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Existence et réalité (pour commencer) | |||||||
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Malgré les jalons qu'avait posés Hegel, on confond encore aujourd'hui existence et réalité. On confond aussi, à plus juste titre, être et existence. L'existence est l'être qui manifeste son essence. L'être n'atteint pas à l'existence tant que la pensée consciente ne l'a pas déterminé jusqu'à son essence. L'essence d'une chose, c'est-à-dire ce qui permet de penser la chose entière, complète, achevée en elle-même, apparaît à la conscience comme le mouvement même de la conscience dans la chose. Ce n'est que lorsque la conscience ne prend pas pour objet une chose que la conscience ne peut déterminer son essence particulière ; il y a en effet dans la conscience la connaissance de choses douées d'essence mais qu'elle ne connaît pas, et c'est pour elle comme si ces choses n'avaient pas d'essence. Et c'est pourquoi, pour la conscience, tout ce qui existe est donc tout ce qui est. Et comme nous ne connaissons pas encore d'autre moyen de déterminer l'essence que la conscience, il faut donc affirmer qu'être et existence sont identiques, à la différence près que la conscience sait ou pense qu'il peut y avoir un être sans essence manifestée, c'est-à-dire qu'il peut y avoir des choses ou des pensées que la conscience n'a pas encore prises pour objet. On peut aussi dire que l'existence est l'être de la conscience. L'existence est donc un immédiat : toute pensée existe immédiatement. Mais cette immédiateté n'est que dans l'apparence : toute pensée n'existe que parce qu'une conscience individuelle l'a prise pour objet, et l'a ainsi fondée. L'existence est donc un résultat. En soi, l'existence est rien. C'est parce qu'elle est fondement hors de soi, dans un autre qu'elle devient quelque chose. L'existence est le projet de l'essence, sa réflexion en soi et hors de soi. Mais l'essence d'un projet est sa finalité, sa réalité. C'est parce qu'elle est la réalité virtuelle que l'existence n'est pas l'être indéterminé, et c'est parce qu'elle est la réalité virtuelle, où le possible n'est pas concret (ce qui explique comment on peut concevoir qu'il n'y a là pas de limite au possible, ce qui signifie aussi que là, dans ce virtuel, la possibilité de la réalisation reste dans la possibilité et n'accède jamais à la réalité, ce qui signifie que l'existence est la rêverie de la réalité), que faire passer l'existence pour la réalité est une entreprise de conservateur, un anesthésiant efficace. A partir du moment où une chose est prise pour objet par une conscience, elle existe. Dieu existe, la religion existe, l'économie existe. Dès que l'essence d'une chose apparaît, cette chose existe, même si ce qui apparaît comme son essence n'est pas la véritable essence de la chose. Toute chose fictive, absurde, invérifiable existe, parce qu'elle peut être prise comme objet par la conscience. L'infini, qui est à la fois fictif, absurde et invérifiable, existe. L'existence est ce qui est intelligible, apparition encore indistincte de possible et de fortuit, de vérifiable en théorie et en pratique, de fini et d'infini, de réalité et d'aliénation. La réalité est un résultat. Pour qu'une chose atteigne à la réalité, il faut qu'elle soit complète, qu'elle soit achevée, qu'elle soit finie. L'idée courante de la réalité est que la réalité est un donné, un présupposé. Le matérialisme, par exemple, stipule que le monde est réel parce que la matière est la réalité, parce que l'atome, ou sa dernière division, est indivisible, et parce qu'atome et matière préexistent (le Dieu monothéiste ou la substance de Spinoza étaient déjà cet universel indivisible dans leurs idéologies respectives). La réalité matérialiste (ou religieuse) préexiste à toute chose, réalité et existence ne sont pas discernables, seule la réalité existe. Cette illusion sur la réalité est en contradiction avec l'idée de la réalité comme résultat, soutenue par ailleurs : réaliser quelque chose, rendre réelle une pensée sont parfaitement incompatibles avec une réalité qui serait un donné. Mais nous existons dans un monde illusoire où fort peu de choses se réalisent, et où l'une des illusions ou hypothèses qui entretiennent le mieux