r é f é r e n c e s

 

 
         

 

 

 

   
Par Adreba Solneman

 
         
De lhistoire  
 
 
         
   

 
A) Définition de l
histoire
 

 
         
         
       
         
           

 

 

Ici et maintenant commence l'histoire. Le spontané, l'immédiat, le présent sont le commencement de l'histoire. Le passé est une préface, qui, comme toutes les préfaces, est écrite après coup, dans l'avenir, dans la réflexion, dans la médiation. Le présent commence l'histoire, et le passé donne du temps à ce commencement. 

Ce mouvement est le mouvement déterminant de l'histoire : le passé est une projection du présent, le passé commence dans son avenir, le présent, et non pas l'inverse. L'histoire est une progression vers l'origine. Cette conception dialectique de l'histoire n'est pas neuve puisque Schiller et Hegel l'enseignaient couramment. Mais le positivisme matérialiste a depuis imposé sur les esprits une autre perspective de l'histoire et du temps : le commencement de l'histoire y est en bas et derrière ; le présent y est le point le plus élevé et le plus avancé ; et l'avenir est la suite, comme en pointillé, de cet escalier régulier, infini et immuable. Dans cette progression par paliers se dessine la synthèse vectorielle de la vision du temps véhiculée par les religions chrétienne et musulmane : alors que pour les chrétiens le passé est derrière et l'avenir devant, pour les musulmans la progression dans le temps est verticale, le passé est dessous et l'avenir dessus. Ainsi, l'escalier triomphal du positivisme économique satisfait à la fois ces deux visions dans les moments sans histoire, et les déçoit tout autant dans les moments où, soudain, les humains la font. 

Le commencement de l'histoire, le présent, est donc toujours le même, et toujours changeant. Chaque nouveau commencement de l'histoire corrige en apparence car transforme en réalité tout le temps connu. La nuit des temps, l'origine du temps, est à réaliser. C'est-à-dire que le présent va produire ce début à sa fin. Dans cet avenir où le présent, le commencement de l'histoire, contiendra entièrement le passé, il contiendra entièrement l'avenir. La fin de l'histoire comme fin du temps est logique à condition que l'histoire commence ici et maintenant. Cependant, l'histoire n'est pas, comme le laisse supposer son commencement, une succession de commencements dont chacun anéantit le précédent. Au contraire, du fait que chaque commencement historique particulier, chaque présence de l'histoire, contredit la totalité précédente, il est aussi contredit par la totalité, cette généralité dont l'histoire est le mouvement des déterminations. En même temps que cette division révèle la nouveauté, le nouveau commencement de l'histoire est à tel point imprégné du passé qu'il en semble le résultat. Ce n'est que lorsque la nouveauté que révèle cette brutale division dans le temps transforme tout le passé que l'unité du commencement historique particulier et de la totalité précédente se réalise dans leur dépassement, comme détermination de la totalité revenue de sa division. Or, ici et maintenant, jamais ce mouvement ne s'accomplit dans cette simplicité abstraite et théorique. Car en vérité, ici et maintenant est d'abord la négation d'un mouvement abstrait qui serait infini. Tout dans l'histoire est singulier. L'histoire peut même être considérée, par ceux qui veulent la saisir au moment où elle paraît, comme la singularité de la singularité. 

Aussi, la négation de l'éternité est la première négation qui provient du présent comme commencement et fin de l'histoire. L'histoire est dispute, ici et maintenant, et non pas félicité. Les périodes de bonheur y sont des pages blanches, si par bonheur on entend le bonheur religieux, le bonheur positiviste, le bonheur économiste, la concorde délivrée de la discorde. L'histoire est un conflit. C'est un conflit sur son propre objectif et, par conséquent, dans ses intervalles, sur les moyens d'y parvenir. C'est pourquoi ici et maintenant devient d'abord négation des principaux présupposés concernant l'histoire. 

Il serait possible de délivrer ici et maintenant une définition de l'histoire. Mais voilà justement qui serait contraire à son concept, qui est la révélation négative de ce qui en est dit, de ce qui en est cru, de ce qui en est aliéné. Une définition affirmative cohabiterait tranquillement parmi les autres, quelles que soient sa négativité, sa justesse, sa vigueur. La situation historique aujourd'hui impose d'unifier l'affirmation de l'histoire dans la négation de ses affirmations séparées.

 

 

1) L'histoire est une

 

Cette exigence a pour conséquence immédiate une première affirmation si inusitée à notre époque qu'elle ne peut y paraître qu'extrêmement ridicule ou exagérément rigoureuse. C'est justement cette affirmation de l'unité de l'histoire contre la multitude d'affirmations contraires : il n'y a qu'une histoire. Cette banalité est aussi généralement affirmée que son contraire, y compris, bien sûr, par les mêmes. Face à la confusion croissante sur les concepts, il est primordial aujourd'hui de soutenir avec la plus inflexible intransigeance l'affirmation de l'histoire comme totalité. L'histoire est unique. Eh, y  a-t-il plusieurs humanités ? 

Concrètement, cela signifie qu'il y a déjà falsification à parler de l'histoire du XVIIIe siècle, de l'histoire de Paris, de l'histoire du corps humain, de l'histoire de mon voisin, de l'histoire d'une table ou de l'histoire de la liberté. Raconter une histoire est un abus de langage, une déviation paupériste, dont l'un des sens secondaires avoue cette entreprise : dire un mensonge. Bien entendu, entre une histoire et l'histoire, il s'agit plutôt d'homonymie que de synonymie. Et si tout le monde en était conscient et distinguait sans hésiter entre une histoire séparée et l'histoire, qui supprime la séparation et qui contient toutes les histoires séparées en tant que séparées, je n'aurais pas à m'étendre là-dessus. Mais les historiens de profession, qu'il faut bien appeler les ennemis de l'histoire, non contents d'applaudir chaque histoire séparée, en sont venus à idéologiser les séparations dans l'histoire selon leurs propres spécialisations. Ils nomment cette justification de leur abdication la pluralité de l'histoire. Pluralité est un raccourci pour dire démocratie chez les serviteurs de la démocratie dite occidentale. Pluralité est devenue un slogan, et un slogan moral, comme par exemple tolérance, qui contient un anathème : ceux qui objectent à telle ou telle pluralité sont donc des totalitaristes, supporters de quelque tyrannie, ennemis de toute démocratie. Ces Thersite intellectuels sont si peu contredits, soit par mépris, soit par apathie, soit par ignorance, que leurs conceptions contre l'histoire se sont aujourd'hui presque unanimement insinuées. Mais ce qui soutient le mieux le misérable commerce de ces bradeurs de pièces détachées, c'est que perce dans chaque histoire séparée, que ce soit pour endormir les enfants, pour édifier les adolescents, pour égarer leurs parents ou pour émoustiller les vieillards, l'histoire présente, soit sous forme de trace d'un passage fugitif, soit dans l'organisation de son absence. En effet, c'est la détermination la plus paradoxale de l'histoire que l'absence d'histoire est histoire. Ainsi, tout est histoire. Mais les ennemis de l'histoire sont ceux qui entretiennent aussi l'amalgame entre l'altier concept tout et son contraire, n'importe quoi. Pour eux, n'importe quoi est histoire. Là, entre absence d'histoire et histoire, il n'y a plus de différence. En réalité, l'absence d'histoire est une détermination simple de l'histoire, comme leur unité, qui est leur vérité. Mais les déterminations de l'absence d'histoire ne sont pas des déterminations de l'histoire. Or ces déterminations de l'absence d'histoire, élevées dans la séparation et l'indifférence au rang de déterminations de l'histoire, non seulement par les valets de la corporation des historiens autonommés mais par les valets de toutes les autres corporations, autorisés par l'exemple, achèvent de masquer l'unicité de l'histoire dans cette friche, dans cette prostitution. 

Le meilleur exemple d'un conflit pratique entre les humains qui n'est qu'indirectement historique est la guerre de 1939-1945. Cette guerre, dite mondiale, n'est qu'une conséquence de la dispute historique de 1917-1921, la lointaine répression du parti vaincu dans ce débat, qui a pris d'autant plus d'ampleur qu'elle est lointaine. Mais c'est bien en 1917-21 qu'il y a eu débat sur l'humanité, et non en 1939-45, où il n'y a eu qu'exécution des conséquences, c'est-à-dire un débat à l'intérieur du parti qui l'avait emporté. Ce parti a depuis cherché à substituer ses propres disputes aux disputes qu'il y a dans le monde, son histoire particulière à l'histoire générale de l'humanité. Cette falsification est aggravée dans l'exemple de 1939-45 par l'amalgame qui consiste à faire croire que l'événement qui produit la plus forte impression est le plus important. Depuis la guerre de 1939-45, qui est donc restée l'événement le plus important du siècle pour l'écrasante majorité de ceux qui vont en sortir, cette technique se généralisant a été l'un des plus puissants diviseurs de l'histoire dans l'intelligence du parti battu en 1921 et saigné en 1945. 

L'histoire comme totalité est généralement perçue comme un mythe. La petitesse contemporaine a abdiqué pratiquement devant la grandeur de l'objet, si bien que, comme elle confond son commencement et son origine, elle démarque pauvrement l'histoire comme unité des histoires séparées en la faisant commencer... par un grand h. C'est en plus une véritable aliénation de la logique qui aplatit cette histoire « universelle » en une histoire particulière de plus : c'est aujourd'hui exclusivement du particulier qu'on abstrait le général et plus du tout du général qu'on détermine le particulier ; c'est de l'événement qu'on induit l'histoire et la taille de son h et non de l'histoire qu'on déduit les exigences et impératifs qui font qu'un événement la révèle ou non. L'histoire réelle est un tout dont la richesse et le sens ne sont pas dans la quantité des déterminations, mais dans leur rapport au tout, et qui par la brièveté et l'extraordinaire de ses manifestations en exclut presque tous les individus, et les autres presque tout le temps. Elle a un commencement et une fin et un contenu en mouvement : il y a ou il n'y a pas de l'histoire dans la liberté, dans une table, chez mon voisin ; il y a ou il n'y a pas de l'histoire dans le corps humain, Paris ou le XVIIIe siècle. 

