La SAVAK était dissoute le 24 février. Dans le cas d'une police secrète, la dissolution formelle entraîne toujours l'anéantissement complet. Contrairement à ce qu'en sous-entend l'idéologie dominante, les polices secrètes ne sont pas peuplées de fanatiques, mais de carriéristes, et malgré le secret, tout relatif, d'ailleurs, dans lequel elles opèrent, ne sont pas des sectes soumises à des rites bizarres, mais des administrations donnant toute son extension à leur impunité. L'un des premiers mensonges, l'une des premières diversions, l'un des premiers actes de guerre contre le mouvement qui l'a permis, est, pour un régime qui s'installe dans les cendres d'une dictature, de brandir l'épouvantail du complot revanchiste de la police secrète du régime renversé, tablant sur le mélange irrationnel de peur et de haine que le nom infamant d'AVO, de PIDE ou de SAVAK avait semé. Mais comment la SAVAK, qui au sommet de sa puissance, plus crainte que la justice de Dieu, plus respectée que la Shâhbânu, maîtresse invincible de la place avec la complicité de tous les Etats du monde, a été prise d'assaut, pourrait-elle revenir, alors qu'elle est honnie dans le monde entier, que ses ennemis irréconciliables ont maintenant conquis ses armes, alors que ses membres sont traqués, en fuite, cachés ou pris ? Et même s'il avait existé une infime chance pour que revienne le Shâh, la SAVAK n'aurait pas été la première, mais la dernière chose qu'il aurait pu restaurer.
Une police secrète dégrade tous les autres services de police au rang d'auxiliaires craintifs, car policés eux-mêmes, et rendus inopérants par leur propre opposition au régime, née de cette frustration qui le plus souvent s'exprime par une grève de zèle et une résistance passive. Les polices ordinaires iraniennes, haïes pour l'uniforme du tyran qu'elles portaient encore, et méprisées pour se retrouver soudain moins armées que ceux qu'elles avaient à charge de contenir, s'évanouirent démoralisées, affaiblies par les désertions de toutes sortes, dans une paralysie d'anémique qui dura plusieurs mois (le 5 juillet il fallut même interdire officiellement aux gardiens de la révolution d'arrêter des policiers !). L'immobilité de ce corps encore gros, devant l'imprécision des lois, et la véhémence sanguinaire qui lui était opposée, ne fut donc jugée être un recours pour le gouvernement que lorsque celui-ci fut assuré qu'il ne pouvait maîtriser aucun autre groupe armé. Et, certainement, en étant obligé de s'appuyer sur une telle police, le gouvernement faisait son aveu d'impuissance et inaugurait, publiquement, sa propre agonie. Quant à l'armée, dont on coupait la tête pendant que par le bas elle était gangrenée par ses conseils, il devint même question, dans l'Etat, de l'abolir purement et simplement.
Pendant la prise d'armes de février, les valets, peu habitués à être si découverts, pensèrent un instant appeler à la place vacante les guerilleros gauchistes dont les organisations pyramidales semblaient une garantie pour sauver un Etat. Mojahedines et fedayines se disputèrent donc âprement la place honteuse, avant que la poudre de l'insurrection se dissipant du champ de bataille, on ne s'aperçoive que ce n'était pas eux qui s'étaient emparés du gros des armes, mais bien x ou y, insurgés anonymes.
Graduellement émerge alors le corps des "gardiens de la révolution", les pasdarans. Abu Sharif, qui en a été nommé commandant, prétend qu'il s'est occupé dès avant la chute de Bakhtiyâr de former ce corps (dans une interview donnée en décembre 1979) suivant un décret du Conseil de la Révolution, alors que "Le Monde" signale que les pasdarans ne sont placés sous l'autorité de cet organisme secret que le 8 mai, pour lutter contre les "terroristes". Là encore, le mensonge et le silence intéressé ne permettent pas, aux contemporains des événements, de saisir d'où proviennent les gardiens de la révolution, qui ils sont et où ils vont. Il semble que, angoissés par l'inopérance des appels à la reddition des armes, idéologues islamiques et gouvernement, ne pouvant plus confier leur défense aux sournoises et bien trop minuscules organisations gauchistes, essayèrent de promouvoir un corps franc, à la fois milice, police et garde nationale. Habillant de civisme des hezbollahis, couvrant de légitimité des voleurs d'armes, neutralisant au service d'un statu quo qu'ils craignaient de ne pouvoir instaurer, des pauvres auxquels ils donnaient l'éclat de leur propre livrée en les faisant s'avancer sous la lumière comme service d'ordre du spectacle, les valets mirent entre eux et les gueux, parmi lesquels elle était prélevée, cette masse d'armes, vite odieuse, et odieuse à tous.
Car les gardiens de la révolution (Comme une contre-révolution est une contre-offensive, une révolution est une offensive, et donc, une révolution, aussi peu qu'une offensive, ne se garde. L'expression "garder l'offensive" est assurément un paradoxe, tout comme "garder un fugitif" puisque le fugitif cesse de l'être au moment où il est gardé. Garder la révolution signifie arrêter l'offensive, un syndicat ou un boutiquier diraient défendre l'acquis. Les gueux d'Iran n'avaient alors encore rien acquis, sauf justement leur mouvement, et leur offensive que les pasdarans voulaient "garder" n'avait ni atteint son point culminant, ni affaibli les forces ou le moral de ses auteurs de sorte à justifier une quelconque défensive ; de même trouvait-on dans le titre de "l'Immonde" à la mi-février, "La victoire de la Révolution", la tentative de limiter à la chute du Shâh un assaut contre le monde.) étaient encore bien trop indépendants et puissants pour rassurer ceux qui les flattaient en les institutionnalisant. Bâzargân, au début, y vit une police comme les autres, mais lorsqu'il envoya les pasdarans contre les grévistes, ils refusèrent d'y aller. De même agirent-ils avec un peu trop de zèle au goût de leurs patrons islamiques lorsqu'ils arrêtèrent des parents de Tâleqâni qui étaient mojahedines. Les pasdarans furent une boule de feu devenant lave poreuse, non sans fumée. Là encore l'Islam, seule idéologie très présente et très souple, avait des gants, et sut, patiemment, prudemment, donner raison (au sens faire découvrir sa raison) à ce nouvel organisme répressif, composé d'hommes déterminés à éterniser février, comme si l'on pouvait garder un instant, si beau fut-il.
Editions Belles Emotions | |
Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979, par Adreba Solneman |
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