l'illusoire est que la réalité ne serait qu'exceptionnellement résultat. Nous existons dans un monde de pensées illusoires qui cherchent à vérifier leur réalité. Les banquiers sont ceux qui l'ont le mieux compris quand ils disent que c'est lorsqu'un débiteur rend l'argent que le banquier perd de l'argent : au moment où le remboursement a lieu, l'intérêt cesse, cet argent cesse de circuler, quitte la spéculation, ne rapporte plus rien au banquier ; au moment de réaliser de l'argent, on en perd (dans le jargon économique où cesser de gagner de l'argent, c'est en perdre), parce que c'est tant qu'il n'est pas réalité, mais seulement existence dans la spéculation, que l'argent enrichit. Que la réalité soit un résultat, soit médiatisée et non pas quelque chose d'immédiat, comme dans la version matérialiste, n'est pas un jeu sur les mots, mais une différence fondamentale. Si la réalité, en effet, est un projet, s'il faut réaliser les choses, les pensées, les vies, ce n'est pas pareil que si elles sont en préalable, si elles sont données par le ciel ou la matière. Si nous disons que le monde est réel, il faut le maintenir, il faut le conserver, si nous disons au contraire qu'il faut réaliser le monde, que le monde n'est rien en soi, que le monde est un projet, il faut le rendre complet, le faire devenir, l'achever, le vérifier pratiquement. Si nous construisons sur la réalité positive du monde, nous n'avons pas le même projet que si, au contraire, le monde est un projet à réaliser et qu'il faut pour cela ou empêcher ou vérifier pratiquement ce projet. Puisque tout est pensée, la réalité aussi est une pensée. Mais la réalité est la pensée qui nie la pensée : la réalité est le moment où la pensée finit. Pour qu'une pensée devienne cette pensée si difficile à penser qui finit de la pensée, il lui faut des conditions particulières. La réalité est d'abord ce qu'on appelle une pensée concrète, c'est-à-dire qui n'est pas seulement en elle-même, dans l'abstraction, mais hors d'elle, dans le grand méchant monde aliéné. Dans l'être, dans l'existence où apparaît le possible de la réalité, la réalité n'est pas, n'existe pas, mais serait, existerait. Si la première condition de la réalité est donc la condition elle-même, la condition essentielle de la réalité est d'être une pratique, et une pratique humaine, c'est-à-dire une pratique que les humains peuvent maîtriser. L'unité et l'achèvement de la condition et de la pratique humaine sont la vérification pratique. La réalité est la pensée qui se vérifie pratiquement. Mais la pensée passe de la gentille conscience au méchant esprit, qui n'est pas le gentil esprit de Dieu que Hegel tentait d'annexer à la conscience. C'est cette continuité, pour ainsi dire hors de notre champ de conscience, qui nous brouille la division de la pensée. Selon ce que nous savons, la pensée opère essentiellement une division entre conscience et esprit. Mais le passage de la conscience en esprit est déjà quelque chose qui échappe à la conscience. Nous savons seulement que la pensée rencontre deux formes d'accidents majeurs, du point de vue de la conscience : la réalité, qui est ce qui finit de la pensée, et l'aliénation, qui est ce qui la continue sous une autre forme et avec une essence autre. Dans la réalité, l'essence d'une chose se supprime parce que cette essence est achevée, s'est effectivement fondée. La réalité est la chose achevée, l'unité de la pensée de la chose et de la chose qui est elle-même une pensée. Dans l'aliénation, l'essence de la chose se transforme, mais sans avoir atteint sa vérité, sans avoir été unifiée avec sa pensée. La véritable division de la pensée, la division réelle, non aliénée de la pensée, est donc la division entre réalité et aliénation. L'aliénation n'est pas une réalité, en ce sens qu'elle est la poursuite du possible de la conscience hors de la conscience, dans l'esprit. En poursuivant le refus de la réalité qu'a la conscience, l'aliénation refuse d'abord la conscience sans la réaliser. Lorsqu'une chose réalisée s'aliène, ce n'est pas la réalité qui s'aliène, mais seulement ce qui a été réalisé qui continue en n'étant plus ce que c'était en cours de réalisation, en projet ; de même, lorsqu'une chose aliénée est réalisée, ce n'est pas l'aliénation qui