Cependant, le commencement de l'histoire posée comme totalité, qui peut être ou ne pas être chaque instant, est tout d'abord toute nouveauté, indéterminée, pour l'humanité. Mais la nouveauté est ce qui s'oppose à la totalité existante, la révolutionne. C'est maintenant l'induction qui est nécessaire pour déterminer la totalité, nouvellement. C'est ainsi que de la totalité nouvellement conçue se déduit, comme détermination de l'histoire, la nouveauté qui, pendant l'opération, cesse de l'être. Mais rien de plus trompeur qu'une nouveauté qui disparaît aussitôt ! Rien non plus de plus commun que l'ignorance, qui interdit aussi souvent de découvrir ce qui est nouveau qu'elle permet de supposer nouveau ce qui ne l'est pas ! Rien, enfin, de plus généralement borné que la conscience individuelle, qui refuse presque toujours de concevoir la totalité changée lorsque pourtant même ce qui la fonde se révèle inversé ! Cela d'autant plus que si la conscience individuelle ne saisit pas le mouvement historique comme nouveauté, c'est le mouvement historique qui saisit les individus, comme vieillerie sans conscience. Car chaque moment historique est immédiatement débat entre nouveauté et totalité où ceux qui se taisent et ceux qui arrivent en retard sont exposés à tous les mépris, à toutes les rigueurs.

 

 

2) L'histoire est une activité

 

Comme l'histoire est le débat sur la nouveauté, la première nouveauté que l'histoire révèle est la nouveauté du débat. Aux temps de Hérodote et de Tacite, l'enquête sur les événements était apparue comme base nécessaire de ce débat. Parmi ceux qui menaient cette enquête, qui furent donc appelés historiens, et ceux qui en apprenaient le déroulement, figuraient ceux qui menaient ce débat universel. Leurs écrits, qui constituaient la mémoire des événements passés et la loi des événements futurs, étaient respectés comme le débat lui-même, précédant ou concluant l'action. Par malheur l'humanité, qu'elle soit instruite ou non des enquêtes du passé, n'en a jamais tenu compte lorsque l'action dépasse le verbe dans les moments décisifs d'une dispute. Généralement ce mépris est attribué aux passions qui soulèvent si furieusement les débats entre les hommes. La contradiction entre l'émotion vécue et l'émotion décrite et jugée a exclu les historiens antiques du débat dont ils ont restitué le reflet. Car déjà le verbe n'est plus le prédicat du débat. Car déjà l'esprit règne sur la conscience et non la conscience sur l'esprit. Car déjà il devient visiblement faux de dire que l'histoire commence avec l'écriture. 

Dans ses 'Leçons sur la philosophie de l'histoire', Hegel concède un bizarre compromis : l'histoire serait autant faite par ceux qui la racontent que par ceux qui la font. L'histoire étant le mouvement de l'esprit, ceux qui en transmettent consciemment les déterminations, les historiens, contribueraient bien autant à l'histoire que conquérants et bâtisseurs, qui en fournissent, en quelque sorte, l'étoffe. Ce qui est remarquable n'est pas tant l'embarras de devoir justifier le rôle déterminant de ceux qui racontent l'histoire que le constat, déjà si éloigné des Anciens, que l'histoire, le débat spirituel de l'humanité, peut être conduit par d'autres que ceux qui le rédigent. Le monde de Hegel est déjà un monde de disputes, où la parole, même celle qu'utilise Hegel, est reconnue n'être qu'un moyen du débat. 

Aujourd'hui, la première nouveauté du débat, mais dont les conséquences sont incalculables, confirme le mouvement qu'on voit indiqué à l'époque de Hegel : le débat est pratique et pratique seulement. Les hommes ne se disputent plus vraiment avec des mots. L'ancestrale coutume de sanctionner une dispute par une parole, de déclarer une guerre ou d'établir un traité de paix, a disparu. Les uns utilisent les mots comme une arme très particulière, pour paralyser ou désorienter ; les autres, la plupart, incapables de se servir des mots sans s'enliser ou trébucher, y sont de plus en plus étrangers. Jusque chez les bandits et les illettrés, le respect de la parole se relâche. C'est là qu'une nouvelle expression, de nouvelles expressions, s'expriment déjà. Bien entendu, ce qui est nouveau ici n'est pas que l'histoire soit pratique et pratique seulement, et que le fait de la raconter, de la commenter, de l'analyser n'est pas l'histoire mais simplement une pratique de liaison, subordonnée aux autres comme l'état-major est subordonné au généralissime, mais qu'à l'époque de Hegel, de Tacite, de Hérodote il en était donc déjà de même. Faire l'histoire est la meilleure façon de la raconter. 

A rebours de ce que la pratique de l'histoire révèle, les délires des historiens d'aujourd'hui : pour eux, seuls les historiens font l'histoire. L'histoire est devenue une matière. Et cette matière est scolaire. L'histoire est une science sociale, c'est-à-dire un certain nombre de spécialistes salariés qui découpent du passé devant un certain nombre d'étudiants. Dans la dispute présente de l'humanité, ceux qu'on nomme historiens n'ont même pas la fonction d'un état-major au service de l'un des deux partis, mais celle d'une arme à peu près comparable à celle de la seiche : ils giclent de l'encre pour brouiller la visibilité. Voici quelques avis de l'un des rénovateurs les plus admirés de cette secte d'insectes, Fernand Braudel : « Pour moi, l'histoire est la somme de toutes les histoires possibles – une collection de métiers et de points de vue, d'hier, d'aujourd'hui, de demain. » Tout ce que n'importe qui décrète histoire peut s'additionner à l'histoire ; l'histoire est un travail de spécialistes, pas l'activité de toute l'humanité ; n'importe quelle collection de points de vue s'y colle, on est même invité à faire crédit à l'avenir, ce qui n'est certes pas plus hasardeux que de faire crédit à Braudel. « Nous sommes contre l'orgueilleuse parole unilatérale de Treitschke : “Les hommes font l'histoire.” Non, l'histoire fait aussi les hommes et façonne leur destin. » Pour répondre à la première moitié de cette inversion rhétorique pour étudiants, si ce ne sont pas les hommes qui font l'histoire, c'est qui ? Et pour répondre à la seconde, je déplore simplement que, si l'histoire fait les hommes, elle ait malheureusement raté Braudel au passage. Enfin, qu'est-ce qui a changé entre 1930 et 1950 dans le Bordel intellectuel auquel l'histoire est ici réduite ? « (...) l'œuvre éclatante d'Ernest Labrousse, la plus neuve contribution à l'histoire de ces vingt dernières années. » Foutaises que la Commune de Barcelone et la double insurrection de Varsovie, pour ne citer qu'elles dans une période triste comme Labrousse. Pas étonnant que ceux qui font l'histoire, ceux qui la pratiquent, comme l'activité générique des hommes, ne songent plus seulement à s'approprier le titre, devenu répugnant, d'historien ! Ainsi, les ennemis de l'histoire, qui prétendent la congeler dans une spécialité scienteuse, remplissent leur fonction, dont ils n'ont plus conscience, dans le débat d'aujourd'hui : séparer l'histoire comme activité, et même comme possible, de la conscience de ses acteurs, même potentiels.

 

 

3) L'histoire est une activité présente

 

Après avoir propagé comme première impression que l'histoire n'est pas une activité, pas à la portée de tous, l'historien de profession véhicule celle-ci : l'histoire, c'est le passé. Quoique assez peu enracinée parce que vague et générale, cette idée, la plus répandue parmi les pauvres, contribue puissamment à les noyer dans la résignation. L'historien lui-même, dans son érudition poussiéreuse ou son savoir séparé, dans ses fixations libidinales qui étonnent sans attirer et racontent sans comprendre, et dans son récent exhibitionnisme qui magnifie sa repoussante vieillesse, s'intercale entre les pauvres et l'histoire comme une déchéance temporelle : sa personne même figure le passé. 

Il est important de parler ici un peu plus de l'historien qu'il ne le mérite, parce que, nolens volens, il est devenu l'autorité intellectuelle qui cautionne la perte de conscience historique. L'historien, aujourd'hui, est décalé de l'histoire présente en proportion de son décalage du terrain du débat présent. En vérité, il arrive que des historiens traitent des « sujets d'actualité », mais c'est alors refroidis au milieu de sujets appartenant à un passé qu'ils ont refroidi. Si bien qu'ainsi ils contribuent à refroidir cette actualité. Ces stérilisants acoquinements avec le présent agissent, selon le lieu commun, comme des exceptions, très rares, qui confirment la règle : l'histoire, c'est le passé. 

Jamais, dans leur travail sur le passé, les historiens ne tentent de s'en servir pour transformer le présent. Au contraire, l'histoire, comme étant exclusivement le passé, confirme le présent. Car le premier résultat de l'histoire exclusivement passée est que l'histoire n'est pas présente, est exclue du présent. Après avoir signifié par leur activité que l'histoire n'est pas une activité, les historiens signifient par leur retard que l'histoire est un retard. Ce résultat est renforcé par le fait qu'il n'est pas exprimé : évidemment, chaque pauvre, y compris chaque historien, sait bien qu'il y a de l'histoire aujourd'hui, indépendamment de la profession ; mais ça, c'est la théorie ! Dans sa pratique, le pauvre, y compris l'historien, vérifie quotidiennement le contraire, et l'affirme aussi bien : il n'y a plus d'histoire. Sans pouvoir le formuler, ce pauvre-là a la vague sensation qu'il est à la fois en deçà et au-delà de l'histoire, dans l'infini. En renonçant à changer le monde, il se persuade que le monde ne change pas, ne changera plus. 

Aussi, il lui est très difficile de s'identifier aux acteurs de l'histoire passée. Les historiens, selon leur chapelle, imposent l'un ou l'autre modèle qui a pour conséquence de justifier le pauvre dans la maussaderie sans projet de sa soumission : soit des personnages célèbres lui sont montrés dans leur quotidien et leur misère de manière que notre spectateur soit convaincu que les acteurs de l'histoire étaient aussi pauvres que lui, ce qui le flatte, ou qu'il est au moins aussi riche, sans avoir rien à faire ; soit, depuis le passé le plus lointain, c'étaient déjà les concepts abstraits qui faisaient tourner le monde, quoi que fassent les hommes, donc, inutile de bouger, ou alors, c'étaient déjà les pauvres, dans leur vie quotidienne et leur travail, dans leur « sexualité » et leur « culture », qui faisaient, même sans le savoir, l'histoire, donc, inutile de changer. Dans tous les cas, rien d'excitant, rien de grand, rien de beau : rien à prendre, ni même en main. Le passé n'est qu'un temps imparfait, par rapport au présent. Par conséquent, il vaut mieux être aujourd'hui que dans l'histoire. Dans le passé, traité comme il est, le pauvre moderne, traité comme il est, découvre seulement qu'il a intérêt à séparer aujourd'hui et histoire. 

