à un "somozisme avec ou sans Somoza" qu'en tant qu'une des manipulations de notre système devenu inadapté au bien public, il n'est pas moins vrai que certaines de ces manifestations non contrôlables paraîssent mettre en question la nature même du système. A titre d'exemple nous voudrions seulement signaler les grèves dans la production, notamment agricole, qui ne devraient pas être confondues avec les grèves formentées par les patrons qui ont été en grande partie bien contrôlées ; certaines agressions contre la propriété privée ou collective : des assauts à des banques, des pillages populaires, la destruction de moyens de transport collectif, la mise à feu des fabriques, des occupations illégales des terres cultivables ; une certaine organisation de leur propre vie de la part de l'humble peuple sur leur lieu d'habitation, organisation qui entraîne leur défense armée. En outre, la critique très répandue sur la famille Somoza et sur la Garde Nationale peut devenir vraiment dangereuse si la crise se prolonge car elle deviendrait dès lors une critique généralisée de la bourgeoisie et de son armée.
En face de ces deux principaux obstacles, notre préoccupation de fond est : que faire pour sauver de la violence populaire les échanges marchands qui sont et représentent les seules activités capables de porter les progrès de notre civilisation ?
La situation actuelle s'oriente vers une confrontation militaire entre l'armée somoziste et le Front Sandiniste de Libération Nationale. En effet, la médiation politique, c'est-à-dire la répartition du pouvoir est vouée à l'échec, non pas, comme d'aucuns le prétendent, parce que l'opposition est divisée, mais tout simplement parce que le général Somoza, en tant que véritable dictateur qui se respecte, ne l'acceptera pas.
Quels sont nos intérêts dans ce confrontement et, avant tout, quelles sont les issues possibles ?
Ou bien le général Somoza sort vainqueur... Dans ce cas les destructions généralisées au niveau des structures économiques et sociales du pays nous permettrons de le détruire sans délai (il se trouvera alors dans l'incapacité totale de faire marcher économiquement le pays) et de mettre à sa place nos propres gens qui pourront tirer un profit politique du titre glorieux de "sauveurs de la patrie" et de l'aide économique internationale. Leur tâche à l'avenir leur sera facilitée dans les domaines politique et économique d'une part parce que l'opposition radicale se trouvera considérablement réduite et d'autre part parce que le territoire se trouvera enfin disponible pour recevoir des capitaux au profit des nationaux et des étrangers.
Ou bien l'armée somoziste fera face à des difficultés militaires réelles. Cependant, cette éventualité est peu probable du fait que le général Somoza et son état-major ont su démontrer en septembre dernier que leur détermination peut aller jusqu'à la complète destruction des villes. Quoi qu'il en soit, au cas où cette éventualité pourrait avoir lieu, il serait encore temps de faire intervenir de manière neutralisantes les forces militaires de l'Organisation des Etats américains (ou de l'O.N.U. au cas où les tensions seraient trop fortes entre les démocraties et les dictatures appartenant à l'O.E.A.) pour pacifier les pays et servir un gouvernement dont le contrôle militaire serait assuré.
Ainsi donc, l'éclatement d'une guerre civile serait la seule issue qui pourrait maintenir notre civilisation au Nicaragua. Dans le cas contraire, si les forces populaires ne s'épuisent pas dans l'action populaire, le seul domaine où le gouvernement au pouvoir est compétent, il existe le danger que ces forces renforcées par la crise économique qui sévit dans le pays déchainent une force sociale telle, que le phénomène sera alors très difficile à contenir à l'intérieur des frontières.
C'est avec une grande tristesse que nous terminons ce rapport en pensant notamment aux victimes de cette future guerre toute proche. Mais ceci est le prix que l'homme doit payer pour sauvegarder les progrès de sa civilisation. Nos voisins des dictatures communistes ne nous contredirons point dans cette grave affaire.
Washington, le 26 octobre 1978.
Editions Belles Emotions | |
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman |
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