est réalisée. Quelqu'un qui ne serait intéressé que superficiellement par cette question pourrait penser qu'il y a ici un hégélianisme superficiel. Mais il s'agit au contraire d'une tentative très hostile à celle de Hegel : il s'agit de s'appuyer sur le contenu de ce qu'il a dit, et sur un mode de pensée qu'il a utilisé, mais non comme lui pour glorifier un mode de pensée, mais au contraire pour saisir un contenu. Si Hegel nie l'aliénation au nom de la conscience, nous approuvons l'aliénation au nom de la réalité. Ou bien : si la conscience est l'existence de la pensée, l'aliénation en est la réalisation. Ou encore : c'est dans l'aliénation que la conscience se vérifie théoriquement, donc théoriquement à l'infini. La réalité est le cauchemar de la conscience, c'est une des raisons fondamentales de l'essor de l'aliénation. La vérification théorique est à l'existence ce que la vérification pratique est à la réalité (1). La vérification théorique est le simulacre de la vérification pratique. La vérification théorique de la réalité consiste à nier qu'une chose accomplie est accomplie, consiste à simuler l'achèvement et à le répéter dans des figures différentes, à rediviser ce qui a été divisé, pour nier cette division. La vérification théorique de la réalité est exactement l'opération que Hegel avait appliquée à l'aliénation. Mais la réalité est à la fois ce qui passe et ce qui fait passer : en réalité ce qui passe passe. Et cette nouvelle proposition antidialectique n'est pas davantage un tour que celle-ci, qui l'explique : une réalité de la réalité n'existe pas.
1. La vérification théorique, qui est essentiellement la façon dont la conscience divise la conscience, est la véritable aliénation de la notion de réalité. C'est pourquoi il nous est si difficile de nommer concrètement ce qui est réel. Quand est-ce qu'une maison, par exemple, devient réalité ? Certainement pas quand elle est encore en projet, quoique le projet de la maison puisse être réalisé ; pas non plus en tant que chantier, quoique le chantier de la maison puisse être réalisé. Mais est-ce que la maison devient réalité, est finie, lorsque la dernière pierre est posée, lorsqu'elle est aménagée, lorsqu'elle est meublée, lorsqu'elle est habitée, lorsque le jardin y fleurit ou lorsqu'elle est détruite ? Les réponses varient selon le projet de la maison, qui peut lui-même varier en cours de réalisation. L'essence de ce qu'est une maison dépend, dans la conscience, de vérifications théoriques variables, qui empêchent la conscience de concevoir la réalité de la maison comme une vérité objective. Cela dit deux choses : d'abord que la conscience est mal armée pour concevoir la réalité parce que, on l'a vu, la réalité entre en contradiction avec la conscience, la conscience n'admet pas la réalité ; ensuite, parce que dans l'aliénation, qui entre aussi en contradiction avec la réalité, la réalité dépend de l'observation, ce qui se traduit ainsi : finir une chose ne dépend pas essentiellement de la chose, mais de l'activité de celui qui finit. Selon la conscience, finir une chose, la réaliser, se vérifie en théorie, c'est-à-dire dans l'objectivité ; alors que la vérification pratique est la suppression de la différence entre l'observation de la chose et la chose, un acte subjectif. L'infinitisme sous la forme du conscientisme de la vérification théorique tend à nier la réalité en la divisant à l'infini, tend à empêcher toute forme de réalisation, à l'infini. Une autre forme de confusion sur la réalité est de confondre la réalité d'une chose et sa réalisation. La réalisation d'une chose elle-même a de la réalité, mais n'est pas la réalité de la chose. La réalité du chantier de la maison n'est pas la réalité de la maison. Réaliser un enfant n'est pas l'acte qui consiste à féconder un ovule avec un spermatozoïde, qui est une autre réalité. On voit cependant par là que la réalité d'une chose est rarement constatable, vérifiable théoriquement, parce que la vérification théorique tend à éterniser l'existence au détriment de la réalité. On voit aussi par là que la vérification théorique est toujours une tentative d'aliéner, avant de nier, la réalité de la chose qui a été vérifiée dans la pratique. [ã]
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