Dans '1984', Orwell critique violemment la réécriture permanente du passé. A cette pratique stalinienne s'oppose le credo de l'idéologie dominante d'aujourd'hui, le principe d'une histoire objective, d'un passé dont il serait en quelque sorte possible de fixer les termes d'une manière définitive. Au contraire, le passé n'est pas seulement repensé, mais se découvre, et par conséquent se modifie à la lumière du présent. Le débat sur l'humanité change constamment d'arguments, de verbe, de champs de bataille, d'armes, de protagonistes et de perspectives, et donc de méthodes et de moyens d'observer, même d'exprimer le passé, tous nécessairement subjectifs. Ce qui différencie cette réécriture du passé de celle critiquée dans '1984' est que cette dernière est policière. Elle détruit et interdit celles qui l'ont précédée, ce qu'Orwell dénonce fort justement comme excès de mensonge, comme un anéantissement de l'histoire ; alors que la réécriture de l'histoire passée, qui est nécessaire au parti qui fait l'histoire, est la confrontation constante de toutes les contradictions de sa propre opération, du passé et du présent, de la connaissance et de l'ignorance, de la nouveauté et de son dépassement. 

Soit réaction à la transformation de l'histoire en passé, soit volonté de ramener le paradis sur terre, depuis Marx, la théorie la plus radicale prône l'idée que nous serions encore dans la préhistoire. L'histoire serait l'avenir, uniquement l'avenir. Finissons-en avec la préhistoire ici et maintenant. La préhistoire est une invention d'historien pour marquer la différence qualitative avec l'époque où il n'y avait pas encore d'historiens, déplacée par Marx pour marquer la différence qualitative entre la société communiste réalisée et la nôtre. Dans les deux cas la préhistoire est le temps antérieur à la maîtrise du débat de l'humanité sur l'humanité. Puisque notre époque révèle que l'écriture n'est pas la condition sine qua non de ce débat, rien ne prouve encore qu'une époque sans débat sur l'humanité ait jamais existé ; comme tout laisse supposer que le moment de la maîtrise de ce débat sera son silence final. C'est pourquoi le débat imparfait et indistinct qui a lieu ici et maintenant est bien toute l'histoire. La transposer dans l'avenir véhicule la même conception que de la confiner dans le passé : la croyance d'un temps éternel. Pour les uns, il n'y a plus d'histoire, le présent est éternel, pour les autres, il n'y a pas encore d'histoire, l'avenir est éternel. Pour les deux, le temps éternel est la félicité, c'est là que se réalise l'homme total. Pour ma part, je ne suis pas croyant. L'histoire a une fin, l'humanité aussi, et il n'y aura jamais d'éternité.

 

 

4) L'histoire est un jeu

 

L'histoire est le moment le plus bref imaginable, maintenant. Et l'histoire est tout le temps mesurable de l'humanité. Cette étendue étourdissante, qui paraît infiniment grande, n'existe que dans cet instant qui paraît infiniment petit. De ces deux grandeurs contradictoires, l'histoire tire sa gravité et l'inépuisable richesse du monde, un éclat de rire au milieu d'un cortège de misères. 

La fin de l'histoire, la réalisation de l'humanité, est le but de l'histoire. La réalisation de la vie individuelle n'est pas différente de la réalisation de l'histoire : c'est pourquoi aucune vie individuelle n'est encore réalisée. Le besoin de cette réalisation simultanée de l'individu et du genre contient seul la satisfaction définitive appelée bonheur. Mais le bonheur n'est encore qu'une idée invérifiée, un but indéterminé. C'est ce but, qui pourtant rend identique toute grandeur avec leur vie, et attire les humains comme un aimant, qui, pour l'instant, est encore au-delà de leur vie. Leur fin est le seul véritable besoin qui les fait vivre. C'est un besoin qui n'est fait proprement que du contraire du besoin. Aussi bien, la réalisation de l'histoire est à la fois besoin de l'individu et de l'humanité. C'est le besoin qui contient et fonde tous les autres. La gloire est l'empreinte dont l'histoire marque ceux qui s'en emparent. A notre époque, le peu d'estime pour la gloire, le peu de gloire même, mesure l'étendue de la résignation de l'humanité à se réaliser. 

Ceux qui ambitionnent la gloire, ceux qui savent ou veulent faire l'histoire, savent que l'histoire est un jeu. Pour les autres, qui en sont les pions, l'histoire est une succession de catastrophes : l'histoire est le débat dont ils sont le bâillon, la dispute dont ils sont le tampon, la guerre dont ils sont les cadavres, l'embrassade dont ils sont l'interdit. Les joueurs qui connaissent ce jeu extrême qui va au-delà de leur vie savent qu'eux-mêmes doivent aller au-delà d'eux-mêmes ; et, probablement, cela sera insuffisant. Loin de décourager, cette exigence démesurée attire. Je n'énumérerai pas les qualités qu'il faut pour gagner, car il les faut toutes. Je veux seulement signifier que le but, c'est la victoire : que l'histoire soit courte !

Les ennemis de l'histoire disent : que l'histoire soit longue ; et même : que l'histoire s'arrête ! Ce jeu absolu, ainsi, est le jeu pour la maîtrise de la totalité, qui appartient à l'humanité entière, mais aussi le conflit de l'humanité divisée. En effet, ce qui rend ce jeu absolu est qu'il n'a pas d'autres règles que celles, toujours et toutes éphémères, que se donnent les participants. Le sacré est une règle du jeu profane, l'infini est le labyrinthe de l'illusion dans l'histoire, l'absolu même n'est que la règle implicite de faire des règles explicites. 
L'histoire enfin est à la vie ce que le quotidien est à la survie, la mesure de son temps. Le jeu est l'activité générique de l'homme, où l'intelligence est l'unité du cœur et du cerveau. Dans son besoin de pratiquer le jeu, l'histoire, l'humain ne rencontre la nécessité que comme misère, comme accident, comme aliénation de son intelligence. Notre époque complète le monde en révélant le travail comme contraire du jeu, la nécessité comme contraire de la vie, le quotidien comme contraire de la richesse. Jamais la richesse n'est nécessaire. L'humanité peut survivre sans histoire. Les égarements du cœur et de l'esprit peuvent aller jusqu'à l'oubli du cœur et de l'esprit, jusqu'à la résignation. L'amour et le génie se sont raréfiés, incritiqués, dans l'inflation de leurs ersatz, de mêmes noms. Dans le jeu, il n'y a pas davantage de leçons à retenir que de lois respectables. La richesse pratique, l'histoire, n'a pour seule exigence, limite et principe que la volonté des humains, qui est leur goût du jeu, d'en finir. 

 

 

5) En définitive

 

L'histoire est le jeu de l'humanité entière et divisée, ici et maintenant. Elle a pour but la maîtrise et la fin de l'humanité et du temps.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

         
   


B) De l'histoire au quotidien
 

 
         
         
       
         
           

 

 

1) La révolte des pauvres met l'aliénation dans l'histoire

 

I- La révolution dite française consiste en cet unique bouleversement : des pauvres sans conscience ni discours forcent des décisions pour l'humanité dans une société où existent conscience et discours, mais contre elle. De cet éclat insensé naît la première contre-révolution moderne, la contre-révolution jacobine, imitée lors de toutes les autres, alliage de répression féroce et de récupération démagogique. Mais cette révolution a ouvert un débat qui dure encore. La raison ne suffit plus à l'humanité. De la pensée sans ordre dénonce l'ordre comme sans pensée. Comme un nuage radioactif, l'aliénation de ce violent événement traverse le monde et le temps au vent du doute, au soleil des révoltes. Depuis que ce spectre hante la société, la religion moderne est née.

Hegel est le théoricien de ce phénomène. C'est en vérité un phénomène de l'esprit. La logique de l'esprit humain n'est pas raisonnable. La philosophie de l'histoire de Hegel est ainsi l'état des lieux après la grande déflagration souterraine. On y trouve comme fin la conférence de paix entre les deux partis vainqueurs. Cette conférence de paix est l'Etat. Les deux partis vainqueurs sont les derniers princes, déjà en livrée, et les valets jacobins, déjà sur le trône : l'Etat est leur bien commun, leur moyen de communication. L'Etat cheville le royaume de l'homme avec le royaume de Dieu. De la même manière que l'histoire est devenue le curieux compromis entre ceux qui la font et ceux qui l'écrivent, chez Hegel, la finalité de l'histoire est un compromis entre le royaume de Dieu et le royaume de l'homme : le paradis éternel est à la fois l'Etat et le royaume de l'au-delà. Dédoublés, présent et avenir sont confondus.

Soyons reconnaissants au dernier individu à l'intelligence universelle de ces troubles compromis : ils portent en eux l'inquiétude et le puissant mouvement de cette époque, une insatisfaction qui cherche son contraire, une dialectique sans repos du sujet à l'objet, de l'objet au sujet, qui constate chaque passage comme une aliénation, consacre et discute la religion de la conscience, entrevoit une fin pratique de l'histoire. L'homme semble produire son centre de gravité, et il le produit hors de lui. Car ce que Hegel sur son piédestal entre Etat et paradis ne peut pas voir, c'est ceux qui sont sous ses pieds, ceux qui produisent les piédestaux, les Etats et les paradis, les Hegel et les Cieszkowski. La conférence de paix n'est que le traité d'alliance entre les partis vainqueurs, l'Etat est évidemment un mensonge sur la paix puisque la guerre continue. La conciliation qu'est l'Etat n'est que l'alliance de deux partis, la substitution d'une partie au tout, un acte de guerre.
 

II- Hegel est mort et tout continue. La contre-offensive pétrifiée dans l'Etat se voit soudain réattaquée de front. Dans le feu d'artifice soutenu de 1848 à 1871, de l'étroitesse des vieilles fortifications aux lourdeurs des religions, tout vole en éclats. Les pauvres, qui il y a cent ans n'existaient pas dans l'histoire, et il y a cinquante ans n'étaient encore devenus qu'un épiphénomène singulier, s'y manifestent comme acteurs principaux. Qu'ai-je dit là ? Les pauvres sont les acteurs principaux de l'histoire, les producteurs de la richesse ? Mais qui alors est riche ? Les derniers riches sont morts et tout continue. L'objectivité de l'esprit est enfin libérée. Mais on peut aussi dire : cette puissance sans pareille s'autonomise, ramasse en elle toute la richesse dont elle dépouille tous les riches ; et se retourne contre ses anciens maîtres qui ainsi cessent de l'être.

Les premiers jacobins sont morts et tout continue. Ce parti, serré de près dans la tourmente, éclatant sous les coups de toutes parts, se réforme dans sa prolifique progéniture. Marx est le théoricien de ce moment. Tout d'abord, entre les pauvres qui attaquent et les pauvres qui défendent, entre ceux qui rasent gratis et ceux qui conservent, Marx prend parti. Il n'y a plus moyen de faire autrement. C'est que, dans l'attaque, le piédestal de Hegel a été détruit. Il n'y a plus de souverains juges, équitables et équidistants entre les deux camps. Pour voir tout ensemble, il faut désormais être dans l'arène. La totalité est à faire, la subjectivité en est la clé.

Aussi le paradis dédoublé de Hegel trouve-t-il son unité chez Marx. Ce n'est plus l'au-delà de la vie, ce n'est plus le présent, qui sont la finalité de l'histoire, c'est leur mezzo termine, l'avenir. L'homme peut produire le paradis. Cette idée est capitale. Pour la première fois, non l'individu mais l'homme en tant qu'unité du genre humain a un but qui ne dépend que de lui, un projet. Les pauvres à l'attaque ont une perspective qui s'achève par un horizon. Tout a un sens. Dieu n'est plus nécessaire, il devient un mensonge. L'Etat n'est pas encore considéré comme un mensonge, mais n'est déjà plus qu'un instrument, une arme.

A l'attaque d'autant de conceptions vermoulues, les trompettes du jugement dernier retentissent. Dans la division rigoureuse de l'humanité en classes sociales, le parti des pauvres et ses ennemis tracent leur infranchissable frontière. La religion est dénoncée comme opium du peuple. Tout est produit par l'homme, l'apriorisme est aboli, et tout ce qui est produit est matière, la pensée est destituée de toute grandeur, de tout privilège, de toute immodestie. L'histoire devient l'histoire de la production. L'homme produit d'abord ses aliments, puis ce qui produit cette production, puis il se reproduit. L'humanité est une guerre autour du besoin alimentaire. L'homme total, une fois réalisé, mangera à sa faim, produira et se reproduira sans fin. Il faut aujourd'hui objecter que cet objectif n'est pas l'objectif des seuls humains, mais bien l'objectif de tous les animaux. C'est, cependant, négativement, grâce à Marx que nous pouvons aujourd'hui comprendre que les pauvres de son temps ne se battaient pas, malgré quelques apparences, pour un monde qui supprime le besoin alimentaire, mais contre un monde organisé autour du besoin alimentaire. C'est grâce à Marx et son compère Engels que nous pouvons aujourd'hui déduire que la révolution patriarcale est l'instauration d'une société bâtie sur le besoin alimentaire par le renversement d'une société bâtie sur le besoin de reproduction. Cette plus ancienne révolution, mieux devinée que connue, est la première explosion d'aliénation.

Aussi, chez Marx, l'aliénation apparaît dans sa jeune majesté régnante. Alors que le piédestal de Hegel, qui n'est que pensée, est minutieusement évaporé, se constitue, pour ainsi dire en raison inverse, ce sombre nuage au-dessus des têtes. Mais Marx, sans peur et sans reproche, le montre du doigt. Il n'est que dommage qu'en ayant soumis aux pauvres de son temps l'étendue de l'aliénation contenue dans le phénomène de la marchandise il soit demeuré invisible à ceux-là et à Marx combien ce phénomène était déjà partout. Marx a tenté de donner une théorie à un parti qui en cherchait une. Son échec est que cette théorie ait suffi à ce parti. Et c'est aussi pour beaucoup l'échec de ce parti. Mais c'est également la synthèse des foudroyants progrès de l'aliénation, alors. La victoire de l'empirisme sur la spéculation, du matérialisme sur la dialectique, de l'économie sur le déisme, consacre cette éclosion, d'autant mieux qu'elle se présente comme son antidote.
 

III- Entre 1917 et 1921, de Strasbourg à Iekaterinoslav, une offensive sans précédent change l'époque. Des pauvres nouveaux, inconnus au bataillon du passé, apostrophent maintenant le temps. Au-dessus des frontières d'Etat vacillantes, mais sans leur donner le coup de grâce, ils s'organisent partout tout seuls. Leurs conseils, qui n'ont d'autres modèles qu'eux-mêmes, jaillissent partout comme autant de questions impératives. Les voilà qui parlent tout seuls : leur nouvelle langue qui est une décomposition de l'ancienne, comme leur révolution est la décomposition d'une guerre, a perdu la conscience de l'histoire. La culture, le discours de la maîtrise sur le monde s'y suicide dans un ultime feu d'artifice. Proust, Joyce, Kafka, Dada, Schönberg et Berg, Musil, Brecht, Freud et Reich surnagent comme des retombées sur l'adulation naissante du sport de masse et du cinéma. Mais déjà, comme une ivresse dont la gueule de bois serait simultanée, l'attaque de ces pauvres si proches de nous se dérègle dans les ravages de l'esprit. Les voilà hagards et menaçants, arrivés comme la foudre sur les canons que l'ennemi n'a pas eu le temps de charger. Mais que font-ils ? Ils s'assoient, ils discutent, ils boivent, ils implorent le ciel. Ils se posent mille questions sans y répondre, font mille gestes désordonnés sans y donner suite, se disputent comme des enfants. Maintenant le canon est chargé ; maintenant le canon fait feu. Au pas cadencé des bolcheviques la contre-révolution arrive, tirant sa vigueur de celle de la rue. Elle est toute marxiste, c'est-à-dire ennemie de Marx. Ces idéologues s'imposent dans cette bataille de la pensée en imposant, à leurs ennemis révoltés contre la pensée qui conserve, leur idéologie qui déjà conserve, comme moyen de communication. Et voyez, cette condition nécessaire à leur soumission est suffisante : des fusils se retournent, des débats s'étouffent, se perdent, s'aliènent. Les puritains de la gestion, les prêtres de la matière, les policiers de l'esprit, confisquent la dispute sans la résoudre. La terreur qu'elle leur a causée ne disparaîtra que retournée contre ses auteurs dans la plus sanglante répression jamais menée, entre 1936 et 1945.

Lukács, qui a oscillé toute sa vie entre les deux camps, est le théoricien, et 'Histoire et conscience de classe', la seule tentative de conscience, en son temps, de cette offensive sans conscience. Ce qui distingue ce théoricien de l'histoire des historiens qui depuis Taine et Mommsen s'organisent en profession et prétendent à la science est sa conscience de l'enjeu de la dispute dont il est contemporain, la totalité. Mais déjà les bourrasques de la division de la pensée sont telles qu'il est obligé de se raccrocher à ce concept avec plus d'obstination que de persuasion. Car les progrès massifs de la pensée objectivée, épaisse fumée de la bataille, ne permettent alors plus de voir tout ensemble, lorsqu'on s'aventure sur le terrain. Et le constat que Lukács parvient encore à tirer de ces progrès et de leurs résultats sur la bataille est toujours vrai : les pauvres, divisés alors en classes économiques, y compris par Lukács, sont eux-mêmes dans l'aliénation. Le parti de la subjectivité est contraint de se combattre lui-même. L'aliénation devient la question centrale. L'ennemi n'est plus le débatteur adverse, mais celui qui protège l'aliénation ; car il protège alors l'impossibilité du débat.

 


 

2) L'aliénation triomphe dans le quotidianisme

 

I- Le mouvement de la pensée est fort mal connu. C'est que, depuis Hegel, qui s'en était tant inquiété, le mouvement de la pensée a continué à devenir étranger à soi-même. De la pensée se scinde sans cesse de la conscience. Ce que la conscience conçoit mal, c'est que la pensée continue de se scinder hors de la conscience. L'opération qui rend la pensée étrangère à elle-même (qui scinde la pensée de la conscience ou la pensée en elle-même hors de la conscience) est appelée l'aliénation. La pensée non consciente, qui agit hors de et sur la conscience, est la pensée objective, l'esprit.

Ce n'est pas le lieu ici de faire la nouvelle phénoménologie de l'esprit moderne. Mais l'histoire aujourd'hui s'avère d'abord et surtout une inondation d'esprit, sans équivalent. Et ceci avec en son milieu une idéologie qui est tellement ancrée dans le contraire de cette évidence qu'elle ne songe même plus à nier ce qui pour la majorité des contemporains sonne comme une absurdité. En effet, l'idéologie dominante admet que la pensée est la seule chose qui s'anéantit aussitôt émise. Jusque dans la population profane en « sciences physiques », il est considéré comme irréfutable qu'aucune « énergie » ne disparaît sans se transformer en « matière » et inversement. Chaque chose étant énergie ou matière, il n'existe rien qui puisse s'anéantir, se transformer en rien. Seule la pensée bénéficie de cet extravagant privilège, paradoxalement conféré par les penseurs « matérialistes ». Ceux qui la nomment appellent une « pure pensée » une pensée qui s'anéantit. Une pure pensée n'est en effet plus aujourd'hui une pensée libérée de tout empirisme, puisqu'il est communément cru, contre Kant, et en observant l'activité des cellules cérébrales, qu'une telle pensée n'a jamais existé, mais une pensée qui disparaît sans traces. Il suffit que quelqu'un de raisonnable frappe dans ses mains, et là où il y avait à l'instant une pensée indubitable, il n'y a absolument plus rien ! Cet inexplicable phénomène se double généralement de son contraire, tout aussi inexplicable : il existerait en effet des pensées, émises, qui ne se transforment jamais, deviennent immuables, éternelles ! Enfin, une minuscule proportion de la pensée est reconnue se transformant. C'est l'héritage d'observateurs inquiets et soucieux d'une époque déjà passée. Hegel, Marx, Freud, Breton, ont su signaler l'aliénation dans la pensée même, dans les choses, dans les hommes. Aussi l'aliénation est-elle encore considérée comme lors de ces premières découvertes : comme une maladie de l'esprit individuel ou comme la vapeur de la locomotive de l'histoire. Car c'est toujours de ces deux façons qu'elle se manifeste d'abord, alors même qu'elle apparaît déjà comme la pollution même de la société et comme l'individualité même de l'esprit.

Posons maintenant qu'aucune pensée ne s'anéantit jamais et que toute pensée se transforme. Posons en outre qu'elle ne se transforme pas qu'une seule fois, qu'elle est capable de se transformer en dehors de tout émetteur de pensée, toute seule ; puis qu'elle est capable de se fondre dans une pensée non transformée ou en cours de transformation, et même de revenir dans son émetteur qui est simultanément récepteur. Quelle folie furieuse, quelle vapeur opaque, quel sac de nœuds ce serait ! Eh bien, quel sac de nœuds c'est ! Et pour mesurer l'accélération récente du phénomène entre l'époque de Lukács, où il n'existait pas même deux milliards d'émetteurs-récepteurs de pensée, et la nôtre, où il en existe à peu près cinq (sans compter tous les accélérateurs, relais, écrans et factices robotiques construits depuis), il suffit de tenter l'expérience analogique suivante : placez deux émetteurs-récepteurs de son avec des bandes sonores différentes en marche simultanément dans une pièce fermée. Puis placez-en cinq, également avec des programmes sonores différents dans la même pièce. Vous entendrez la différence de compréhension entre une époque qui prétend maîtriser l'aliénation et se demande si elle est nécessaire à la pensée et un monde où l'aliénation elle-même abolit les questions à son sujet.

Un lieu commun récent voudrait que la désaliénation ne suive pas d'autres chemins que ceux de l'aliénation. Il n'existe rien qui soit de la désaliénation. L'aliénation, si mal connue de ceux qui l'ont à la bouche, ne peut disparaître que dépassée. Pour l'instant, elle s'étend. Il paraît tout à fait conforme à sa perpétuité et à l'impossibilité de la dépasser d'édicter de petites recettes individuelles contre l'aliénation. Elle est d'ailleurs le marais que la logique aristotélicienne et les recueils de maximes et d'aphorismes n'ont jamais pu pénétrer. Aujourd'hui ce marais recouvre cette logique et ces recueils, si bien que leurs chemins bien balisés sont devenus aussi glissants qu'alentour. L'écrasante majorité des humains la tolère et la promeut, souvent avec admiration devant une telle grandeur, comme si c'était une fatalité. Une petite minorité l'attaque, d'ailleurs sans le savoir. Cette minorité est le parti de l'histoire. Ses constituants qui ne désaliènent rien font l'histoire aujourd'hui en dépit des autres et contre eux.

C'est pourquoi la révolution dont est issu Lukács, conséquemment toutes celles qui y ont abouti, est d'abord le fait de poser une question, la question de l'aliénation. Et la contre-révolution n'est pas la réponse, mais l'impossibilité de la réponse : l'oubli de la question. Cependant, dans cette défaite, cette révolution a produit des réponses partielles que l'humanité possède désormais : poser la question de l'aliénation, c'est nécessairement faire une révolution ; faire une révolution, c'est au moins poser la question de l'aliénation. Et même dans l'oubli de la question se cache une réponse : la révolution est comme la pensée dans l'oubli, dans la défaite : elle se transforme, elle s'aliène.
 

II- La révolution de l'époque de Lukács a produit la plus puissante émission de pensée observée dans le monde jusque-là ; sanglantes jusqu'en 1945 compris, ses traces durent au-delà de la violence et de la durée de sa répression. Les ennemis de cette révolution, les ennemis de la question de l'aliénation se sont organisés peu à peu en prêtres de l'aliénation, sans conscience ni de leur religion ni de leur maître. L'histoire était l'activité qui posait la question de l'aliénation, l'histoire avait pour principe une telle révolution, l'histoire elle-même devait être aliénée.

1945 est devenu le big bang de l'histoire, la dernière date universellement reconnue, la fin provisoirement provisoire de l'histoire. L'opposition de façade des deux partis vainqueurs de la révolution, celui qui était opposé à toute révolution (Hitler, Churchill, Roosevelt) et celui qui était chargé de sa récupération (Lénine, Trotski, Staline), celui qui ne veut plus de révolution au-delà de 92 (la Plaine des démocrates occidentaux) et celui qui n'en veut plus au-delà de 93 (la Montagne des bureaucrates marxistes), celui qui étouffe la question de 1917 (CIA, FBI) et celui qui prétend y avoir répondu (KGB), est leur conférence de paix, leur complicité dans l'aliénation de l'histoire. En 1945 commence l'aménagement d'un temps sans histoire, privé d'histoire, un temps d'« histoires privées ». La « guerre froide » n'est que la période transitoire dont la durée est déterminée par la durée de vie de ceux qui ont connu, ou pu connaître, une conscience de l'histoire avant big bang. Mais la conscience de l'histoire, qui depuis 1917 est d'abord la conscience de l'aliénation, s'engloutit dans l'aliénation de la conscience. Tant que la dispute sur le monde tend à passer pour la dispute entre ses jacobins, l'histoire tend à passer pour passée.

Trois conceptions de l'histoire coexistent pacifiquement dans la conférence de paix qui est censée abolir l'histoire. Cette tolérance réciproque n'est possible que par l'absence de débat entre les tenants de ces conceptions. En coexistant pacifiquement, ces trois conceptions inconciliables de l'histoire contribuent à dissoudre l'histoire, de même que les conférenciers de la guerre froide, si convaincus du millénarisme de leurs résultats. Mais ramenées à la question de l'aliénation formulée dans sa totalité (quelle est la fin de l'aliénation ?), à la téléologie, les différences de ces trois conceptions s'épanouissent dans les réponses à une même question, appartenant singulièrement à la théologie : où se situe le paradis ? 

La première est la conception conservative de l'histoire. Comme dans l'ancienne Chine, où la croyance le situait à l'époque antérieure à la plus ancienne dynastie, la dynastie Hsia, le paradis est ici dans le passé. Ce passé est le modèle du présent. Mais plus il s'éloigne dans le mythe, plus il est difficile à égaler. Impossible à dépasser, il peut être au mieux atteint dans l'imitation. Cette conception est très minoritaire dans le monde aujourd'hui. Seules quelques sectes religieuses la prônent. Mais s'y apparentent d'assez près les ultraconservateurs de toutes tendances, et d'à peine plus loin tout conservatisme. Elle est une couleur très vive, qui serait très rare pure dans ce tableau, mais très répandue mélangée.

J'appellerai déiste la deuxième conception de l'histoire. Elle prévoit un au-delà après la vie. Personne ne se risque plus à la théoriser dans ce monde matérialiste qui n'a pas pris non plus la peine de l'expurger. Comme une couleur qui n'existerait que mélangée, elle serait cependant mélangée à toutes les autres. Elle correspond aujourd'hui à la peur et à la soumission, à l'irrationalité secrète et au sentiment de l'histoire. Aussi est-elle fort partagée mais peu défendue, honteuse et intérieure. Elle est la moitié du compromis de Hegel, amputée de son lien acrobatique avec l'Etat, dans un monde qui l'a amputée, elle, pour conserver l'Etat. Les progrès de cette conception s'affirment en proportion du progrès de l'indifférence à l'histoire, si bien que, dans le moment où sera renversée la domination odieuse de la raison, il y a fort à craindre que ce ne soit cette conception-là qui retienne encore ceux qui viendront d'accomplir ce renversement. Jamais exilée formellement malgré la perfidie reconnue de ses cabales, cette reine douairière qui végète dans une existence semi-officielle rallie les croyances au détriment de ce qui les dépasse dans la même mesure que les religions rajeunies en douce dont elle provient.

La troisième conception de l'histoire est celle de Marx et du matérialisme économiste. C'est l'humain qui fait son paradis dans un avenir prévisible quoique non encore défini. Cette conception est la seule universellement approuvée ; elle est nettement la dominante de couleur du tableau. Même ceux dont le décor est conservateur ou déiste, ou les deux, s'y rendent s'ils sont sommés d'argumenter. Cette troisième conception se divise en deux tendances : pour la première, celle de Marx même, devenue fortement minoritaire, il est nécessaire de faire la révolution pour atteindre le paradis ; la seconde est d'accord avec cette idée du paradis, mais diverge sur la manière d'y parvenir. La haine de la révolution est à tel point la seule certitude affichée par cette tendance qu'elle va insensiblement déplacer « son » paradis vers le présent, devenant pratiquement de la sorte une quatrième conception de l'histoire. Mais comme de ces tendances, il s'agit aujourd'hui de dénoncer l'unité plutôt que les origines de l'antique scission, je continuerai de les appeler des tendances. Reste, avant leur examen plus approfondi, à signaler que les héritiers de Marx, la tendance révolutionnaire, sont ceux qui ont seuls combattu entre 1945 et 1978 la conférence de paix permanente dont les deux partis constituent ensemble la deuxième tendance ; et que, malgré la disproportion grandissante en faveur de la deuxième tendance, la première s'est maintenue au-delà de toute cette période, ce qui n'a eu pour principale conséquence que de prolonger la guerre froide.
 

III- L'effacement progressif de 1917 fait grandir le mythe de Marx et le diktat orwellien de la guerre froide ressuscite dans l'indignation les derniers feux de la tendance révolutionnaire. « Il faudrait bientôt la quitter, cette ville qui pour nous fut si libre, mais qui va tomber entièrement aux mains de nos ennemis (...). Il faudra la quitter, mais non sans avoir tenté une fois de s'en emparer à force ouverte... » Ainsi, l'arrière-garde de 1917 est partie une dernière fois à l'assaut, mêlée à l'avant-garde de 1978. Après une génération d'hébétude et de stupeur, une jeunesse déjà si pauvre qu'elle a oublié l'histoire prépare l'offensive de sa vie. Le paysage alentour a changé : la fascination pour l'esprit au-delà de l'idéologie, la barbarisation des pauvres, l'irrespect massif des lois commencent à s'exprimer de manière désordonnée. Déjà en décomposition, la classe ouvrière reproche aux marxistes en Chine et en Europe de l'Est, puis de l'Ouest, de trahir Marx. C'est vêtu de marchandises et la télévision allumée que le débat sur l'aliénation resurgit dans des borborygmes sans syntaxe apparente. Et quoique en liquidation officielle, l'histoire comme pratique de l'humanité est ranimée en des foules anonymes et qui l'ignorent.

Avec l'Internationale situationniste puis dans 'la Société du spectacle', Debord est le théoricien de cette ébauche d'offensive. Peu avant 1968, les situationnistes avaient commencé un déménagement du point d'observation critique. En reconnaissant la fête dans la révolte (qui n'est plus un devoir) ou l'ambiance dans la ville (qui devient terrain de jeu), ils indiquent au passage le puissant déferlement de la pensée inconsciente sous sa forme la plus irrationnelle, la plus passionnante. Non sans une détermination enthousiaste, ils ouvrent finalement le quotidien à la publicité. La pénurie de débat sur le monde, depuis 1921, avait généralisé ce temps esclave.

Debord, dernier théoricien de l'histoire de la tendance de Marx, expose l'histoire de la conscience historique et l'histoire de l'histoire elle-même. C'est l'étendue du décalage entre la conscience historique et la conscience de ceux dont Debord pense qu'ils font l'histoire, c'est-à-dire qu'ils feront la révolution, qui rend cette démarche déjà si nécessaire. Cette même époque l'oblige également à opposer temps cyclique et temps irréversible, puis à nommer le temps quotidien comme étant le temps pseudo-cyclique qui s'oppose au temps historique. Il est difficile de comprendre que la critique sans ambiguïté du temps quotidien que Debord est le premier à faire a pu être comprise à l'inverse, comme une apologie du quotidien, par autant de ses lecteurs déclarés. En revanche, la finalité de l'histoire y est toujours celle de Marx, le paradis réalisable dans un avenir proche : « Le monde possède déjà le rêve d'un temps dont il doit maintenant posséder la conscience pour le vivre réellement. » Apparemment, il était encore bien difficile en 1967 de dire que le monde possède encore le rêve d'un temps dont il doit maintenant posséder la conscience pour le dépasser réellement. Cette tendance du parti économiste qui soutient la révolution la mythifie toujours parce qu'elle mythifie ses conséquences : « Le projet révolutionnaire d'une société sans classes, d'une vie historique généralisée, est le projet d'un dépérissement de la mesure sociale du temps au profit d'un modèle ludique de temps irréversible des individus et des groupes, modèle dans lequel sont simultanément présents des temps indépendants fédérés. C'est le programme d'une réalisation totale, dans le milieu du temps, du communisme qui supprime “tout ce qui existe indépendamment des individus”. » Devant nous, la guérite irréversible, au-delà, l'éternité. C'est ce qu'il y a de communiste dans le millénarisme qui fait distinguer à Debord les millénaristes des autres religieux, et c'est ce qu'il y a de millénariste dans le communisme qui me fait dire que le communisme est un succédané millénariste du paradis. La religion est la contradiction de l'histoire en temps que croyance en un temps infini pour l'humanité. C'est Norman Cohn qui aurait donc raison contre Debord, et les « espérances révolutionnaires modernes qui sont des suites irrationnelles de la passion religieuse du millénarisme ». La différence entre Debord et les millénaristes est que lui ne croit pas en Dieu. Il n'en exprime pas moins, fondamentalement, le même rêve religieux que les millénaristes. Car le but de l'histoire serait de réaliser l'homme total, mais sans le supprimer ; de retrouver (plutôt d'ailleurs que de seulement trouver), comme si elle avait été perdue dans quelque nuit des temps bien regrettée (sorte de période pré-Hsia), la maîtrise de la totalité, mais dans l'infini : tout le monde jouera avec le temps, mais sans cesse. Cette fin du temps est sans fin. L'instauration des temps indépendants et fédérés, la révolution, sera en fait le dernier acte historique de l'humanité. Car même si la suite est prévue théoriquement comme l'essentiel, l'essentiel est bien l'instauration de cette suite, à côté de quoi cette suite est indifférente : des temps indépendants fédérés simultanément présents. Les ennemis de toute révolution à venir ont partiellement réussi à discréditer toute révolution à venir en caricaturant en « grand soir » ce moment mythique de la production par les humains de leur fin infinie. Nonobstant ces quolibets, des ultra-« révolutionnaires » autoproclamés proclament encore que nous vivons dans quelque préhistoire et que l'histoire ne commencera qu'avec ce big bang. Déchantez, camarades. L'histoire est là, tout le temps. L'histoire est l'activité des hommes, même aliénant leur conscience, même englués dans le temps pseudo-cyclique, même si cette activité nous contredit. Chaque activité humaine n'est pas historique, mais toute l'activité humaine est historique. Et au-delà d'une révolution, il y a une autre révolution, et ce mouvement a une fin, qui est la fin de l'humanité, sa réalisation. Et cette réalisation est en même temps la suppression du temps. L'histoire est la preuve de la fin du temps.
 

IV- Malgré qu'elle n'ait jamais produit en guise de théoriciens que des carpettes à idéologie, non citables hors de l'injure, la tendance ennemie de toute révolution dans la conception économiste de l'histoire commande aujourd'hui à l'écrasante majorité des humains. Elle est marxiste, c'est-à-dire en opposition à celle de Marx ; elle reprend les catégories de l'économie politique, simplement dans un détail infini, qui exclut toute critique et même toute conception de la totalité. Le matérialisme y est monde. Le paradis y est réalisable par les hommes, sur terre. Mais aucune révolution ne sera nécessaire à cette réalisation. Le big bang, qui pour Marx, Lukács et Debord est la révolution à venir, a déjà eu lieu. En 1945, les disciples du stalinien Lénine qui disent que la révolution a déjà eu lieu et les évolutionnistes positivistes qui prétendent que la révolution a échoué, donc qu'elle échouera toujours, entrent en conférence de paix éternelle. Ainsi, la date de cet accord, 1945, se substitue à la date de cette révolution, 1917.

Le paradis est certainement dans l'avenir, puisqu'il est impossible de convaincre les vaincus qu'ils sont dans le paradis, mais l'insensible évolution qui y mène laisse indéterminé à partir de où et quand commence le paradis. De sorte que le paradis peut très bien avoir déjà commencé. Depuis big bang, nous vivons dans le meilleur des mondes. Si un sourcil se fronce à l'énoncé de cette énormité, il est toujours possible d'ajouter : sauf que l'autre signataire de la conférence de paix de 1945 existe toujours. Ainsi le spectacle diffus et le spectacle concentré, pour parler comme Debord, s'appuient l'un sur l'autre. Leur nécessité réciproque dure tant que des sourcils se froncent à l'énoncé de leurs énormités concernant la finalité de l'histoire, tant qu'existe le parti de Debord.

1968, qui commence quelques semaines après la publication de 'La Société du spectacle', est ce froncement de sourcils, l'irruption soudaine, pratique et visible de l'histoire, la fin du débat de 1917. Ce dernier soubresaut du parti vaincu alors repose aussitôt la question de l'aliénation et montre dans le monde entier et dans le temps irréversible l'effrayante étendue acquise par l'esprit objectif indépendant. C'est ce qui a fait penser à beaucoup de contemporains que cette dernière manifestation était le début d'une époque.

Mais l'étouffement de cette lueur caractérise la victoire de ces autres millénaristes, les millénaristes contre-révolutionnaires. Maintenant il devient possible d'insinuer qu'avenir et présent sont la même chose, que le paradis n'est que cette unité, que le monde ne changera jamais. La révolution a déjà eu lieu, la révolution échouera toujours. L'histoire n'a plus de sens. A l'insulte des situationnistes vaincus, le quotidien devient la mesure dominante du temps. Les historiens deviennent les salariés réduits à vérifier au public que le quotidien est une fédération de temps indépendants, dans le passé, puisque l'histoire est désormais le passé, antérieur à 1945. Ainsi naît un quotidien à Confucius et à Montezuma, aux esclaves d'Athènes et au peuple de Rome, aux paysans allemands de la guerre de Trente Ans et aux jacobins de la révolution de 1789. Cette apologie du quotidien est l'apologie de la misère à laquelle sont d'ailleurs également soumis ces apologistes et leurs employeurs. Par conviction ils inculquent avec enthousiasme aux pauvres que leur défaite de 1917-1921 est en fait une victoire. Depuis 1945 règne ce grossier sophisme populiste : la victoire de la pauvreté, c'est la victoire des pauvres. Par conséquent, dans le passé (dans l'histoire), les vainqueurs du monde, les gardiens du paradis, ont toujours été des pauvres, ceux qui comme tous aujourd'hui croupissaient dans le quotidien. En vérité, dans le passé (dans l'histoire), ce ne sont pas les grandes actions, le génie ou la richesse prodiguée qui comptent, non, c'est la misère quotidienne, puisque aujourd'hui il n'y a plus de grandes actions, de génie ou de richesse prodiguée, puisque aujourd'hui c'est la misère quotidienne qui triomphe, seule, en définitive. Et si ces pauvres d'antan étaient alors tenus pour quantité négligeable et qu'on leur déniât toute humanité, ce n'est pas parce qu'ils étaient quantité négligeable ou qu'ils n'étaient pas humains, c'est par une ruse des vilains riches qui éclaire bien leur aveuglement : ils ne reconnaissaient pas la notion de quotidien.

Cette vision quotidianiste de l'histoire est aujourd'hui enseignée dans toutes les écoles. Et depuis que les écoles forment les pauvres, l'histoire y est un objet de dégoût. L'histoire y paraît une abstraction absurde sans rapport avec leur survie. Le militantisme quotidianiste renforce ce rejet. Si l'histoire n'est que le quotidien du passé, quel intérêt ? Si le passé n'est que la glorification du présent, quel besoin de connaître le passé ? Qu'importe l'histoire, puisque le résultat de l'histoire est que ce que nous faisons n'est pas de l'histoire, et qu'il n'y a plus d'histoire à faire ? Ceux qui ont fait l'histoire, les riches du passé, ne sont pour les pauvres d'aujourd'hui que des monstres, même découpés en petites rondelles quotidianistes télévisuelles, où ils ne ressemblent plus qu'aux caricatures chamarrées des pauvres qui les comparent à leurs présentateurs. Aussi l'histoire passe-t-elle enfin pour un hobby, une manie, au mieux une érudition masturbatoire assez proche de la philatélie. Les pauvres modernes, dont chacun est affligé d'un ou de plusieurs dérivatifs analogues, n'ont aucune raison d'en douter : le quotidien lui-même est beaucoup plus riche que l'histoire quotidianiste.

Les historiens quotidianistes, cependant, pénètrent encore assez souvent dans la période après-big bang, au nom de leur spécialité. Mais ils ne sont là que convoqués en garants d'une néo-historicité dont le brevet leur échappe. Il existe, en effet, des spécialistes du présent, les professionnels de l'information quotidienne (la langue française procède à cette réduction significative : pour journal quotidien elle dit simplement quotidien), qui parfois s'appuient sur l'autorité intellectuelle présupposée aux historiens pour accorder le label d'historique à quelque événement qu'ils ont besoin de grossir. Et comme ils sont nombreux et en concurrence, ils ont souvent recours à cette ficelle. Si bien que le qualificatif d'historique s'est avili en superlatif dans le langage quotidien. Dire d'un objet ou d'un événement qu'il est historique ne signifie plus que dire qu'il prévaut sur les objets ou événements de même espèce. Aucun cynisme, aucune vue d'ensemble ne président à un nivellement aussi navrant. Au contraire, leurs auteurs, dont les trucages et désinvoltures ne sont déterminés que par des impératifs au jour le jour, croient eux-mêmes que l'image distordue qu'ils fabriquent est le monde réel. Ainsi, l'état d'urgence permanent selon lequel il est interdit de faire jamais d'histoire s'énonce inversement : l'histoire se fait tous les jours.

Dans la société quotidianiste, les informateurs occupent en ceci la place des historiens de l'Antiquité : ils sont les médiateurs entre ceux qui font l'histoire. C'est pourquoi leur importance est grandissante. Ils ont pour parti, par position et par principe, d'empêcher toute histoire, d'arrêter le temps. Le présent, leur gagne-pain, doit être infini. Depuis 1945, leur activité peut se diviser en deux périodes. Tout d'abord une période d'installation : les événements sont découpés de manière égale et quotidienne, c'est-à-dire qu'il est fait abstraction de la qualité historique d'un fait ou d'une action. Cet intensif martèlement d'informations syncopées se déploie aussi en extension. En musique, cette frénétique provocation de frénésie est appelée le rock. Ce quotidien est une succession de temps indépendants fédérés simultanément présents. Il naît un quotidien à la ville et à la campagne, au Gujarat et dans l'Alentejo, à l'ouvrier et à l'astronaute, à mon boulanger et à son chien, aux homosexuels et aux maisons de la culture, à l'amour et aux micro-ondes. Très vite, en découpages égaux se trouvent juxtaposées toutes choses. Les causes et les effets, l'a priori et l'empirique, la logique sont perdus dans un rythme accéléré, livré à lui-même et qui dépasse de beaucoup, en l'y attachant, toute conscience. A travers ce processus de l'aliénation, la perte du jugement historique est devenue aujourd'hui universelle. La mémoire elle-même se rétracte dans la mémoire des coups reçus, dans la mémoire des sensations. Prenez n'importe qui de votre entourage et demandez-lui quels ont été les principaux événements il y a trois ans, il y a cinq ans, et pourquoi ils ont été principaux. Appelons cette embarrassante expérience le premier jeu postsituationniste.

Parmi les historiens, de plus en plus dégradés en faire-valoir décrépits de l'information quotidianiste, a commencé une réaction contre cette période. Il s'agissait de réhabiliter une soi-disant histoire événementielle. Pour le plus grand dommage de ces ridicules historiens, tous les arrivistes novateurs, affluant en masse vers l'information quotidianiste depuis son premier grand coup d'Etat moderne dans l'affaire du Watergate (en Europe, chaînes de télévisions privées, radios « libres » et quelques nouveaux journaux dont 'Libération' est le prototype), ont aussitôt repris à leur compte cette réforme. L'information a désormais le pouvoir de fabriquer et de déterminer des événements historiques ; passer sous ses fourches Caudines est le seul certificat qui permette à un poète, un savant, une vedette, un policier, d'être reconnu. D'autre part, la principale opposition qui restait à son autorité était l'indifférence qu'avait générée la monotonie de son découpage, qui rendait identiques faits et actions comme des marchandises fabriquées à la chaîne. La faction novatrice de l'information quotidienne commence donc à assembler des bouts d'informations quotidiennes en tas artificiels qui deviennent des pseudo-événements historiques. L'unité du spectacle diffus et du spectacle concentré, le spectacle intégré pour parler comme Debord, s'épanouit avec un tel succès qu'il rallie maintenant les tendances les plus conservatrices de la profession. Ce qui se perd maintenant est la capacité analytique et la capacité synthétique, c'est-à-dire le plaisir de choisir, la négativité de trancher, la certitude de savoir. L'ignorance des faits grandit avec le conformisme de l'appréciation. Le sentiment provoqué chez l'informé est devenu le but de l'information. Prenez n'importe qui de votre entourage et demandez-lui quels sont les trois, les cinq principaux événements de l'année écoulée, et pourquoi. Le résultat sera la résultante de deux facteurs : d'abord l'importance quantitative du spectacle d'un événement, ensuite la proximité de cet événement dans le temps ; et le pourquoi sera n'importe quoi, mais en accord ou en réaction au pourquoi suggéré par l'information dominante. Faisons que cette dramatique expérience mérite d'être appelée le dernier jeu postsituationniste.

La déchéance de la conception de l'histoire vers le quotidien est le progrès de l'aliénation, non seulement dans l'histoire, mais de l'histoire elle-même. Maintenant l'histoire n'a disparu ni avec Debord, ni avec l'information quotidianiste, ni même dans son début de scission d'avec elle-même. Les faits et les actes n'ont pas disparu ; mais il faut réapprendre à les découvrir. Et les pensées conscientes ne sont que dissimulées sous la vase de mensonges qui recouvrent ces faits et actes. Libérez ceux-ci et celles-là vous sauteront au cœur comme la richesse du monde.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

         
   


C) La partie en cours
 

 
         
         
       
         
           

 

 

La définition de l'histoire est la thèse, la perte historique de la conception de l'histoire l'antithèse. L'unité de l'histoire et de la négation de l'histoire, qui supprime leur indépendance, la synthèse, est le monde actuel. Un dialecticien scrupuleux, si toutefois il en existe encore, pourrait facilement dénoncer des manques de rigueur méthodologiques dans l'apparition de cet ici et maintenant déterminé. Mais peut-être est-ce là précisément la vérité de notre temps. Dans l'aliénation surtout, la dialectique semble devenir la mesure du retard de la conscience. La dialectique est un moyen, historique, de la conscience. Mais si ce moyen, rigoureux, devient un corset, lourd et pénible à l'usage, s'il ne peut plus rendre compte de la nouveauté qu'avec retard, alors il devient impropre au parti de la nouveauté. Aussi, un discours où l'impromptu se mêle à la dialectique n'est pas nécessairement maladroit ou de mauvaise foi, car ainsi est le mouvement de l'esprit de notre époque. Le latin déjà mauvais de Grégoire de Tours authentifiait plus qu'il ne discréditait son époque si dense en miracles barbares. 

L'histoire est définie comme un jeu. Le quotidianisme triomphant n'est pas d'abord l'ennemi dans le jeu, mais l'ennemi du jeu. Mais le rapport entre un parti qui joue et un parti qui nie le jeu est un jeu, ou plus exactement, une partie du jeu. Comme chaque commencement de l'histoire a la prétention d'être le commencement définitif de l'histoire, chaque partie de ce jeu commence dans la prétention d'être la dernière. Chaque partie contient la totalité de l'histoire, la perspective et la certitude de l'achever. Cette unique limite extérieure, si simple et absolue, se réfléchit dans la partie en cours comme division entre les deux partis, simple et absolue, comme unique règle du jeu. 

Cette règle, au fond, n'énonce rien d'autre que : le jeu est une guerre, ici et maintenant. La guerre n'est rien que la phase du jeu où les règles sont le moins bien établies, mais où celles qui le sont le sont le mieux. Aussi les concepts de la guerre sont-ils souvent les plus adéquats pour rendre compte de la partie en cours : stratégie et tactique, offensive et défensive, théâtre d'opération et terrain de bataille. Les catégories de la pensée y deviennent des armes. Malgré ou peut-être à cause qu'il soit aujourd'hui dénigré, le courage est ce qui manque le moins dans la partie en cours, à condition qu'il retrouve son orientation. Sang-froid, patience, intelligence de l'ensemble du théâtre des opérations, sont des vertus également tombées en désuétude dans les deux camps. Même organisation et rigueur ne sont qu'un résultat fortuit, obéissant à des motivations qui n'ont pas la victoire pour but. L'objet de la victoire, le but de la guerre, manquent autant que la conscience du jeu dans chacun des camps. Logiquement, enfin, le point culminant, où une offensive est dissoute dans la victoire ou dans la défaite, n'est plus observé, si bien que même lorsque les situations se renversent, les comportements restent les mêmes, comme si rien ne s'était passé. 

Il existe bien des lois, en telle profusion d'ailleurs que personne ne les connaît toutes, mais tombées dans l'irrespect elles ne sont plus que des armes sans tranchant, des massues. Il existe également une moralité, mais qui, elle aussi, transgressée par tous les partis et la plupart des individus, n'est plus qu'un épouvantail empaillé ou bien l'affiche de l'hypocrisie. Cependant, chacun des deux partis obéit à des principes évidemment issus du but qu'il a, sans se le donner, dans la guerre. Logiquement, le parti qui ne veut pas du jeu y triche, ce qui ne nuit pas toujours plus à son ennemi qu'à lui-même, puisqu'il ne peut tricher qu'avec les règles qu'il décrète lui-même ; conservateur, il manifeste souvent des répugnances, qui lui coûtent parfois cher à supprimer ; défenseur sans le savoir de l'aliénation, il refuse d'admettre l'existence de la partie en cours, et d'une manière générale ne voit jamais tout ensemble, pas même que l'histoire est ce jeu. Cela le contraint à paraître tout le temps à l'offensive dans un monde qu'il défend sans autre objectif. Cette prévention entraîne une myopie et une grande fragilité au moment où son ennemi lui saute aux yeux. Dans l'autre camp, les faiblesses de principe paraissent plus grandes encore. Le but inconscient y est d'organiser le débat sur l'humanité. D'une part ceci implique de s'organiser ; d'autre part de formuler le débat. Mais la conscience est devenue si universellement un moyen de l'aliénation que la négation de l'aliénation ne se situe presque qu'exclusivement en dehors de la conscience ; et même, que la négation de l'aliénation est récupérée par son contraire au moment où elle se prend elle-même comme objet, c'est-à-dire au moment où elle prend conscience d'elle-même. Ce renversement est aujourd'hui la contradiction de ce parti. Il invalide et condamne toute théorie révolutionnaire. Il est la malédiction qui a rendu insoluble la question de l'organisation dans le parti de l'histoire. Il est l'avant-poste de l'aliénation jusque dans la rue. Le débat est aujourd'hui ouvert de savoir s'il vaut mieux le contourner ou l'affronter. En attendant, ce sont les manifestations non conscientes, non médiatisées, qui seulement, mais immédiatement, s'opposent à la médiation aliénée. Elles constituent les événements de la partie en cours. Brèves et fulgurantes, sans conscience ni langage, ce sont des affrontements. Le concept de débat s'en trouve aliéné : c'est devenu une série d'actes sur lesquels se greffe un discours, mais jamais l'inverse. 

De ces quelques difficultés, parmi les plus criantes, se conçoit que la partie en cours ne fait encore que chercher son début. 

 

 

1) Du théâtre des opérations

 

La partie en cours est loin d'être jouée. Jamais l'humanité n'a été plus jeune et puissante. Partout de timides émotions d'adolescents annoncent des passions, inconnues jusque-là, mais qui veulent faire voler en éclats les mystères de celles du passé. 

Depuis 1945 a commencé la première guerre mondiale. C'est vraiment une guerre moderne : ni déclarée, ni reconnue, menée encore avec honte et retenue. Contrairement aux deux meurtriers conflits entre Etats auxquels a été prêté le qualificatif de mondial, dans celle-ci tous les hommes sont concernés et responsables. Car le conflit est entre tous. Lentement, en plusieurs générations, ils vont tracer la frontière de leur dispute nouvelle qu'en attendant ils ne peuvent s'avouer. Mais de brusques étincelles de même couleur se sont déjà multipliées, éphémères, dans les endroits les plus éloignés, les plus reculés. Voilà qui arrête le regard et détermine la direction (1953). Puis, certaines de ces étincelles deviennent des flammes, tièdes mais claires, brèves mais hautes. Au loin déjà, une sorte de tambour, rire et fureur mêlés, se fait l'alphabet d'une nouvelle langue dont l'origine est dans l'avenir (1968). 

A la faveur de cette confusion nocturne, les premières silhouettes se distinguent, élevant une barricade au-dessus des consciences. En pillant le temps des supermarchés, les uns pour détruire les supermarchés, les autres pour tuer le temps, se reconnaissent ceux qui vont utiliser la barricade comme base d'opérations. Maintenant l'émeute commence la guerre. D'autres silhouettes apparaissent dans le petit matin de la bataille (1976). L'insouciance est passée. La bataille s'engage, acharnée, sourde, obscure (1978-1982). Comme pour jauger leurs forces, les deux partis ne s'emploient pas à fond. Pourtant, jamais plus ils ne se regarderont sans haine. La jeunesse a été battue, les vaincus de la bataille s'évanouissent comme après une émeute isolée, la police démantèle les petites barricades et construit un musée autour des plus grosses ; elle n'ose pas conclure en achevant sa victoire au fond des bidonvilles et des banlieues, où la retraite s'est réfugiée en désordre. 

Toujours rien n'est donc joué. Un silence gêné suit ce premier engagement majeur, couvert par un babil précipité où il est question de tout sauf de cela. Certains sont abusés par cette assurance de faible qui dissimule mal la peur. Mais les sillons de la bataille marquent pour la première fois la frontière entre les camps. 

D'un côté le parti quotidianiste, de l'autre ceux qui s'affranchissent de ce temps en l'attaquant ; d'un côté la vieillesse qui voudrait vivre éternellement, de l'autre la jeunesse qui ne craint pas d'envoyer sa tête dans ces murs ; d'un côté des bourgeois dégradés, des fonctionnaires corrompus, des aspirants à tout vedettariat, de l'autre des sauvages hurlants, vociférants, gravement malades de la pauvreté inutile de leur vie ; d'un côté une armée de sous-officiers hiérarchisés, secs et bas, de l'autre une horde de barbares sans chefs, avinés et orgueilleux ; d'un côté le mensonge est toléré, de l'autre la vérité pratique est le but. 

Mais tant de monde encore oscille entre les camps : rien n'est joué. Cela ne durera pas. Bientôt les valets subalternes, comme les pseudo-révolutionnaires (n'est révolutionnaire que celui qui fait une révolution et non celui qui prétend vouloir la faire) qui ont manqué la bataille parce qu'ils n'ont même pas vu qu'elle se jouait et qui par conséquent nient qu'il y en ait eu une (comment pourraient-ils, eux, l'avoir ratée ?), se retrouveront à leur tour apostrophant ou apostrophés, déchirant ou cousant des galons. 

La partie où tout se joue est en cours. L'ennemi n'est ni omnipotent ni impotent. Et le parti de l'histoire n'est ni si fort ni si faible. Ses éclaireurs d'aujourd'hui seront peut-être les martyrs de la partie, c'est vrai ; mais ils deviendront peut-être aussi ceux auxquels revient la gloire de fixer les règles du jeu. C'est la guerre. Les premiers y sont ceux qui disparaissent ou qui en allument la lumière. 

 

 

2) Du terrain de la bataille

 

Le temps historique, contrairement au quotidien, est en relief. Certaines périodes s'y détachent comme des montagnes dont certains instants seraient les cimes. 1978-1982 est une de ces périodes dont la grandeur ne sera mesurée que dans l'éloignement, mais qu'on peut déjà affirmer avant que ses conséquences ne soient des avalanches. Sa durée non plus n'est pas arbitraire. Beaucoup de choses s'y terminent ou s'y révèlent terminées. Tout autant de nouveautés s'y affirment. 

Il y eut d'abord une offensive double, longtemps prévisible et partout imprévue. La première surprise est qu'elle fut double, c'est-à-dire que deux offensives simultanées se soient ignorées. Quoique leur coïncidence s'explique, leur complémentarité change tout. Ainsi, elles ne s'expliquent que l'une à côté de l'autre, l'une dans l'autre. Car leur but s'avère identique, comme leur esprit. Ce sont des humains qui ont attaqué à première vue d'autres humains, mais en réalité ce que ces autres humains défendaient. Ni les uns ni les autres n'ont embrassé la mesure de l'enjeu. Pourtant dans leurs émotions, dans leurs actions et réactions, jamais rien n'a davantage ébranlé la fragile communauté des hommes, ne l'a autant balayée de la vérité de leurs possibilités devenues prodigieuses. 

Ensuite, toujours dans le même brouillard des consciences, l'attaque a été contrée. L'hésitation est née partout. L'offensive doutait, trop faible pour avancer, trop forte pour reculer. La jeunesse du débat butait sur l'articulation à donner à la suite la plus ambitieuse. Dans ce balbutiement timide et maladroit, la sensation du point culminant s'est perdue : était-il passé ou se préparait-il ? 

Il se préparait. Deux autres fronts s'ouvrirent au même débat, avec des forces neuves, des arguments nouveaux, des espoirs de conclusion renouvelés. A ce canon-là on pouvait entendre la première offensive tonner toujours, d'autant plus menaçante qu'aussi bien renforcée. L'été et l'automne 1981 firent trembler le monde, mais pour longtemps. Les quatre offensives y furent vaincues en quatre points, presque simultanément et tout à fait séparément. Et la défaite la plus extraordinaire, celle de la cinquième colonne de l'époque, a été que cela ne soit ni su, ni compris, ni mémorisé. 

La répression fut plus embarrassée que cruelle, quoique le sang d'un sommet spirituel ne coule souvent que longtemps après, et qu'il soit donc trop tôt pour signer un bilan. Aussi  peu l'offensive n'avait su frapper droit, aussi peu la défensive ne sut nommer ceux qu'il fallait défaire. Tout s'évanouit dans l'hésitation qui avait tout fait naître, sauf le changement rampant dans les ruines qui sont sa première demeure. L'occasion était passée, le parti de l'occasion décapité. Mais sa tête avait été si peu de chose que la perte de cette tête n'arracha depuis qu'un sourire amer à la menace. 

Pour cette pose, qui est si douce et qui est si dure, glacée comme le sommet quitté et brûlante comme le centre de la Terre, la suite, malheureuse et redoutable, mérite aussi d'être dite. Tout y est rétréci. Le point de vue s'est écroulé. Dans la retraite, le regard est bas, contraint d'embrasser la petitesse. La grâce et la colère s'écrasent sur l'esprit du temps sans pitié. L'aliénation, en reprenant l'amour, manie ce lent tourbillon irréversible qui occupe l'absence de l'histoire.

 

 

Introduction de l'ouvrage 'Du 9 janvier 1978 au 4 novembre 1979'

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Texte de 1990

     
         

 précédent

 

 

 

 

suivant

       
         
     

 

 
   

 

 

 
 
         

 

 

 

 
  Téléologie ouverte   téléologie ouverte  
  Belles Emotions   troubles de l'ordre  
  observatoire de téléologie   turn over  
  Nous contacter   time out